C3-2 Fraternité
De l’autre côté de l’Empire, dans un désert sans fin, le vaisseau de Gaven atteignait l’entrée de la prison de Sablecarcère. Le Leviathan était un vaisseau amiral de la flotte volante d’Astéa. La spécialité de l’escadron était l’infiltration et la rapidité. Le Leviathan était un vaisseau fin et tout en longueur, il fendait les cieux à toute vitesse. Il avait ainsi permis au juge master d’atteindre sa destination en une heure et demie au lieu de trois heures.
Dans son esprit flottaient les paroles d’Erel, toutes les disputes qu’ils avaient eues et son regard contre lui. Il ne l’avait jamais vue ainsi, il semblait l’avoir terriblement blessée, aurait-il mieux valu qu’il meure ? Cette pensée douloureuse fit grimacer le magistrat, il posa sa main gantée sur son heaume et grogna.
— Nous arrivons à la prison, Monseigneur Juge, commença un soldat astéen.
— Enclenchez le protocole d’atterrissage. Que tous les prisonniers soient attachés dans leur cellule à notre arrivée, grogna le juge.
— Tr...très bien, Monseigneur, bégaya le sous-fifre.
Sa volonté fut faite. L’imposant vaisseau débarqua sur le ponton principal et l’homme de loi le quitta pour rejoindre les souterrains du pénitencier.
La zone était mal entretenue, la prison était sous un ancien château d’une civilisation oubliée depuis longtemps. Le sable s’était infiltré partout, les briques ocres qui le composaient étaient érodées, les multiples tempêtes de sable ayant poli leur surface. Sans la présence de l’escouade Astéenne, il paraîtrait complètement vide, jamais l’on ne pourrait soupçonner qu’il s’agissait d’une prison.
En descendant le pont d’embarquement, ils arrivèrent devant une grande porte en pierre scellée par des ronces, des roses et des épines aussi grandes que le juge master. Les branches étaient solidement fixées entre les pierres du passage, entourant ses gonds, creusant jusque dans le sol.
Le mage-soldat d’Astéa s’avança vers la porte, baragouina quelques mots dans une langue que les non-érudits ne pouvaient pas comprendre puis de l’entrée jaillit une lumière vive. Les ronces tréssaillirent, se tordirent puis se déformèrent en s’enfonçant dans le sol ne laissant aucune trace de leur existence. La porte de nouveau libre s’ouvrit lentement en émettant un bruit sourd qui fit même trembler la terre.
Le petit bataillon reprit sa route, cette fois, à l’intérieur du château abandonné. Ils descendaient toujours plus, il était impossible de savoir jusqu’où exactement car il n’y avait ni fenêtre ni ouverture vers l’extérieur dans le grand escalier en colimaçon qu’ils avaient emprunté. Leur descente infernale s’arrêta soudainement car le sol était recouvert de sable, impossible d’aller plus bas, cette partie était ensevelie par les grains de silice. Gaven leva la main.
— Attendez ici, je me charge du prisonnier, ordonna le juge master.
— Très bien Monseigneur Juge, commença le soldat-mage.
— Attendez une petite minute, commença une voix rauque.
Un homme trapu sortit de nul part de l’arrière de la troupe, il se faufila maladroitement entre les soldats. Sa bedaine dépassant de son pantalon en velours de bonne qualité, le bourgeois Astéen frotta entre ses doigts boudinés sa grosse moustache.
— Vous savez pourquoi je suis là, juge, il me paraît important de vous rappeler que notre ami commun sera très contrarié si je ne lui ramène pas son bien, poursuivit le grassouillet en affichant un sourire en coin malsain.
— Je connais parfaitement mes engagements, je sais qui vous êtes et sachez rester à votre place. Vous êtes ici car je l’ai autorisé, rien ne vous est dû, me suis-je bien fait comprendre ? répondit le juge d’un ton menaçant.
— Loin de moi l’idée de vous déplaire votre Excellence, je souhaitais simplement m’assurer que…
— Cela suffit, faites ce que vous avez à faire. Je m’en vais faire de même, le coupa brusquement le juge master.
Le grassouillet claqua la langue entre ses dents et s’enfonça dans la pièce qu’ils venaient d’atteindre en jetant un regard en coin au juge. Ce dernier rejoignit alors une cellule loin de l’entrée de la prison, passant sous le puits de lumière puis contourna des couloirs et enfin termina son chemin devant une cellule ouverte.
Le prisonnier avait les poignets attachés au mur par d’épaisses chaînes. Gaven resta à une distance raisonnable pour esquiver toute attaque venant du détenu. Le corps du captif était amaigri, sa tenue basique de taulard composée d’un débardeur et d’un simple pantalon en toile grise dévoilait des membres rachitiques. Les joues du forcené étaient creuses et son regard vitreux, il portait les stigmates d’un combat récent.
— Regarde-toi, tu n’es plus que l’ombre de toi-même, cracha Gaven en retirant son heaume.
— Et cela, je te le dois en partie, mon frère, rétorqua Bahn.
— Non, cela tu ne le dois qu’à ton manque de discernement.
— Qu’est-ce que tu es venu chercher en ce lieu ? Viens-tu savourer ta victoire ? Erel est-elle au courant de cette visite ? le titilla le commandant Dafladien d’un ton acerbe.
— Ne parles pas d’elle ! s’exclama le juge.
— Pourquoi donc ? Elle n’a pas réagi comme tu le souhaitais n’est-ce pas ? Elle te rejette et maintenant tu penses que c’est de ma faute évidemment. Tu as toujours été ainsi, tu es incapable de faire face à tes choix, cracha le commandant.
— Ça suffit ! cria le magistrat décontenancé.
L’homme de loi frappa les barreaux de la cellule et Bahn se tut. Depuis jeune, la fratrie était soumise à la jalousie et à la compétitivité. Gaven désirait surpasser son frère jumeau, mais ce dernier avait toujours eu une longueur d’avance sur lui. De leur relation, il ne restait que rancœur et convoitise.
Cette rivalité n’avait jamais cessé, même lorsque son ex-fiancée tentait de les réconcilier. La supercherie de sa mort avait fait qu’Erel et Bahn s’étaient rapprochés, le juge master avait imaginé à quel point elle aurait pu se tourner vers son frère, le toucher, l’embrasser et dormir à ses côtés. Cette pensée lui donna envie de s’arracher le cœur et de le jeter au visage de son concurrent, il était prêt à en finir si ce dernier lui parlait encore une fois de sa promise.
La silhouette fantomatique souffla, fit craquer son cou endolori par les courtes nuits à dormir sur le sable tiède de la prison puis il réitéra ses propos en demandant à son frère ce qu’il faisait dans ce lieu.
— La rébellion, dis-moi comment les trouver, reprit Gaven d’un ton plus calme.
— Je suis enfermé ici depuis des semaines voire des mois, je ne suis au courant de rien, rétorqua l’ancien capitaine Dafladien.
— Ne me mens pas, il n’y a pas que ta vie qui soit en jeu.
— Qui d’autre?
— Erel.
Bahn redressa la tête brutalement, il observa longuement l’expression du visage du juge pour essayer de lire entre les lignes de son discours. Le magistrat avait les lèvres pincées et le regard droit, les sourcils froncés. Il s’avança vers le détenu en tenant son heaume sous son bras, les deux hommes se faisaient face.
— Si tu ne parles pas, c’est vers elle qu’ils se tourneront. Tu sais aussi bien que moi ce que cela veut dire, cracha le juge entre ses dents.
— Elle ne sait rien de toute façon, soupira Bahn.
— Je veux lui éviter d’avoir à subir une épreuve de plus.
— Épargne-moi ce genre d’argument hypocrite. Tu l’as jetée dans la gueule du monstre après lui avoir fait croire que tu étais mort. Tout ça pour quoi? L’Empire? Ta petite vengeance personnelle contre moi?
— Tout ne tourne pas autour de toi. Je vais faire ce que tu n’as pas été capable de faire, pour notre famille et pour notre pays.
— La paix? C’est une idéologie candide venant d’un soldat comme toi. La fin ne justifie pas toujours les moyens. Et tu le sais, s’agaça l’ancien capitaine.
— Parle! Où est la rébellion ? Qu’est-ce qu’elle compte faire?
Bahn baissa de nouveau la tête, le juge se trouva contraint de lui saisir la mâchoire d’une main et de le forcer à le regarder de nouveau. La pression qu’il exerça sur celle-ci fut telle que le forcené ne put articuler une phrase correcte.
Un bruit sourd résonna plus loin dans la prison, le cliquetis des armures des soldats impériaux laissèrent penser au juge qu’il y avait un problème. Il n’avait plus de temps à consacrer à son frère, un autre prisonnier faisait sans doute du grabuge.
Il lança un dernier regard à son jumeau, poussa sa tête sur le côté et remit son heaume en place.
— Parle ! ordonna-t-il.
— Les îles flottantes. La princesse du Daflad mène la rébellion. Je ne sais rien de plus. On ne me parle plus des plans de la rébellion depuis que je suis ici. Notre mission à Qrita était de tuer le commandant, mais surtout de mettre la main sur un certain cristal. C’est tout ce que je sais. Erel ne sait rien de tout ça. Elle voulait juste se battre et mourir sur le champ de bataille.
Le magistrat n’avait rien à ajouter. Peut-être que son frère en savait davantage, mais il n’avait plus le temps de lui soutirer d’information. Il ne s’attendait pas à mieux de la part de ce fier guerrier. Gaven avait été surpris qu’il parlât si simplement, c'était un acte de trahison que l’ancien capitaine Bahn n’aurait jamais osé commettre. Le faisait-il pour épargner Erel ? Était-il amoureux d’elle ?
Cette nouvelle pensée tortura l’esprit du juge, encore une fois, il imaginait son frère partager des moments intimes avec sa fiancée. Son imagination lui arracha de nouveau une grimace douloureuse et lui fit secouer la tête afin de reprendre ses esprits.
La prison du désert était en train de se réveiller, les soldats Astéens émirent de plus en plus de bruit ainsi que des cris qui alertèrent l’homme de loi. Ce dernier sortit l’épée de son fourreau. Il se dirigea vers le puits de lumière, s’y plaça en évidence, comme pour provoquer son adversaire qu’il ne connaissait pas encore.
Le gros barbu sortit d’un corridor en boitant, le visage tuméfié et ensanglanté, il articula difficilement une phrase pour signaler au magistrat qu’un des prisonniers allait prendre la poudre d’escampette. Gaven resserra sa prise autour de la fusée de son épée, hurla à travers son heaume et vociféra des injures à l’encontre de l’évadé. Il ne lui laisserait aucune chance de s’en sortir et ordonna par la même à ses hommes de garder la seule issue de la prison.
Enfin, la seule issue connue de la prison par les impériaux. Le fuyard avait une bonne connaissance des lieux et était aidé par les “bonnes personnes”. Ainsi, les Astéens ne purent jamais le trouver dans la prison, il s’était comme volatilisé. Dans son sillage, le fugitif avait pris soin d’emmener avec lui d’autres forcenés.
Le bilan de cette visite fut catastrophique pour le juge master. Il avait perdu 3 prisonniers, dont son frère, juste sous son nez. L’Empire allait demander des comptes.
Annotations
Versions