C4.2 Appât
Le souverain fut secoué d’une nouvelle quinte de toux, plus grasse que la précédente, le vieil homme se tenait solidement à l’accoudoir de son siège alors que sa poitrine se soulevait frénétiquement entraînant à l’occasion une vive compression de ses poumons. Son visage devint écarlate, l’air ne lui était plus accessible et la douleur se faisait de plus en plus vive dans ses bronches et sa trachée.
Gaven se redressa et avança d’un pas vers sa Majesté lorsque son fils aîné sortit de l’ombre du trône de son père pour le saisir par les épaules et l’aider à se redresser. Le seigneur Astéen fit signe au juge de reculer.
— Merci pour ce précieux rapport, juge master. Sa Majesté a besoin de se reposer, il lira votre rapport lorsqu’il sera en meilleure santé. Vous pouvez vous retirer, argua théâtralement le premier fils Draxak.
— J’ai une autre information importante à vous transmettre, monseigneur, commença Gaven la voix tremblante.
— Faites vite.
— Le capitaine Bahn Caelistis et deux autres prisonniers se sont échappés.
Le regard de Vaik changea, ses prunelles noires s’assombrirent alors qu’il croisait les mains dans son dos. Il s’approcha des deux juges qui étaient agenouillés devant lui, laissant son père reprendre son souffle. Il fit quelques pas devant eux, d’un côté puis de l’autre, garda les bras croisés et ne sortit de son mutisme que pour demander une chose : qui étaient les deux prisonniers sans nom. Le juge master les annonça, la main de Vaik se posa rapidement et violemment sur le heaume du magistrat. Aucun mot ne sortit de sa bouche, il se contenta d’abaisser davantage la stature de son général alors que l’Empereur lui suggéra de se calmer.
Le monarque n'était pas en état de gérer la situation pour le moment. Il demanda à tous de se retirer afin qu'il puisse se rendre dans ses appartements pour se reposer et réfléchir par la même occasion. Bien que cela soit difficile à accepter, la situation n'était pas non plus catastrophique et l’Empereur avait foi en ses forces et à son pays. Ainsi, au lieu de s'en prendre à ses généraux, il cherchait une solution à ce nouveau problème. Depuis sa nomination à son poste de dirigeant du pays par son propre père, il savait que ce genre d'événement était courant, voire inéluctable. C’est toujours lorsque l’on se pensait à l’abri qu’un nouveau danger surgissait, et avec lui de nouveaux défis formant un cercle vicieux. Un perpétuel recommencement, en tant que monarque, il avait affronté bien des problèmes et trouvé bien des solutions, parfois plus graves encore, pourtant il s’en était trouvé victorieux à chacune de ses épreuves.
Cependant, l'aristocrate qui s’était plongé dans un mutisme respectueux jusqu'ici commença à s’agiter. Il avait échoué dans sa mission par la faute du juge master selon ses dires. Ce qui ne manqua pas d’irriter davantage le premier fils de l’Empereur. Alors que le gros individu tentait de justifier ses actes devant son monarque, il s’embourbait dans des explications alambiquées, longues et sans intérêt. Vaik avait toujours les mains jointes dans son dos et observait avec un dégoût à peine masqué l’aristocrate qui s’acharnait à plaider sa cause.
— Pourquoi n'avoir pas pris les armes, cher Duc ? Vous accusez devant votre Empereur l'un de ses généraux, alors que vous-même n’avez rien fait pour rattraper les fugitifs ? Dois-je comprendre que vous cherchez à incriminer notre Juge master de toutes vos faiblesses ? coupa délicatement Vaik.
— Non, monseigneur, que nos dieux m’en soient témoins, jamais je n’accuserais votre général. Si même le grand juge master n’a pas pu intercepter ces scélérats, comment, moi qui ne suis qu’un homme du peuple, aurais-je pu m’y prendre ? argua avec éloquence l'enrobé.
— Oh, alors vous souhaitez que nous fassions parvenir cette information subtile à celui qui vous a mandaté pour aller chercher le prisonnier, n'est-ce pas ? Ricana Vaik.
— Et bien, si dans votre infinie bonté, vous auriez éventuellement le temps de glisser un mot en ma faveur. Je vous en serais éternellement reconnaissant.
— Peut-être devrais-je confier cette tâche à notre juge master, après tout, il était présent. Son rapport sera plus factuel que le mien. Gaven, je te charge de prévenir Cidolfus de l’échec de son laquais. Maintenant, sortez, mon père doit se reposer.
— Comme il vous plaira, monseigneur, termina l’aristocrate, la voix tremblante.
En quittant la salle du trône, les deux juges se séparèrent. Vaik partit dans une autre direction et n'adressa même pas un regard à ses généraux. L’aristocrate marchait en arrière des autres, tripotant nerveusement sa moustache et se murmurant des mots à lui-même, semblant bien plus pâle qu'en arrivant. Gaven se dirigeait vers ses appartements quand il fut intercepté par le seigneur Lysandre. Ce dernier cherchait à obtenir les mêmes informations que son aîné et souhaitait apporter sa pierre à l'édifice. Il comprit rapidement que le juge master avait passé un moment désagréable et lui promit de plaider sa cause auprès de son père. Le jeune seigneur s’empressa également de rassurer l’aristocrate, jurant sur son honneur de Draxak que Cidolfus n’engagerait pas de représailles à son encontre. Promesse futile aux yeux du juge master.
Cidolfus Continius Arch était le scientifique en charge du labyrinthus. Depuis quelques années, le bruit courait qu'il avait complètement perdu la tête. Le scientifique avait fait des découvertes décisives pour l'Empire en termes d'ingénierie militaire, mais son domaine de prédilection était l'étude de la magie, plus précisément du Magus – source de la magie.
Gaven ne le connaissait pas bien, l'ayant croisé que très rarement. Cidolfus évitait les mondanités et restait très souvent enfermé dans son bureau ou dans son laboratoire pour poursuivre ses recherches. Le magistrat ignorait sur quoi il travaillait, ses recherches étant classées top secret et constituant le mystère le mieux gardé du château. Seuls Vaik et l’Empereur avaient des informations à ce sujet.
L’aristocrate prit congé et repartit chez lui un peu plus rassuré. Le juge master suivit le jeune seigneur, et sur le chemin, ils discutèrent de ce qu'il s'était passé dans la prison du désert. Lysandre suggéra à son juge de quitter rapidement Astéa pour rejoindre les îles flottantes, lieu que l’ancien capitaine allait certainement chercher à atteindre pour rejoindre la rébellion.
Son plan était tout à fait juste, mais que faire? En terrain neutre, l’Empire n’avait pas le droit d’attaquer qui que ce soit, et Bahn allait très certainement se cacher quelque part. Or leur pouvoir était très limité dans cette zone.
Le jeune seigneur s'arrêta sur le chemin, se frotta le menton, puis un magnifique et long sourire se dessina sur son visage. Il suggéra l'impensable, la pire crainte du juge master allait se réaliser, et il ne pourrait plus contrôler les événements comme il se démenait à le faire depuis le début.
— Erel! Nous pourrions l’utiliser comme appât, le capitaine souhaitera certainement libérer son bras droit, non? Lança Lysandre d’un air triomphant.
— Je préfère éviter de l’impliquer davantage, répondit honnêtement le juge master.
— Qu’est-ce qui te prend? Je ne t’ai jamais vu aussi réticent. C’est un bon plan, cela nous permettrait de localiser la rébellion. N’est-ce pas ce que tu voulais pour rapporter la paix en Idalyce?
— Si, c’est mon souhait le plus cher. Mais maintenant que je l’ai retrouvée, je veux qu’elle reste en sécurité. Loin de la guerre, souffla le général impérial.
— Gaven, je sais que c’est compliqué pour toi en ce moment. Mais nous touchons au but! Nous allons y aller tous ensemble. Erel, toi et moi. Un petit convoi dans un vaisseau de commerce passe-partout. Tu protégeras Erel, je te promets que rien ne lui sera fait.
Gaven ne répondit pas, ce n’est pas à ça qu’il pensait. Si jamais elle le quittait pour rejoindre Bahn, il ne s’en remettrait jamais. Son monde s’écroulerait et toutes ses actions auraient été vaines. Comment pourrait-il continuer sans l’espoir de vivre un jour avec elle ? Leur rencontre dans le hall du château lui avait redonné espoir et maintenant, il devait faire le choix, ou non, de prendre le risque de la perdre de nouveau. Le cœur du juge se serra dans sa poitrine, il se sentit abattu et fatigué. Lysandre remarqua que le juge master n’allait pas bien, ses mains tremblaient et sa tête était baissée. Le jeune homme ne comprenait pas ce qui tourmentait l’âme de son général, il savait que cela avait un lien avec leur conversation, il posa une main sur son épaule.
— Prends ta journée, nous en reparlerons demain. Je pense que tu dois te reposer et peut-être en discuter avec la principale intéressée. Je vais parler avec l’Empereur, après tout, pour l’instant elle n’a pas l’autorisation de sortir du château alors peut-être que nous devrons trouver un autre moyen, lança le jeune garçon d’une voix douce et apaisante.
— Votre père ne se sentait pas bien, peut-être ne pourrez-vous pas le voir aujourd’hui, argumenta Gaven.
— Vaik va certainement essayer de m’en empêcher, mais ne vous en faites pas, j’en fais mon affaire. L’Empereur est plus fort qu’il n’en a l’air actuellement, ricana Lysandre.
Les deux hommes se séparèrent sur ces dernières paroles. Le juge master laissa son seigneur prendre les choses en main et rejoignit ses appartements. Il était épuisé et ne rêvait que d’une bonne douche et de dormir pour apaiser son esprit tourmenté. Il quitta son écrasante armure dès qu’il eut refermé la porte derrière lui et se jeta sous la douche pour enlever le sable qui s’était insinué entre les épaisses plaques de métal de sa tenue de travail. Il enfila des vêtements plus confortables, un pantalon en lin et un débardeur blanc, avant de se jeter sur son lit qu’il semblait ne pas avoir vu depuis des jours – alors qu’il n’était parti que pendant une journée et demi. Il plongea lentement dans un profond sommeil agité de violents cauchemars où il voyait des hommes s’entre-déchirer et des femmes pleurer.
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