Chapitre 12 — La cendre et la fièvre

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On avait roulé à l’aveugle, phares éteints, dans un fourgon volé aux Loups. L’aube était déjà vieille quand on quitta la périphérie du sud de Paris. Direction : le 13e arrondissement. Un quartier encore à moitié debout, ravagé par les révoltes mais jamais totalement conquis. C’est là que se cachait le docteur H. Un ancien médecin militaire reconverti dans la clandestinité chirurgicale. Il avait déjà soigné Ada. Un ancien garage transformé en sanctuaire discret. Ferraille, médicaments volés, silence. Le genre d’endroit où personne ne pose de questions... surtout pas sur le sang.

Je portais Ada. Elle ne parlait plus. Sa peau avait perdu ses couleurs, ses lèvres tremblaient. Son souffle aussi. Un souffle qui hésitait entre partir ou rester.

Le docteur H nous attendait dans la pénombre de son antre. Grand, sec, une blouse sale couverte de taches anciennes. Il vit Ada, plissa les yeux.

— Encore elle.

— Elle saigne, dis-je. Tu peux la sauver ?

Il hocha la tête sans répondre. Il désigna la table. L’acier grinça sous son poids. Je reculai d’un pas. Iska ne disait rien. Elle fixait le sol, les poings serrés. Elle n’avait toujours pas lavé le sang de ses lames.

Pendant que H préparait ses outils, je restai planté là. Incapable d’approcher. Incapable de m’éloigner. Mon cœur battait trop vite. Ou trop lent. Je ne savais plus. Elle respirait encore. Mais son visage... ce n’était plus celui d’une combattante. C’était celui d’un corps prêt à lâcher.

Je m’accroupis. Lui pris la main. Elle était glacée.

Je crois qu’à cet instant, j’aurais voulu vendreu mon âme pour la garder en vie.

La porte du bloc s’était refermée. H nous avait fait sortir. « Trop d’ondes, trop d’affect. » Il avait dit ça comme on coupe un fil qui vibre trop.

Il nous avait indiqué un petit hôtel à deux rues de là où on pouvait attendre. Un repaire miteux qui louait des chambres à l’heure. L’enseigne ne brillait plus depuis longtemps, mais l’intérieur sentait la moquette mouillée, les murs étaient épais, et le silence, complice. Iska et moi avions pris une chambre au fond du couloir. Numéro 17. Serrure cassée, rideaux tirés. Un néon clignotait lentement dans la cour.

Je m’étais assis sur le lit sans draps. Elle, dos contre la porte, fixait le plafond comme si elle y cherchait une sortie.

— Tu crois qu’elle va s’en sortir ?

Ma voix était rauque. Elle ne répondit pas. Juste un soupir. Puis elle s’approcha. Se pencha. Son front contre le mien.

— Elle compte pour toi, murmura-t-elle.

Je hochai la tête. Même si je ne voulais pas. Même si je n’osais pas comprendre pourquoi.

Elle m’embrassa. Doucement. Puis plus fort. Et je ne la repoussai pas.

Le lit grinça. Nos gestes étaient hachés, maladroits d’abord, puis plus urgents. Elle se colla contre moi comme pour me retenir de tomber ailleurs. Mes mains couraient sur sa peau tachée de cendre. Sa bouche cherchait à m’ancrer. Mais mon esprit…

Mon esprit était resté là-bas, à côté d’un corps sanglant sur une table d’acier. Chaque soupir d’Iska se brisait contre ce mur invisible. Et pourtant, j’y allais. Corps contre corps. Chaleur contre mémoire. J’étais là, et ailleurs. Partout et nulle part.

— Regarde-moi, dit-elle.

Je la regardai. Et je vis ses yeux. Pas ceux de la guerrière. Ceux de la femme. Elle avait besoin de ça. D’un contact. D’un instant. Et moi, je n’avais plus la force de lui dire non.

Je la pris dans mes bras. Fort. Trop fort. Elle haletait. Elle m’embrassait le cou, les épaules. Mon nom glissait de ses lèvres comme une prière sale. Et moi, je répondais. Par besoin. Par vide. Par culpabilité.

Elle se déshabilla lentement, se débarrassant de ses vêtements comme d’une seconde peau usée. Puis elle m’arracha les miens, ses gestes fébriles, pressés, impatients. Ses mains m’exploraient, me réclamaient. Elle me poussa sur le lit, m’enfourcha d’un mouvement sec. Ses hanches roulaient avec violence, comme pour chasser la douleur. Mon corps répondait, prisonnier de l’instant.

Ses ongles griffaient ma peau, ses dents mordaient ma clavicule. Elle gémissait sans retenue, comme si l’obscurité autour de nous pouvait tout absorber. Elle me chevauchait, féline, furieuse, son souffle brûlant sur ma gorge. Sa poitrine heurtait la mienne, nos corps s’entrechoquaient, dans un ballet frénétique et sombre. Le lit tremblait sous nos coups de reins. Son plaisir explosait comme un feu d’artifice noir. Et moi, j’y plongeais, égaré, coupable.

Ada...

Son visage s’imposa. Entre deux spasmes. Entre deux cris. Et je vacillai.

Quand ce fut fini, elle se serra contre moi. Son souffle encore rapide. Sa peau moite contre la mienne.

Mais tout ce que je sentais, c’était l’absence.

Et la voix d’Ada, quelque part, loin derrière les murs.

Je me levai. Nue, Iska ne bougea pas. Elle me regardait, sans haine. Juste avec une fatigue immense.

— T’es déjà reparti, dit-elle.

Je hochai la tête. J’étais jamais vraiment arrivé.

Et au loin, Paris toussait sous un crachin noir.

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