Chapitre 4 - Elsie
Mais à quoi est-ce qu’il joue ? Ok, j’ai beau ne pas avoir été à la fac en même temps que tout le monde, je suis à peu près sûre qu’on ne salue pas une fille avec un baise-main ici. Je retire mes doigts d’entre les siens, trop lentement à mon goût.
— On n’a pas vraiment eu le temps de discuter, tout à l’heure, me lance-t-il en plissant les yeux.
— Non, mais je ne vois pas ce que je pourrais te raconter, Sully.
Ses sourcils se froncent légèrement, et je m’en veux aussitôt d’avoir été si froide. Sully ne m’a rien fait. Je n’ai aucune raison d’être désagréable, et pourtant je ne vois pas d’autre façon de m’adresser à lui.
— T’as été chez moi presque tous les jours pendant dix ans, Elsie. Et du jour au lendemain, je ne savais plus ce que tu faisais.
Je me racle la gorge et baisse les yeux vers le sol. Peut-être que si je fixe ses baskets assez longtemps, il partira. Son ton est calme, comme ce matin. Aucune note d’agressivité, ni d’insolence. Peut-être est-il vraiment juste curieux. Mal à l’aise, je me lève d’un bond, quittant l’accoudoir du canapé et faisant retrouver la terre ferme à mes pieds. Je croise les bras pour me donner une contenance avant d’inspirer profondément.
— Je ne pensais pas que ça t'avait affecté. Je t’aurais donné des nouvelles.
Je n’arrive toujours pas à réchauffer ma voix, tout est froid, sans vie, plat. Les mots s'enchaînent mais font à peine sens. Je serre les poings, frustrée. Peut-être qu’il faudrait que je sourie, pour voir si ça m’aide à être plus sympa. Ou, pour avoir l’air plus enjoué, j’en sais rien.
Sully passe une main dans ses mèches brunes ondulées, et j’aperçois un garçon de son âge qui se poste à ses côtés sans dire un mot.
— Duncan, mon meilleur pote. Elsie… une amie de ma sœur, conclut-il en bredouillant.
Forcément, c’est là que je me mets à sourire. Son assurance n’a pas fait long feu, et le poids qui pesait sur mes épaules s’allège un peu.
— Oh, une copine de Jordyn ! s’exclame Duncan, un peu trop enthousiaste. Je l’adore. On ne s’est pas vus au mariage, l’été dernier, si ? Non, je suis sûr que je me souviendrais de toi.
On m’aurait dit ça il y a quelques années à peine, je me serais sûrement mise à pleurer. Là, en plein milieu d’un salon bondé, je n’aurais même pas pu me retenir. Aujourd’hui, la douleur de la tromperie de Cameron s’est totalement effacée, et celle de la trahison de Jordyn s’est… nettement estompée.
— Non, je n’ai pas pu être là. J’ai vécu quelques années en Europe, surtout en Italie, ajouté-je avec un sourire forcé cette fois-ci.
Sully semble de plus en plus mal à l’aise. Il se frotte la nuque toutes les cinq secondes et se dandine d’un pied sur l’autre. Bien sûr, personne n’a envie ni besoin de connaître la véritable raison de mon absence, mais lui comme moi savons ce qui s’est réellement passé. Il pourra le raconter lui-même à son ami si ça lui chante.
Notre conversation s’arrête après quelques banalités de plus échangées avec Duncan, qui finit par partir à la recherche d’un certain Asher. Une tape amicale dans le dos de Sully, et nous voilà à nouveau seuls tous les deux.
— C’est pas faute de lui avoir rappelé pourquoi Asher était là ce soir, râle Sully en mâchant ses mots.
Je hausse un sourcil, puis suit son regard qui semble se perdre un peu plus loin au fond de la pièce. Mais par-dessus le bruit, et la masse d’étudiants ivres qui dansent et discutent au milieu de l’immense salon, je suis incapable de distinguer qui il regarde précisément.
— Qui est Asher ? demandé-je sans grande conviction.
— Un pote. De notre coloc, précise Sully.
— Je pensais que t’habitais dans ma résidence, puisqu’on s’est vus ce matin au speed dating… de mon bâtiment.
Je ne sais même plus s’il me faut des cours d’anglais ou d’éloquence. Peu importe, il faut me sauver de cet enfer qu’est ma diction en ce moment. Je peux toujours essayer de me consoler en me disant que mon italien s’est développé entre-temps, et qu’il a poussé l’anglais sur le côté de mon cerveau.
— On est toujours rattachés au bâtiment universitaire le plus proche, pour les journées communautaires. On va être voisins, Silver, m’annonce-t-il.
Son clin d’œil m’arrache presque un sourire, mais je me retiens. Pas question de le lui accorder si facilement.
— Et, que te vaut le privilège d’une coloc confortable ? T’as pas voulu d’une petite chambre partagée avec un inconnu qui dort à trois mètres de toi ?
Mon ton sarcastique ne semble pas le surprendre du tout. Ses épaules s’affaissent même un peu, alors qu’il glisse ses mains dans les poches de son jean délavé.
— C’est compris dans le pack de tout étudiant sportif. Je profite des avantages.
J’avais vu juste, ce matin. Sully a un corps sculpté, sec, et… je devrais peut-être arrêter de regarder ses bras, parce que je sens la chaleur monter sous mes joues.
— T’essaies de deviner ?
Je sais qu’il m’a vue faire, et je décide de rentrer dans son jeu. Pourtant, j’ignore pourquoi, mais l’idée de proposer quelque chose qui puisse être complètement à côté de la plaque me tétanise. Je suis obligée de le reconnaître, Sully m’intimide un peu, à sa façon. Déjà, je ne le reconnais presque pas physiquement. C’est super étrange, d’avoir à peine changé, et de revoir quelqu’un qui, lui, s’est complètement métamorphosé.
— À part la patinoire, je n’ai vu ni terrain de foot, ni gymnase aux alentours. Désolée, mais je ne te vois pas patiner, et t’as pas la carrure d’un joueur de hockey.
Je me rapproche de lui et penche la tête sur le côté comme pour l’inspecter.
— Franchement, Elsie. On voit les courts depuis la fenêtre de ta chambre, je parie, se moque-t-il.
Oh. Non. Il est temps de mettre un terme à cette conversation, et vite. Hors de question de partager ma plus grande ambition de l’année avec Sully. Il a beau être sympa aujourd’hui, mes souvenirs de lui se résument surtout à des choses beaucoup moins plaisantes. Cet enfoiré passait ses étés à me pousser dans la piscine et à subtiliser mes vêtements en douce dans la salle de bains, pendant que je me douchais. Sale gosse.
Une petite voix au fond de ma tête me chuchote qu’il ne se moquerait pas. Qu’il est réellement sympa, et qu’il n’a visiblement plus la même mentalité qu’à douze ans, ce qui va de soi. Seulement, voilà. Jordyn aussi était gentille. Elle était même la plus incroyable des filles, puisque c’est comme ça qu’on choisit sa meilleure amie, non ?
— Ah, Asher en action. Si tu te demandais qui c’était, me dit-il en pointant du doigt un grand blond à quelques mètres de nous.
Sa casquette retournée laisse s’échapper quelques mèches blondes, presque blanches, et mes yeux s’égarent sur ses bras bronzés. Du bout des doigts, il caresse la joue… d’Ellery. Je ferme les yeux un instant, et quand je les rouvre, c’est encore pire. Ils s’embrassent. Langoureusement. Et merde.
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