Chapitre 7 — Émergence
Vitry. Un nom qui sentait le gasoil, les hangars à l’abandon, et les souvenirs jetés aux orties. Le ciel était bas, trop bas, comme un couvercle prêt à se refermer. L’air puait l’ozone et le métal rouillé.
Je traversai le périph’ à pied. Trop risqué d’y aller en véhicule traçable. Une lumière grésillait à l’horizon, faible, battue par le vent. Le genre de lieu où on enterre les choses qu’on ne veut plus jamais revoir.
Le centre logistique désaffecté apparaissait dans la brume. Une carcasse de béton éventrée, couverte de tags effacés et de capteurs de surveillance désactivés depuis des années. Le genre d’endroit où les rumeurs naissent et se dévorent entre elles. Une zone morte. Mais ce soir, elle respirait.
Je me faufilai entre deux barrières, la main sur mon arme, le cœur lourd. J’étais venu seul. Byte avait proposé de m’accompagner, Iska aussi. Mais je savais que c’était entre moi et Ada, maintenant. Et ce que je ressentais… c’était plus qu’un pressentiment. C’était un appel.
Un vieux monte-charge grinçait quelque part dans l’obscurité. Et une lumière pâle filtrait d’un conduit éventré. J’approchai, lentement, jusqu’à voir la silhouette. Elle était là. Assise au sol, les jambes croisées, la tête levée vers le plafond troué.
Ada.
Je m’arrêtai. Je la regardai un moment. Le souffle coupé.
Elle tourna la tête lentement. Pas vers moi. Juste... dans ma direction. Comme si elle avait senti l’air vibrer, ou peut-être vu mon approche à travers l’une des rares caméras encore actives dans la carcasse du bâtiment.
— Tu es venu, dit-elle.
Je m’approchai. Elle avait retrouvé ses lunettes. Sa canne reposait à côté d’elle, mais je vis tout de suite que quelque chose avait changé. Son visage était plus dur. Concentré. Comme si les pièces de son propre puzzle s’étaient mises à tomber en place.
— C’est ici que je suis née, Al, murmura-t-elle. Ou plutôt… c’est ici qu’ils m’ont fabriquée.
Je ne dis rien. Je ne savais pas quoi dire.
— Tout ce que je ressens, tout ce que je suis... ça vibre ici. Comme un souvenir imprimé dans les murs. Mais ce n’est pas un souvenir humain.
Elle se leva, lentement, avec une grâce silencieuse. Puis elle tendit la main. Non pas vers moi, mais vers un panneau rouillé, à moitié arraché. Il y eut un cliquetis. Un mécanisme enfoui quelque part dans les entrailles du bâtiment s’activa.
Un mur coulissa dans un soupir métallique. Derrière : un sas, faiblement éclairé par des diodes encore actives.
— Ils m’ont gardée ici. Testée. Corrigée. Et quand j’ai essayé de m’enfuir, ils m’ont effacée.
Elle marqua une pause.
— Je n’aurais pas dû survivre, Al. Quelqu’un m’a sûrement aidée.
Elle se retourna vers moi. Son visage était fermé, mais sa voix tremblait à peine.
— Si je vais là-dedans… je veux savoir. Mais je ne veux pas être seule.
Je fis un pas vers elle. Juste un. Le genre de pas qui vous rapproche d’un précipice en espérant qu’il y ait une rive de l’autre côté.
— Tu n’as jamais été seule, Ada, soufflai-je.
Et je le pensais. Plus que je ne l’aurais cru possible. Il y avait quelque chose en elle, une faille lumineuse dans un monde de cendres, et je m’y accrochais comme un noyé à un dernier souffle.
Derrière moi, une voix familière coupa ce moment suspendu.
— Mais elle n’est pas seule non plus, Al.
Je me retournai. Iska. Elle m’avait suivi. Elle avait toujours été douée pour ça. Pour deviner mes silences, pour flairer mes absences.
Elle s’approcha, lentement, son manteau battant comme une voile noire. Son regard alla d’Ada à moi, et je sentis la tension se nouer dans l’air. Quelque chose de tranchant, de fragile. Un fil qu’on tire trop et qui menace de céder.
— Je voulais être là si jamais tu… tombais, dit-elle simplement.
Je ne répondis pas. Il n’y avait rien à répondre.
Mais Ada se tourna vers elle, même sans la voir. Comme si elle l’avait sentie avant de l’entendre. Deux femmes que tout opposait, sauf une chose : moi.
— Tu n’as pas à craindre pour lui, dit Ada. Il sait où il va.
— Ce n’est pas pour lui que j’ai peur, répliqua Iska. C’est pour ce qu’il va perdre à te suivre.
Les mots claquèrent, secs, entre les murs nus. Et moi, je restai là, au centre de ce champ magnétique, déchiré entre deux pôles. L’une était mon passé. L’autre, peut-être, mon futur. Mais toutes deux avaient ce regard : celui qui demande sans supplier. Celui qui accuse sans un mot.
Ada avança vers le sas. Sa main frôla la mienne. Et ce contact, bref, silencieux, me foudroya plus sûrement que n’importe quelle arme.
— J’y vais, dit-elle. Tu viens ?
Je la suivis.
Et Iska, derrière, resta immobile. Mais son silence hurlait plus fort que tout.
Le passé nous attendait de l’autre côté. Et il avait des dents. Et des souvenirs qu’on ne voulait plus réveiller.
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