Chapitre 10 — Le souvenir-miroir

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Ada était à bout. Après avoir coupé les signaux pour nous sauver, elle s'était effondrée dans un silence épais. Nous avions trouvé un abri de fortune dans un ancien local technique à demi effondré, assez pour respirer, pour laisser passer la tempête. Elle dormait sur une paillasse poussiéreuse, le corps replié, la respiration saccadée. Pas tout à fait endormie. Mais hors d’atteinte.

Iska et moi étions restés debout. Le vent sifflait entre les murs lézardés. Une tension ancienne vibrait encore entre nous. Quelque chose de suspendu, de jamais réglé. Iska brisa le silence.

— Tu t’attaches vite.

Sa voix était basse, presque tendre. Pas une pique, mais une fissure. Elle s’approcha lentement, ses bras enserrant sa taille comme pour retenir un frisson plus profond.

— Ce n’est pas ça, répondis-je. Ce n’est pas une question de vitesse. C’est une question de vérité. Elle… elle est vraie. Même cassée. Même fabriquée.

— Comment tu peux en être si sûr ? Tu la connais à peine. Et moi, j’étais vraie. J’étais là. Entière. Pour toi. Mais tu m’as laissée partir. Tu t’es effacé. Comme si j’étais déjà perdue d’avance, comme si j’avais cessé d’exister pour toi le jour où tu as cessé d’y croire.

Je baissai les yeux. Les souvenirs remontaient comme un poison lent. Elle s’approcha encore, s’avança devant moi. Son regard me fouillait. Elle respirait plus fort. Ses doigts tremblaient légèrement.

— Tu la regardes comme je t’ai regardé. Tu veux la sauver ? Ou fuir avec elle ? Tu crois que je ne vois pas ce que tu ressens ?

Je ne savais plus. J’étais coincé entre deux silences. Entre l’avant et l’après.

— Iska… je ne sais plus. J’ai peur de te refaire du mal. J’ai peur de tout rater. Encore.

Elle posa sa main sur ma poitrine. Douce. Instable.

— Laisse-moi t’aimer, Al. Juste une fois. Encore une. Comme avant. Comme si rien n’avait été brisé.

Elle m’embrassa.

Ce n’était pas un baiser de retrouvailles. C’était une collision. Un cri muet. Un besoin. Et je ne l’ai pas repoussée. Mes bras l’ont entourée. Son corps contre le mien. Elle dézippa ma veste, lentement, cherchant ma peau. Ma main glissa dans son dos. On aurait pu disparaître là, ensemble, dans cette demi-nuit suintante.

Mais derrière nous, sur la paillasse poussiéreuse, Ada avait entrouvert les yeux.

Elle n’avait pas bougé. Mais elle avait tout entendu. Et dans le silence, une larme roulait le long de sa joue, se mêlant à la sueur, au chagrin. Elle ne disait rien. Ne disait jamais rien.

Mais elle saignait autrement. Comme si ce qu’elle avait cru possible venait de se déliter entre deux soupirs, deux gestes échappés à l’obscurité. On lui avait volé sa mémoire, torturé son esprit, greffé une identité sur une douleur encore vive, avant de vouloir l’effacer comme une erreur de calcul. Et maintenant, elle pensait avoir trouvé un abri auprès de moi — un souffle de vérité dans un monde de machines. Mais je venais de briser ce fragile espoir. Encore. Comme à chaque fois. Et cette fois, elle n’avait même pas la force de crier. Juste celle de pleurer en silence.

Ada se réveilla bien avant l’aube, le visage collé à la poussière, les muscles douloureux. La nuit avait été traversée de cauchemars trop flous pour qu’elle s’en souvienne. Mais elle savait qu’ils parlaient d’elle. Elle ouvrit lentement les yeux, sans bouger. Son souffle formait un nuage tiède dans l’air humide du local. Autour d’elle, tout était silence, sauf le battement de son propre cœur — trop rapide. Elle tourna la tête. Le sol était froid, inhospitalier. Mais elle était encore là. Vivante. Fragmentée.

Elle entendit des pas. Des voix plus loin. Elle ferma les yeux. Le corps en veille, mais l'esprit déjà ailleurs. Elle savait qu’ils devaient repartir. Continuer. Mais juste un instant encore… elle resta là, à respirer, à écouter le silence, et à tenter de retenir ce qui restait d’elle.

Puis, lentement, elle se redressa. Elle s’essuya le visage d’un revers de manche. La larme de la veille avait séché. Pas son cœur.

Elle prit sa canne, se leva sans bruit, et s’éloigna de la paillasse.

La pluie recommençait. Fine. Persistante. Un crachin gris qui collait à la peau comme un souvenir qu’on ne peut pas laver. On était retourné vers le nord, vers une ancienne station de transfert de données sur fibre noire, à la lisière de la ville. Un endroit mort depuis des années, mais qui apparaissait, fugitivement, dans les réseaux effacés qu’Ada avait su capter. Un site fantôme. Un double enterré. Un reflet.

Ada marchait devant. Elle avait retrouvé une forme de repère, un écho corporel. Comme si chaque pas la guidait sans qu’elle ait à penser. Iska, silencieuse, fermait la marche. Entre elles, la distance était constante. Un mètre exact. Ni hostilité, ni confiance. Juste une tension qui refusait de se déposer.

La station se dessinait dans la brume : un cube de béton encastré dans la terre, effacé des cartes. Portes scellées. Mais les mains d’Ada frôlèrent le panneau de sécurité rouillé, et le système, comme réveillé d’un coma, déclencha l’ouverture. Un souffle s’échappa. L’air était glacé, ancien, chargé de bitume et d’oubli.

On entra.

L’intérieur ressemblait à une colonne vertébrale de métal et de silence. Des centaines de racks vides. Mais un cœur battait encore, quelque part. Une interface, en veille, attendait. Comme si Ada était son mot de passe.

Elle s’approcha. Se connecta. Aucun port. Juste le contact ou la pensée. Et la lumière s’alluma.

Un flux de données. Des visages. Des cartes. Des logs. Et un fichier unique, marqué : ADA-ORIGEN.

Elle l’ouvrit.

Une voix, féminine cette fois. Douce. Détachée. Une IA ? Ou une trace humaine déformée ?

— Dossier ADN 021. Nom de code ADA. Prototype unique. Fusion cognitive expérimentale entre un sujet humain post-mortem et une architecture neurosymbiotique. Conscience fragmentaire récupérée. Traces émotionnelles persistantes. Mémoire altérée. Expérimentation classée : ÉCHEC PARTIEL. Sujet disparu lors du Cycle 5. Résultat imprévu : rémanence identitaire atypique. Données d'origine non totalement effacées. Anomalie toujours active.

Ada tomba à genoux. Son souffle était court. Elle serrait les poings contre le sol, comme pour ne pas partir en morceaux.

— Ils m'ont implanté l'esprit d'un mort, murmura-t-elle.

Je m’agenouillai à côté d’elle.

— Tu étais quelqu’un, Ada. Tu es encore quelqu’un.

Elle hocha la tête. Lentement. Puis releva le visage. Humide. Mais déterminé.

Iska, en retrait, fixait l’écran. Dans ses yeux, plus de méfiance. Juste une tristesse immense. Et peut-être, pour la première fois, de l’empathie.

Mais au-dessus de nous, le système émit un bip. Quelqu’un avait intercepté le signal.

Ils savaient.

On avait été retrouvés. Encore une fois.

Et cette fois, il n’y aurait plus d’oubli possible.

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