Chapitre 6 - Elsie

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— Vos aurevoirs laissent à désirer, monsieur Warren.

J’ai vraiment dit ça ? J’ai vraiment couru à travers ce putain de salon, renversé une bière, et déboulé dans l’entrée pour le rattraper ? En même temps, si j’avais su tout à l’heure qu’il ne comprendrait pas mon invitation à aller chercher à boire ensemble, je me serais peut-être épargné ces quelques affreuses secondes.

Au lieu de ça, j’ai eu le privilège de discuter à nouveau avec Mike 2006 pendant un bon quart d’heure. Entourée d’inconnus, dans la cuisine d’une fraternité, la veille de ma rentrée. Tout ce que j’avais prévu et bien plus encore.

Les lourds battants de la porte en bois se referment dans un claquement sonore. Sully m’a entendue, et il se barre ? Je suis au summum de la honte, carrément prête à tourner les talons. Au moment où je ferme les yeux pour chasser l’humiliation qui luit sur mon visage, le cliquetis de la poignée me fait sursauter.

— Je déconne, Silver. Viens dehors, je remets pas les pieds là-dedans.

Mon cœur s’arrête de battre un instant, et lorsque je reprends ma respiration, je me hâte en direction du perron. Sully s’est assis sur la première marche, et je l’imite, prenant soin de laisser de l’espace entre nous pour ne pas bloquer la sortie.

— C’est ta copine, la fille aux cheveux rouges ? lancé-je pour briser le silence qui nous entoure.

Sully baisse la tête et souffle, passant une main dans ses boucles brunes.

— Hm, Ava ? Non, pas ma copine.

Il jette un œil vers moi et je hausse les sourcils, faussement étonnée.

— Bien sûr. De toute façon, t’as pas l’âge d’en avoir une.

— Pas l’âge ? se marre-t-il.

— C’est la règle, Sullivan. Si je t’ai pas vu depuis huit ans, pour moi, tu restes bloqué à l’âge que tu avais à ce moment-là, c’est tout, affirmé-je très sérieusement.

Sully riposte par une œillade et un sourire en coin qui contredisent parfaitement mes propos. Je vais peut-être continuer à m’en persuader, de mon côté. Le silence de la nuit nous englobe, mais même le son étouffé d’une chanson électro qui passe à l’intérieur ne suffit pas à couvrir le bruit de mes pensées.

— Je me disais justement que ça n’avait plus l’air de rien, cinq ans, à notre âge, déclare-t-il simplement.

Cinq ans. La dernière fois que je l’ai vu, il entrait tout juste dans l’adolescence, et j’entamais déjà ma vie d’adulte. C’est si peu, et tellement à la fois.

— Tu plaisantes ? Je me suis pas vraiment sentie à ma place, là-dedans, dis-je en riant à moitié.

Sully hausse les épaules, et un sourire naît sur son visage. Je décide de changer de sujet, n’ayant pas nécessairement envie de me lancer dans un débat sur mon quart de siècle ni sur ma présence à la fac.

— Faudrait quand même que je reparte avec Ellery, grimacé-je. Je ne peux pas la laisser là toute seule.

— Elle est pas toute seule, Els. Asher est charmant, je te le promets. Il la ramènera là où elle veut ce soir, tu peux en être certaine, m’assure Sully.

Els. Personne ne m’appelle comme ça. Mon cœur se serre. Seule Jordyn le faisait. Je n’hésite pas plus longtemps, sachant que la maison des Sig Phi se trouve à seulement cent mètres de notre résidence. Si Asher décide de ramener Ellery, que ce soit chez nous ou chez lui, il le fera, d’après Sully. Sous ses airs de jeune fille stressée par sa rentrée, Ellery s’est très vite détendue quand je lui ai proposé de nous rendre chez les Sig Phi. Je n’osais pas te le demander, c’est ce qu’elle m’a dit en souriant timidement. Mon œil, elle n’attendait que ça.

Je me lève, époussetant le bas de ma robe d’un geste machinal, puis descends les quelques marches qui me séparent de l’allée centrale. Il est temps pour moi de retrouver mon petit lit, et de me concentrer sur la journée de demain, en laquelle j’ai placé… presque tous mes espoirs.

— Je vais y aller. J’ai pas pris l’insta d’Ellery ni son numéro, tu pourras me prévenir si elle passe la nuit chez toi ?

Sully hoche la tête, mais la lueur amusée qui brille dans son regard ne me dit rien qui vaille.

— T’as pas le mien non plus, Els. C’est une façon de me demander d’être ton ami ? ironise-t-il.

J’hésite un peu. Sully n’est plus mon Sully, le petit frère insupportable de ma meilleure amie. Notre partenaire de Monopoly, quand il fallait l’inclure dans nos jeux. Non, celui que j’ai sous les yeux n’a plus rien de tout ça. Son mètre quatre-vingt-cinq m’oblige à lever la tête vers lui pour le regarder en face, et son corps n’est que le reflet des heures de pratique sportive qu’il effectue chaque jour.

— Je te raccompagne ?

J’étais tellement plongée dans cette drôle de contemplation, que je n’ai même pas cherché à lui répondre. Et puis, pour lui dire quoi ? Oui, je suis curieuse de savoir où est passé le petit con que tu étais ? J’aimerais savoir qui tu es devenu ? J’ai eu ma dose d’instants gênants ce soir pour au moins une semaine.

— Je veux bien, soufflé-je en regardant le ciel voilé de nuages.

La chaleur est étouffante, alors même qu’il fait nuit noire et qu’une brise tiède caresse mes bras nus. L’humidité qui règne en Floride ne m’avait pas manqué.

Alors que nous arrivons en silence devant ma résidence après quelques minutes, Sully sort son téléphone de sa poche arrière et pianote un court instant sur son écran.

— Tu devrais avoir reçu une invitation de sullywarrenn, avec deux n. J’ai trouvé ton pseudo sur le profil de Jordyn, poursuit-il devant ma mine interloquée.

— J’étais sûre de l’avoir bloquée, grommelé-je plus pour moi-même que pour Sully.

Celui-ci passe une main dans ses cheveux bouclés, et ses yeux bleus fuient les miens une seconde de trop. Je l’ai bloquée, j’en suis sûre et certaine. L’idée qu’elle puisse avoir accès, ne serait-ce qu’à un fragment de ma nouvelle vie sans elle, loin d’elle, m’avait rendue malade. Je ne suis jamais revenue sur cette décision.

— On se voit bientôt ? J’aurais aimé… qu’on discute, ailleurs que dans une frat, me sourit-il.

— Je suis partante.

Sully sourit, brièvement, mais la sincérité qui émane de lui me touche tout à coup. Lui aussi, vit avec ses failles. Avec ses doutes, ses questionnements. Autant que moi. Je ne lui ai pas dit, mais je ne le pensais pas moins. J’aimerais savoir qui il est devenu.

Une fois blottie dans mon lit, je me sens comme une enfant la veille de sa rentrée à l’école primaire. Je me tourne, me retourne, secoue mon oreiller, et chaque posture paraît plus inconfortable que la précédente. Les yeux mi-clos, j’aperçois entre mes paupières la lumière de l’écran de mon téléphone.

sullywarrenn : J’ai pas vérifié, mais je crois bien qu’Asher et Ellery sont là.

Il ponctue son message d’un smiley qui cache le visage derrière ses mains, puis du petit singe qui se bouche les oreilles, et je lève les yeux au ciel. S’il faut que je chaperonne Ellery en plus de reprendre ma propre vie en main, je ne suis pas au bout de mes peines.

La seconde qui suit, mon doigt appuie sur le profil de Sully. Je ferme les yeux un instant avant de découvrir ce qui s’y cache. Une seule photo.

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