Chapitre 2 - Elsie
Mike, d'après son étiquette, est mon premier partenaire de speed dating. Le chewing-gum qu'il mâche inlassablement dans un bruit à peine couvert par nos voisins de table me donne des sueurs froides. Ses cheveux imbibés de gel, coiffés en une crête courte, et son style vestimentaire me propulsent directement en 2006. Au milieu des pires années de crimes contre la mode. Je n'arrive pas à comprendre comment Mike peut choisir d’adopter un look aussi affreux.
J’écoute à peine ce qu'il me raconte au sujet du dernier processeur qu'il s'est offert pour son ordinateur, et je décroche rapidement, m'efforçant de lui adresser quelques mots pour relancer la conversation insipide que nous entretenons tout juste.
Les rencontres s'enchaînent au rythme des coups de sifflet des organisateurs, et je désespère un peu plus à chaque fois qu’ils retentissent. Mary, Nash et l'immense brune dont j'ai déjà oublié le nom ne m'ont pas plus fait vibrer que Mike 2006, et j'entrevois l'année qui m’attend avec Ellery comme seule personne à laquelle adresser quelques mots chaque jour. Juste histoire de ne pas vivre avec mes pensées pour seule compagnie.
Lorsque c'est à mon tour de me lever, je prends place à la table située à ma droite. Les chaises en plastique crissent sur le vieux carrelage du hall d'entrée dans lequel nous nous trouvons tous, et la pièce sent l'humidité, le bâtiment ayant sûrement été fermé la quasi-totalité de l'été.
— Salut. Elsie, marmonné-je.
Ma phrase fétiche de la semaine perd de ses mots à chaque fois que je la répète, ça devient inquiétant. Le souci, c’est que l'envie de faire un effort a quitté mon corps tout à l’heure lorsque Nash m'a demandé mon numéro après environ… 30 secondes de conversation.
— Heu, ouais, je me rappelle de ça, se marre l'inconnu en face de moi.
Inconnu ? Apparemment pas. Je lève les yeux vers lui, les sourcils froncés. C’est évident que ses traits doux et ses yeux bleus me disent quelque chose. Mais je n’ai pas la moindre idée d’où je le connais. Une ancienne conquête ? Impossible. Au moment de mon départ pour l’Europe, il devait avoir au maximum… Quatorze ans.
Je pince mes lèvres, incapable de me décider à lui répondre que je ne le remets pas. Heureusement, mon mystérieux inconnu prend les devants.
— Elsie Silver, je prends ça comme un compliment, ajoute-t-il sans se départir de son sourire en coin.
Cet enfoiré ne me dit toujours pas qui il est, et je sens bien qu’il s’en amuse. Ses bras croisés contre sa poitrine font ressortir des pectoraux saillants, et j’essaie d’imaginer pour quelle équipe universitaire il joue. Un basketteur ? Non, ce n’est pas l’énergie qu’il dégage. Et il n’est pas large au point d’être le quarterback de l’équipe de football non plus. Une chose est sûre, cet homme sait entretenir son corps.
— Le moi d’il y a dix ans aurait adoré que tu le regardes comme ça, se moque-t-il.
Une envie de me cacher sous la table me prend, mais je résiste et plante mon regard dans le sien. Putain.
— Sully ?
Ma voix est descendue d’un octave, et j’ai soufflé son prénom sur le bout de mes lèvres. Pourtant, je suis persuadée qu’il m’a entendue, à la façon dont son sourire en coin s’est élargi.
— Qu’est-ce que tu fais là, Silver ? T’es prof ?
— Tu vois des profs participer à la journée d’intégration de leur résidence universitaire souvent, toi ? raillé-je, agacée par sa remarque.
Sully lève les bras en signe de paix.
— Je suis curieux. Ma sœur m’a dit que t’étais partie vivre en Europe, y’a quelques années.
Je fixe un instant le mur en briques blanches dans le dos de Sully. Cette conversation remue en moi un tas de souvenirs inconfortables, aussi anciens soient-ils.
— Et bien, je suis rentrée.
Sans déconner. Je n’arrive plus à aligner trois mots dans ma propre langue. Anglais niveau B2 risque d’être le premier cours auquel je vais devoir m’inscrire.
Pour ma défense, Sully n’a plus rien du gamin hyperactif qui passait son temps à courir sur la plage, ou à embêter sa grande sœur dès qu’une de ses copines venait chez eux. Physiquement… Ce n’est plus un gosse. Et c’est déjà beaucoup à enregistrer pour mon petit cerveau en détresse.
Je ne compte plus les jours passés chez eux, blottie dans le lit de Jordyn, devant des sitcoms dont j’ai oublié le nom depuis.
— Comment va ta sœur ? reprends-je, la voix tremblante.
Je ne suis même pas sûre de vouloir entendre sa réponse.
— Bien. Cameron et elle se sont mariés l’été dernier.
Sa voix est calme, posée. Je ne l’aurais jamais reconnu sans son regard perçant et son sourire enjôleur. Même plus jeune, il avait ce côté charmeur qui nous faisait lever les yeux au ciel, sa sœur et moi.
Même si je ne suis plus Jordyn sur les réseaux sociaux depuis des années, je n’ai pas pu échapper à ces dizaines de photos d’elle en robe blanche, ni à ce bonheur ostensible que j’ai reçu comme une claque en plein visage.
Jordyn. Mon amie d’enfance. L’idole de mon adolescence.
Cameron. Mon premier petit copain, soit l’amour de toute une vie, à quinze ans.
Mon cœur s’étire dans ma poitrine, mais je sens que Sully n’a pas mentionné le mariage dans le but de me nuire. C’était il y a dix ans, Elsie.
— C’est su…
Un coup de sifflet m’interrompt, et nos voisins de table se lèvent déjà, prêts à changer de place. Mon cœur cogne contre mes côtes, et mes mains se rejoignent, pressant mes doigts les uns après les autres.
— À ce soir, Silver.
Je vois à peine son clin d’œil dans l’angle de mon champ de vision. La fête à laquelle nous sommes tous conviés ce soir par une fraternité du campus n’est pas sur la liste de mes plans, encore moins la veille de la rentrée. Je cherche Sully, tournant la tête dans tous les sens, mais il s’est volatilisé.
La pause déjeuner arrive rapidement, et je n’ai plus la moindre chance de retrouver Sullivan maintenant que je suis au self, noyée dans cette foule d’étudiants. Ellery m’a envoyé un message pour me demander si je voulais bien manger avec elle, et j’ai accepté aussitôt.
Je fais de mon mieux pour l’écouter et répondre à ses inquiétudes de veille de rentrée, mais je n’ai pas plus idée qu’elle de ce qui nous attend cette année. Que ce soit au sujet de son emploi du temps, de la charge de travail qui nous attend, Ellery semble stressée par… presque tout.
De mon côté, la conversation que j’ai eue avec Sully me laisse un goût d’inachevé. C’est comme si un fantôme de mon passé m’avait tapoté l’épaule et était reparti aussitôt, sans m’avoir laissé le temps de réagir.
— Elsie ? Tu m’as entendue ?
— Hm ?
Ok, je regardais mon assiette vide depuis un peu plus de cinq secondes. Mais l’angoisse d’Ellery va commencer à se propager, si elle ne se calme pas un peu.
— Mon manuel de traumatologie. J’ai vu le tien sur ton bureau, on n'a clairement pas la même édition. Je suis sûre que c’est toi qui as le bon.
Je m’efforce d’adresser un sourire sincère à ma jeune colocataire.
— Tout va bien se passer. Fais-moi confiance, ok ? Si le manuel t’inquiète vraiment, je te prêterai le mien.
Ces quelques mots semblent la détendre un petit peu, et je vois ses épaules s’affaisser nettement. Dans mon corps, la tension s’accumule.
Et j’ai bien ma petite idée de la façon dont je pourrais régler tout ça.
Annotations
Versions