Chapitre 8 — Ce que la lumière tait

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Le sas se referma derrière nous dans un gémissement hydraulique. L’air à l’intérieur était plus froid, médical, comme si les murs sécrétaient encore le silence des expériences. Une odeur d’antiseptique fané, mélangée au cuivre, régnait ici. Je ne pouvais m’empêcher de penser que cet endroit n’avait pas été abandonné. Juste... mis en veille.

Ada marchait lentement, sa canne effleurant le sol sans conviction. Elle ne se guidait pas avec. Elle n’en avait pas besoin. Elle voyait à travers autre chose. Les caméras encore actives, les capteurs oubliés. Une vision indirecte, détournée. Ça me glaçait. Et me fascinait.

— Tout ce système... ça me parle, dit-elle en effleurant une cloison. Comme si mon corps reconnaissait les pulsations électriques. Comme si j'étais... à la maison.

Je la suivais, en silence. Chaque pas me rapprochait de quelque chose que je n'étais pas prêt à affronter. Ada avait changé depuis notre première rencontre. Elle n'était plus seulement une cliente sans passé. Elle était devenue l'épicentre d'une vérité trop lourde pour tenir dans un simple dossier.

Nous atteignîmes une salle circulaire, jonchée de débris technologiques, d'écrans fissurés et de stations de diagnostic fossilisées. Le sol était couvert d’anciens symboles techniques, gravés à même le béton.

Ada s'arrêta net. Une unité centrale, à demi-intacte, luisait doucement sous une nappe de poussière.

— C'est là, murmura-t-elle. C'est là que j'ai été...

Elle ne termina pas. Je vis son dos se crisper. Ses mains trembler. Elle s'agenouilla lentement, toucha le sol du bout des doigts.

Je m'approchai, posai une main sur son épaule. Elle ne recula pas.

— On est ensemble, dis-je.

Un mot, un souffle. Et dans son silence, je sentis qu'elle l'entendait. Qu'elle l'acceptait.

Je m’accroupis à côté d’elle et sortis la clé USB. L'interface était ancienne, obsolète, le genre de connectique disparue depuis au moins deux décennies. Il avait fallu tout le savoir-faire de Byte pour rassembler le vieux matériel capable de la lire. Ada me guida, sans me toucher, par le biais de cette conscience connectée aux systèmes morts.

Quand je connectai la clé, un écran grilla brièvement, puis s'alluma. Une série de fichiers s’afficha, dont un seul n'était pas crypté : “Cycle 5 - Dossier ADA”.

Je cliquai.

L’image était floue, mais le son clair : une voix d'homme, calme, clinique.

— Sujet ADA. Cinquième tentative. Intégration neurocellulaire en cours. Stabilité des liens synaptiques : 87%. Comportement adaptatif observé. Réinitialisation de la mémoire réalisée avec succès. Insertion d'un cadre cognitif vierge permettant l'implantation progressive d'une personnalité fonctionnelle. Les phases initiales de liaison provoquent de fortes réponses physiologiques : spasmes violents, tachycardie extrême, convulsions. Les cris, longs, brisés, percent les enregistrements. Même les sédatifs de niveau chirurgical n’endormaient pas la douleur. On l’entendait supplier, gémir, hurler des prénoms inconnus, des fragments de phrases déchirés. Des larmes ruisselaient malgré l’inhibition sensorielle. Elle semblait lutter contre quelque chose qui refusait de mourir en elle. Communication directe avec réseaux actifs sans interface physique. Capacité non prévue, mais prometteuse.

Ada ferma les yeux. À ce moment-là, je vis sa lèvre inférieure trembler.

— Ils parlaient de moi comme d'un test, murmura-t-elle. Pas comme d'une personne. Est-ce que je suis... quelque chose qu’ils ont inventé ? Est-ce que j’ai existé avant ? Ou est-ce qu’ils m’ont intégrée une mémoire ? Un fantôme dans un corps neuf ?

Je posai une main sur la sienne. Elle la serra.

Puis l'écran grésilla de nouveau. Une autre vidéo s'afficha. Cette fois, sans audio. On y voyait Ada, menottée à un lit d'acier. Un homme en blouse entra. Il la soignait. Changeait ses bandages. Mais il ne l’aidait pas à s’enfuir. Juste... à survivre.

Je compris. Il n’était pas complice. Juste un homme qui avait soigné un être dont il n’avait pas tout compris.

Une alarme fantôme siffla quelque part, perdue dans les conduits. Nous étions là depuis trop longtemps.

Je me relevai, en l’aidant à faire de même. Nos visages étaient trop proches. Son souffle court.

Et dans ce moment suspendu, je crus voir naître quelque chose. Un lien. Une faille partagée. Une tendresse silencieuse. Elle se perdit un instant dans l’ombre de mon col.

Derrière nous, Iska se racla la gorge. Elle était restée en arrière, observant tout en silence. Mais je sentis dans sa posture, dans la tension de sa mâchoire, que ce qu’elle avait vu et entendu la brûlait de l’intérieur.

— Alors c’est ça, murmura-t-elle. Voilà ce que tu protèges.

Dans le regard d’Iska, il y avait plus que de la jalousie. Une peine ancienne, jamais vraiment cicatrisée. Elle connaissait Al mieux que personne, du moins elle l’avait cru. Et maintenant, elle le voyait se tendre, s’ouvrir, là, pour cette femme qu’elle ne comprenait pas. Une étrangère tombée du néant, sans visage, sans histoire, mais qui semblait déjà occuper une place qu’elle avait longtemps cru sienne.

Iska ne haïssait pas Ada. Pas encore. Mais elle sentait ce lien entre eux grandir comme une fissure dans sa propre armure. Elle avait espéré qu’en revenant dans la vie d’Al, elle pourrait recoller les morceaux. Peut-être même raviver ce feu discret qu’ils avaient partagé. Mais là, dans la pénombre de cette salle hantée, ce feu lui semblait lointain. Remplacé par un autre — plus neuf, plus silencieux, et pourtant plus brûlant.

Et ce qui l’effrayait le plus, c’était qu’Ada ne faisait rien pour l’attiser. Elle ne cherchait ni à séduire, ni à défier. Elle était simplement là. Vraie. Fragile. Présente.

Et c’était peut-être ça, le plus cruel.

— Tu lui ouvres ton cœur, à elle ? dit Iska, la voix rauque, tendue. Moi j’ai attendu, Al. Des années. Et il suffit d’un regard vide pour que tu retombes ?

Elle n’avait pas haussé le ton. Mais chaque mot portait le poids d’une faille ancienne. Son regard vacilla, un instant. Pas de colère, pas encore. De la douleur, surtout. Et quelque chose de brisé qui cherchait encore à recoller les morceaux.

Je me tournai. Elle nous fixait. Plus glaciale que jamais.

— Ce n’est pas ce que tu crois, dis-je, sans trop y croire moi-même.

Ada se tourna légèrement vers Iska, sa voix douce, presque désolée.

Elle se redressa à peine, cherchant ses mots. Une tension douce passait dans sa voix, comme un fil ténu entre franchise et retenue.

— Je ne suis pas là pour créer des conflits, dit-elle simplement. Ce n’est pas ce que je cherche.

Elle ne la regardait pas — elle ne pouvait pas — mais son visage disait assez. Il y avait dans sa posture, dans sa réserve, une forme d’élégance blessée. Comme si elle devinait ce qui brûlait dans les silences d’Iska et choisissait de ne pas appuyer là où ça fait mal.

Un silence tendu s’installa. Iska baissa les yeux, brièvement, comme touchée malgré elle.

Puis un bruit sec, dans le couloir. Quelqu’un était là.

Je plaçai Ada derrière moi, main sur l’arme.

La vérité ne nous attendrait pas gentiment. Elle arrivait. Et elle était armée.

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