Chapitre 13 — L’écho des absents
Je retournais chez le docteur H au petit matin, le pas lourd, les idées en vrac, la peau encore empreinte de l’odeur d’Iska. Le ciel de Paris était bas, sale, comme suspendu entre deux regrets. Je ne savais plus très bien ce que je fuyais. Le bruit de mes bottes sur l’asphalte semblait hurler une trahison.
La clinique clandestine n’avait pas changé : façade lézardée, porte métallique sans poignée, silence compact. J’entrai. L’intérieur empestait le désinfectant et le vieux métal. Une lumière pâle découpait la salle en angles morts. H me fit signe sans un mot. Un simple mouvement de tête.
Ada était là, allongée sur un brancard. Vivante. Branchée à une perfusion bricolée, respirant avec difficulté. Son flanc bandé, le drap taché. Elle ne dormait pas. Pas vraiment. Ses paupières vibraient. Ses lèvres aussi. Comme si son corps refusait d’abdiquer.
Je m’approchai. M’assis à côté. Son visage était pâle. Fragile. Trop réel.
Mon cœur cogna.
Les images de la nuit me traversèrent — la peau chaude d’Iska, ses mains possessives, ses murmures enroués. Et le visage d’Ada, là, maintenant, si vulnérable.
Je me penchai. Ma main effleura la sienne. Elle était glacée.
Un frisson me secoua. Ce n’était pas la peur. C’était la honte. Crasseuse. Tenace. J’aurais voulu pouvoir remonter le temps. Ou au moins me mentir. Mais ses doigts, même inertes, semblaient me juger. Et dans son immobilité, il y avait plus d’accusation que dans n’importe quelle parole. J’avais fait l’amour avec une femme pendant qu’une autre se vidait de son sang. Et maintenant, cette autre serrait ma main.
Elle remua faiblement.
— Ada ?
Elle ouvrit à demi les yeux. Des prunelles ternes. Flottantes.
— Al... murmura-t-elle. Tu es là ?
— Je suis là.
Elle hocha la tête, imperceptiblement. Puis elle ferma les yeux à nouveau.
Et moi, je restai là. En silence. À veiller un corps que j’avais déjà trahi.
Iska ne vint pas.
Je crois qu’elle avait compris. Que la guerre qui se jouait maintenant n’était plus dehors. Elle était là, dans la pièce, entre ce souffle fragile et mes mains tachées.
Et dans le silence métallique du matin, je compris que j’étais tombé amoureux.
Trop tard.
Toujours trop tard.
Mais alors que je m’éloignais pour laisser H travailler, Ada remua à nouveau. Sa respiration s’accélérait. Ses lèvres bougèrent. Des mots, indistincts. Un murmure en boucle.
— 1852... le feu... le miroir... ils ont dit que je devais...
Je me figeai. H leva les yeux vers moi. Son regard était devenu fixe, presque inquiet.
— Tu entends ça ?
Je hochai la tête. Il se redressa lentement.
— Cette date... 1852. Elle veut dire quelque chose. C’est l’année où... non. Laisse tomber.
— Dis-moi.
Il hésita. Puis secoua la tête.
— Non. Juste une vieille coïncidence. Une mathématicienne. Une femme d’un autre siècle. Et ce mot, le miroir... il revient. Il me dérange.
Ada parlait toujours, plus vite, plus hachée.
— Effacer... brûler les échos... la machine...
Ses yeux restaient fermés. Elle ne rêvait pas. Elle délirait.
H se rapprocha. Il chuchota :
— Ces mots... J’ai lu ça. Mais je ne sais plus où. C’est tellement vieux.
Je déglutis difficilement.
— C’est quoi, fais un effort. Tu me dois bien ça.
Il se redressa, se frotta les yeux comme pour faire revenir un souvenir enfoui.
— Un fragment... un vieux texte, je crois. Récupéré sur un support physique. Il y avait un nom... Ada... et cette idée d’un esprit qui ne voulait pas disparaître. Un code, une conscience restée en fragments, comme une équation incomplète. C’est tout ce que j’ai. Mais je vais chercher.
Il s'interrompit, puis ajouta : — Il y a un moine, dans le 16e arrondissement. Un vieux type un peu cinglé, mais brillant. On l'appelle Le Frère. Un passionné d’histoire de l’informatique. De complots aussi. Il a collectionné des archives numériques et physiques depuis des décennies. Si quelqu’un peut relier ça à quelque chose de plus vaste... c’est lui.
Je regardai Ada. Ses traits s’étaient apaisés. Comme si les mots l’avaient vidée. Ou peut-être connectée à quelque chose qu’elle seule comprenait. Et pour la première fois, j’eus peur. Pas pour elle. Mais pour ce qu’elle allait découvrir. Pour ce qu’on allait réveiller. Mon regard resta suspendu sur elle, plus longtemps que nécessaire. Il y avait dans sa fragilité une lumière étrange, une douceur qui me traversait malgré moi. Et, dans le chaos qui m’habitait, un mot prit forme. Amour. Silencieux. Coupable. Inavoué. Un amour né d’un champ de ruines, tremblant sur les braises d’une nuit mal choisie. L’image d’Iska nue dans mes bras m’éclata au visage, brutale, déplacée. Et Ada, là, si frêle, si brûlante d’innocence trahie... Je me sentis minable, comme un chien qui revient après avoir mordu la seule main qui le caressait encore.
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