Chapitre 1 - Elsie

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Vivre seule depuis si longtemps, c’est aussi prendre le risque de ne plus tolérer le moindre empiétement de mon espace vital, et il semblerait qu’Ellery n’en ait absolument rien à foutre.

Comment pourrait-elle savoir ? Depuis son arrivée dans notre dortoir, je ne lui ai adressé qu’un léger sourire crispé, appréhendant déjà les nuisances sonores et visuelles qu’allaient me coûter cette cohabitation forcée. Mais voilà qu’une heure après avoir disposé soigneusement tous ses bibelots inutiles sur ses étagères, ma jeune colocataire s’est empressée d’appeler ses parents, puis ses amies, pour leur faire un room tour de notre minuscule chambre universitaire. Lorsqu’elle a incliné le téléphone dans ma direction pour me présenter, j’ai agité la main nerveusement, et je me suis promis de passer le moins de temps possible dans cet endroit. Ellery a répété l’opération trois fois. Trois fois. Apparemment, ses deux meilleures potes ne peuvent pas se blairer, alors elle les appelle systématiquement séparément. Tuez-moi.

— Salut, je m’appelle Elsie, ajouté-je pour la troisième fois de la soirée.

Je sens l’agacement monter, tandis qu’une petite voix intérieure tente de me tempérer. Allons, Elsie. La pauvre fille n’a pas encore dix-huit ans, et elle est en train de goûter aux premiers instants de liberté qu’elle attendait sûrement depuis le début de son adolescence. Est-ce sa joie qui te hérisse ? Ou bien, est-ce le regret de ne pas l’avoir vécu, toi aussi, qui te contrarie ?

Je fais taire la voix qui s’immisce dans mes pensées d’un hochement de tête, tandis que je salue poliment Ellery en sortant de la chambre. Celle-ci débouche directement sur un couloir bondé d’étudiants en train d’emménager, eux aussi. Les cours ne débuteront que dans deux jours, mais la plupart des futurs élèves sont déjà installés ou sont arrivés dans la journée.

Mes pas me guident vers l’extérieur. La lumière du début de soirée confère une teinte rosée aux bâtiments qui m’entourent. Je reconnais celui dans lequel presque tous mes cours de biologie sont censés se regrouper, et coup de chance, il se situe juste en face de ma résidence. J’inspire un grand coup, à la fois consciente et inquiète à la perspective d’une nouvelle rentrée scolaire.

— Je peux m’asseoir avec toi ?

La voix aiguë d’Ellery parvient à mes oreilles. Si je suis tout à fait honnête avec moi-même, elle est plutôt douce, et pas si désagréable que ça.

— Bien sûr. Je ne mords pas, dis-je d’un ton plat.

Je ne mords pas ? C’est de pire en pire. Je vais tout de suite passer pour l’ancêtre que je suis, au milieu de cette foule d’adolescents à peine sortie du lycée. Mais Ellery ne m’en tient pas rigueur et s’assoit à mes côtés, le buste légèrement orienté dans ma direction.

— Mes parents sont ravis que ce soit toi qui partage ma chambre.

Surprise, je fronce les sourcils et la regarde, mais je ne lis rien d’autre sur son visage qu’une excitation démesurée.

— Ils m’ont dit que j’avais beaucoup moins de chance de passer mes weekends dans les soirées des fraternités du campus, avec toi comme coloc. C’est vrai que t’as l’air super sérieuse, achève-t-elle fièrement.

Aïe. Papa et maman Snyder ont raison, et ça me fait mal de l’admettre. Je ne me suis pas inscrite à Bayshore University pour tester mon foie, ni mes très limitées capacités de sociabilisation. Je fixe Ellery, ennuyée par ses propos un peu trop directs autant que par l’impression que je dois donner à tous ceux qui m’aperçoivent.

— Ouais.

Je marque un temps d’arrêt. Ellery m’observe, dans l’attente d’une réponse un peu plus complète, mais rien ne me vient. Absolument rien.

— Bon, je… Remonte à la chambre. A plus, Elsie.

J’ai encore l’impression de l’avoir mise mal à l’aise. Fait chier. Depuis plusieurs mois, les mots ne me viennent plus, ma répartie et mes envies sont restées coincées à l’aéroport de Rome à la fin du printemps. Certainement au fond de mes valises presque aussi légères qu’à mon départ des États-Unis, sept ans plus tôt, quelque part entre un magnet de la Provence et mon cœur brisé. Physiquement, j’ai passé la douane sans trop d’encombres. Mentalement, c’est une toute autre histoire.

Je balaye les alentours du regard, tentant de trouver une issue à cette soirée au goût aussi morose que les cent précédentes. Même si je ne suis jamais gênée de manger seule à l’extérieur, les seules options envisageables sur le campus ne me paraissent pas saines du tout, et je n’ai aucune envie de faire l’expérience d’un freshman fifteen à vingt-quatre ans.

Depuis ma rupture avec Mattia, juste avant l’été et le retour en avion le plus triste de mon existence, la liste de mes objectifs personnels s’est retrouvée drastiquement réduite. Fini les escapades en amoureux dans les Dolomites, exit les projets d’avenir sous les ciels étoilés calabrais. Il m’a fallu un plan cartésien pour tenir le choc. Reprendre ma vie en main, repartir de zéro : m’inscrire à la fac, pour commencer, et pourquoi pas intégrer un jour l’équipe universitaire de tennis. S’ils veulent bien de moi. C’est le seul et unique projet d’avenir qui m’aide à me lever le matin.

Toujours indécise quant à la suite de ma soirée, je tends l’oreille en interceptant une partie de la conversation des deux gars qui passent devant mon banc sans m’adresser un regard. Je suis presque sûre que leur chambre est au même étage que la mienne.

— Alors, prêt pour la journée d’intégration de demain ? J’espère qu’ils ont prévu de quoi nous divertir.

Le blond décoloré donne un coup de coude suggestif à son pote, et je plisse les yeux un instant avant de les fermer complètement. Cette stupide journée d’intégration m’a été complètement imposée. C’est l’occasion de rencontrer les gens qui vivent sous le même toit que vous, mademoiselle. Ah oui, quelle brillante idée. Une journée en compagnie d’Ellery, au milieu d’une horde de jeunes n’ayant pas atteint la vingtaine. De quoi bien, bien m’intégrer.

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