Chapitre 3 - Sully
— T’as bien bossé sur ton court croisé, Warren. Tu seras au top pour les tournois individuels à l’automne.
Le coach m’adresse un hochement de tête satisfait. J’ai joué presque tous les jours cet été, au lieu de profiter d’une summer break bien méritée. Cette saleté de chaleur humide floridienne n’a pas eu raison de moi, et les mots de mon entraîneur allument une pointe de fierté au fond de ma poitrine.
Depuis que je suis passé en deuxième division, ma vie a retrouvé un semblant de normalité. Les cinq entraînements hebdomadaires sont devenus une pause dans mon quotidien, deux heures de lâcher prise dans la journée. L’an dernier, j’étouffais complètement sous la pression. Jouer au niveau supérieur ne m’apportait rien d’autre qu’un stress démesuré, et j’en avais oublié pourquoi je jouais au tennis : parce que j’aime ce sport. J’aime les sensations que chaque coup me procure, la puissance de chaque frappe, et l’euphorie galvanisante après chaque enchaînement réussi.
En première division, je faisais face à une pression sèche et brutale de la part de mes entraîneurs. Ma vie peut bien tourner autour du tennis, mais pas être au détriment de toutes les autres choses qui me plaisent dans ce monde.
— Eh, Sully ! Tu passes à la coloc avant d’aller chez les Sig Phi ?
Duncan me rattrape en trottinant, ses cheveux bruns trempés de sueur.
— Mec, bien sûr. J’espère que c’était ce que t’avais prévu aussi, t’es complètement trempé.
Je lui aurais bien ébouriffé les cheveux pour la vanne, mais l’idée de passer mes doigts dans les mèches mouillées de mon colocataire me rebute autant qu’elle m’amuse. Duncan grimace, et secoue lui-même la tête comme pour s’ébrouer.
— Ces sessions d’après-midi sont une putain de bénédiction, Sully. T’imagines ? Juste le temps de décuver le matin, pendant les cours.
Duncan mime une sorte d’arc-en-ciel entre ses mains, comme s’il m’exposait la découverte de je ne sais quelle invention miraculeuse.
— Hop, une séance en fin de journée, de quoi nous remettre sur pied…
— Pour se remettre la même chose le soir suivant ? je devine, imitant le sourire niais de mon meilleur ami.
Sa main droite s’abat sur mon épaule, et son regard se fait tout à coup très sérieux.
— Exactement, Sully Warren. Tu as tout compris.
L’instant d’après, ses yeux sombres sont rehaussés par un large sourire étincelant. Ma bénédiction, c’est lui. Je ne lui dirai jamais, parce qu’il risquerait de me le ressortir à chaque occasion, mais c’est la vérité. Sans Duncan, le lycée et les deux dernières années de fac n’auraient pas eu la même saveur. Ce type est incroyable. Même si les autres joueurs sont sympas, il n’y a que lui que j’arrive à supporter sur le court et en dehors.
Après quelques minutes de marche, nous atteignons le petit pavillon que Duncan et moi partageons avec quelques gars de l’équipe. L’avantage de vivre ici ensemble, c’est que ça nous permet de débriefer d’un match à tout moment. De toute façon, entre les cours, l'entraînement et les soirées, je n’ai plus une seule heure de libre dans mon emploi du temps.
En pensant à ce dernier, je revois ma matinée défiler devant mes yeux. L’arrêt sur image, c’est Elsie. La dernière fois que je l’ai vue, je devais avoir treize ou quatorze ans. Je l’ai tout de suite reconnue, et mon cœur s’est emballé lorsque j’ai compris que ça n’était pas le cas pour elle. Ses yeux noisette m’ont transpercé, mais j’y ai décelé une lueur différente. Moins douce, plus éraflée. Je ne suis pas sûr que ses différents avec ma sœur y soient encore pour quelque chose, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’y penser, cette après-midi.
Jordyn m’a fait la guerre pendant des années, pour que j’arrête de les emmerder, toutes les deux. Elles ont passé leur enfance et leur adolescence recluses dans la chambre de ma sœur, et chaque occasion que j’avais de les en déloger valait de l’or. Je suis peut-être presque encore un peu fier de la fois où j’ai réussi à faire glisser un papier aspergé de spray puant sous sa porte fermée à clé.
Avant de laisser mes pensées dériver plus que de raison vers Elsie et d’autres souvenirs embarrassants de pré-ado, je traverse le hall d’entrée et m’arrête dans l’encadrement de la porte qui mène au salon.
— Salut les gars, lancé-je à l’intention de mes colocataires installés dans le canapé.
Ils me répondent tous les trois par un salut tout juste marmonné à l’unisson. Jace et Mason portent une tenue décontractée, et je n’ai pas besoin de leur demander s’ils nous suivent ce soir. Ils sont bien trop sérieux pour sortir une veille de rentrée. Quant à Asher, je sais qu’il nous accompagne, parce qu’il le fait toujours. En deux ans, je ne l’ai jamais vu refuser une soirée. Je ne sais toujours pas comment il fait pour tenir le rythme, entre ses entraînements, les cours, la fête et… les filles, qui défilent à la maison aussi vite que le reste de son quotidien.
J’entrepose mon énorme sac de tennis dans le placard qui lui est réservé, et file prendre une douche salvatrice pour éliminer la moiteur floridienne de mon épiderme. Une demi-heure plus tard, Duncan, Asher et moi nous mettons en route à pied vers la fraternité Sigma Phi Delta, Sig Phi, pour les intimes.
De l’extérieur, un bourdonnement sourd laisse deviner ce qui se joue entre les murs de la fraternité. L’énorme bâtiment sur lequel trône la bannière des Sig Phi nous accueille sobrement, pour une fois. Officiellement, cette soirée n’existe pas, le doyen a été clair plus d’une fois là-dessus. Dans les faits, tout le monde est là, ou presque, et s’accorde pour fêter la rentrée le plus discrètement possible.
Une fois les portes de bois poussées et refermées aussitôt derrière nous, le contraste est saisissant. Le bourdonnement s’est transformé en un son net, et les basses font cogner mon cœur dans ma poitrine. A travers les lumières aveuglantes des spots, je balaye la foule du regard, à la recherche de visages familiers.
— Où est passé Asher ? grogne Duncan dans mon dos.
Je hausse les épaules en réprimant un sourire.
— Sois pas jaloux, Dunky. Tu sais très bien pourquoi il vient…
Je m’interromps, mon regard s’est arrêté net sur une silhouette féminine. Elsie est là, et, putain, je suis en train de la détailler de la tête aux pieds sans bouger. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes que je m’aperçois qu’elle est seule, et qu’elle ne regarde plus au fond de son verre, mais droit vers moi.
Un étrange fourmillement remonte le long de mes doigts alors que mes pas me guident vers elle. Je ne sais pas si Duncan me suit, mais je m’avance vers l’accoudoir du canapé sur lequel elle est assise. Je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’elle vienne, je crois. C’est con, mais… J’ai l’impression de la connaître mieux que personne ici. J’ai dans la tête des centaines de souvenirs de l’adolescente qu’elle était.
— Bonsoir, Els.
Au moment où mes lèvres touchent sa main dans un geste délibérément exagéré, je lève les yeux vers elle. Elsie reste de marbre un instant, avant de plisser les yeux, et cette lueur brute au fond de ses prunelles noisette me percute à nouveau.
— Qu’est-ce qui te prend, Sully ? grommelle-t-elle en se tortillant sur son accoudoir.
Je lui adresse mon sourire le plus sincère, et j’ai douze ans à nouveau. Game is on again.
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