C3-1 Duplicité
— Comment ça, tu t'en vas? Où? Pourquoi? s'énerva Erel.
— C'est une mission qui m'a été confiée par Monseigneur Lysandre, je ne peux pas refuser, commença Gaven, agacé par ces questions.
Erel avait les sourcils froncés et posa son regard réprobateur sur l'armure noirâtre qui lui faisait face.
— Je veux venir avec toi, reprit-elle en claquant sa langue de frustration.
— Non, asséna Gaven d'un air détaché.
— Laisse-moi sortir d'ici! s'énerva la soldate.
Gaven ne prit pas la peine de lui répondre et tourna les talons. Les disputes, il n'aimait pas ça et il préférait les éviter. Ce qui n'était pas le cas d'Erel, la confrontation ne lui faisait pas peur. Elle souhaitait sortir, s'échapper ne serait-ce qu'un court instant de sa prison dorée. Jouer la servante ne la satisfaisait pas, même si sa partenaire était sympathique et faisait tout pour rendre sa servitude moins pénible.
L'Amazone saisit le bras de Gaven, ses doigts se heurtèrent à la froideur du métal de l'armure Astéenne. Elle ne reconnaissait pas l'homme qui se trouvait à l'intérieur, celui qu'elle avait aimé et dont elle avait dû faire le deuil. Son retour d'entre les morts ne la ravissait pourtant pas, il avait changé de camp et était maintenant son ennemi.
Le magistrat se retourna brutalement et écarta la main de son ex-fiancée à la hâte, comme si ce contact lui avait été douloureux.
— Qu'est-ce que tu vas faire dans cette prison ! s'exclama Erel.
— Ça ne te regarde pas. Tu restes ici, et tu survies. Je vais mettre fin à cette guerre inutile. Chose que ton précieux capitaine n'a pas été capable de t'apporter, répondit l'homme de loi avec véhémence.
Erel écarquilla les yeux et croisa les mains sur son torse en reculant. Que voulait-il insinuer? Le juge quitta ses appartements en claquant violemment la porte. Les disputes étaient leur quotidien, Erel ne supportait pas d'être enfermée et elle faisait durement payer à Gaven sa trahison. Ce dernier était las de subir les remontrances de la Dafladienne, elle n'avait de cesse de lui faire des reproches alors qu'il lui avait sauvé la vie.
Erel serra les poings et la mâchoire, faisant apparaître son muscle ptérygoïdien latéral. Elle quitta la pièce d'un pas pressé et reprit son rôle de servante au côté d'Angélique. Cette dernière ne lui adressa pas la parole lorsqu'elle aperçut le visage renfrogné de sa camarade, elle ne voulait pas subir son courroux.
*
Quelques jours après leur dispute, Gaven partit pour la prison de Sablecarcère. Erel n'avait pas daigné venir sur le ponton pour lui dire au revoir. La guerrière ne lui devait rien, et pourtant, son cœur se serra le matin de son départ. Et si elle le perdait pour de bon ?
L'idée lui effleura l'esprit, et ses sentiments passés ébranlèrent sa froideur habituelle, comme une roche percutant la surface plate d'un lac. Chaque ridule déformant la surface de l'eau était comme un souvenir qui s'écrasait sur les rivages de sa mémoire.
La soldate secoua vivement la tête alors qu'elle était en train de réaliser le ménage dans la chambre d'un seigneur Astéen. Angélique frottait avec un plumeau un vase, sans doute précieux, se trouvant sur la cheminée face à un bureau en bois sombre, tandis qu'Erel entretenait le dit mobilier. Sur ce dernier, un dossier assez conséquent était exposé. Une fois de plus, la curiosité mal avisée de la belligérante la poussa à commettre une infraction.
Elle souleva discrètement un bord du dossier pour voir apparaître quelques caractères manuscrits sur une page blanche. Les mots “rébellion” et “prince”, ainsi que “cristal”, étaient soulignés. Erel voulut poursuivre sa lecture, mais elle se ravisa lorsqu'Angie se tourna et commença à astiquer vivement les petites pièces décoratives sur le bureau.
— Tu es vraiment une mauvaise servante. Tu es trop lente, s'enjoua Angélique d'un ton enfantin.
— Je ne suis pas une servante, soupira Erel.
— Et bien maintenant si, ajouta la soubrette en ricanant.
— Je ne vois pas ce qui te fais rire.
— Vraiment pas? Tu crois que je ne te vois pas?
Les joues de la guerrière du Daflad virèrent au rouge vif, elle tourna la tête en faisant la moue, ce qui ne manqua pas de la faire rire davantage.
— Pour une guerrière, je te trouve très marrante. Je t’aime bien, Erel, je ne pouvais pas rêver meilleure partenaire, s'esclaffa la servante en donnant un coup de coude complice à sa partenaire.
— Tu en connais beaucoup des guerriers toi? L'interrogea Erel.
— Tu serais surprise, répondit mystérieusement Angie.
Les deux servantes se remirent au travail. Il fallait terminer rapidement l'étage.
Malgré sa condition, Erel s'était tout de même prise d'affection pour sa partenaire. Après tout, elles étaient coincées ensemble dans ce château et elles devaient se serrer les coudes. Les Dafladiennes avaient un sort plutôt confortable en se retrouvant dans le château, elles n'avaient pas à se battre, à connaître la famine ou la mendicité. Elles avaient un toit sur la tête, des vêtements et de quoi manger. Un sort que la plupart des rescapés de guerre leur envieraient.
Sur le troisième et dernier étage de l'aile ouest se trouvaient les appartements de la famille Impériale. L'Empereur et ses fils avaient chacun un immense appartement, tous bien répartis sur l'ensemble de l'étage. Les servantes n'avaient pas le droit de pénétrer dans ceux de l'Empereur et de son fils aîné, seul celui de Lysandre Draxak d'Astéa leur était autorisé.
Le fils cadet de l'Empereur n'avait pas un rôle très important dans la politique Astéenne pour l'instant. Il n'avait pas été introduit à la cour de son père et donc était épargné de la malfaisance des jeux politiques. Le jeune garçon avait atteint l'âge de l'adolescence et allait bientôt être propulsé sur les feux de la rampe de la scène diplomatique de son pays.
Les rumeurs annonçaient la fin de l'Empereur actuel et promouvaient Vaik comme son successeur légitime. Erel ne connaissait pas bien les lois et les coutumes de l'Empire sur le plan politique. Et cela ne l'intéressait pas.
Les deux soubrettes toquèrent à la porte de la chambre de Lysandre, une voix douce et chaude les autorisa à entrer. Le jeune seigneur était dans ses appartements, assis sur son bureau face à une baie vitrée donnant sur les jardins du château. Le dos voûté, il était penché sur une petite pile de documents et un stylo en argent orné de pierres d'un vert lacustre, il signait ces derniers. Il ne prit pas la peine de lever la tête pour saluer ses servantes, il était absorbé par son travail.
Lysandre avait la réputation d'être un jeune garçon assidu et sérieux. Il prenait à cœur toutes les tâches que son père ou son frère pouvaient lui confier. Depuis petit, il souhaitait être pris au sérieux et faire bonne impression au peuple Astéen, espérant ainsi montrer qu'il était autant capable que son aîné.
Les servantes s'agitèrent autour de lui pour nettoyer de fond en comble le grand salon, puis la chambre, la salle de bain et le dressing du jeune seigneur. Lysandre ne leva le nez de ses documents que lorsqu'Erel saisit la poubelle à papier à côté de lui. Leur regard se croisa quelques instants, les yeux verts de l'Astéen plongèrent dans les prunelles d'Erel. Il écarquilla les yeux et rougit.
— Tu es la servante de Gaven? S'étonna le seigneur.
— Oui, monseigneur, répondit Erel d'un ton monocorde.
— Il m'a beaucoup parlé de toi. Vous étiez fiancés non? Comment avez-vous réagi en le voyant apparaître alors que vous le pensiez mort? L'interrogea le jeune garçon.
Erel plissa les yeux, les lèvres tremblantes, elle entrouvrit la bouche et bégaya quelques mots. Rien de compréhensible. Lysandre fixait son interlocutrice d'un air intéressé, exigeant une réponse de la servante.
— Ça ne vous regarde pas, s'exprima la Dafladienne froidement.
— C'est vrai, c'était indiscret de ma part. Cependant, je suis inquiet pour le juge master, je l'ai vu si triste, ajouta le jeune seigneur d'un air inquiet.
La belligérante ne souhaitait pas poursuivre cette conversation. Elle n'en avait pas l'intérêt et ne désirait pas partager son opinion avec un seigneur Astéen. Angélique restait discrète, l'oreille tendue sur la conversation cependant.
Quelqu'un frappa à la porte, Lysandre se leva et autorisa le nouvel arrivant à entrer. Les servantes avaient repris leur besogne. Erel espérait que le jeune seigneur l'avait oubliée et qu'ainsi elle pourrait éviter cette conversation gênante autour de Gaven.
Une grande silhouette traversa le passage puis une partie du salon pour s'incliner devant le cadet Draxak. Angélique semblait complètement ignorer la scène qui se produisait, elle avait la tête baissée et elle frottait frénétiquement un autre bibelot. La Dafladienne observait sa partenaire, les sourcils relevés et le coin de la bouche tombant. Elle se questionna sur le comportement de la femme de chambre lorsque son regard passa sur le nouvel entrant et se figea.
Les épaules larges, le grand homme avait le teint hâlé, un regard carnassier orné de prunelle d'un noir profond. Ses cheveux mi-longs noirs comme le plumage des corneilles dont quelques mèches passaient devant son visage large. Erel le connaissait.
— Alors Enoch, qu'as-tu découvert? Commença Lysandre.
— La rébellion est en place, ils se rassembleraient sur les îles flottantes, expliqua le nouveau venu.
— En terre neutre? Comment se fait-il que le comte Thasec accepte que la rébellion se trouve sur ces terres?
— Le comte est également l'oncle de la princesse du Daflad, monseigneur, continua Enoch.
— Commandant Forth, que faites-vous! Les coupa Erel.
Les mains tremblantes collaient à la poitrine, la Dafladienne regardait la scène avec effroi. Enoch Forth avait participé à la bataille de Qrita avec eux, il avait suivi les ordres du capitaine Bahn, il avait combattu les Astéens. Que pouvait-il faire ici?
— Bonjour Erel, je crois que je te dois beaucoup d'explication, mais nous n'avons pas le temps pour ça, argua le commandant.
Encore des explications? Erel se demanda si tous les Dafladiens avaient fini par perdre espoir et trahir leur pays.
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