C4.3 Etreinte
Erel terminait ses tâches, toujours en compagnie d’Angélique, la seule domestique qui voulait et pouvait travailler avec elle. Le caractère de la guerrière et ses origines rebutaient les autres domestiques du château. Avec le temps, les deux jeunes femmes s’étaient habituées l’une à l’autre, et une certaine complicité s’était créée.
Les deux soubrettes avaient terminé l’entretien du hall. Il ne leur restait plus que le Labyrinthus et ces éternels cercueils métalliques à faire. Mais Angie proposa à sa camarade de passer son tour, une sorte d’arrangement entre soubrettes. Erel lui en "devrait une comme ça", avait-elle dit d’un air enjoué et taquin. La Dafladienne savait où elle souhaitait en venir, lui faire terminer sa journée plus tôt pour qu’elle retrouve le juge master. Un geste sympathique qu’elle dénigra dans un premier temps. Erel n'était pas sûre de vouloir rejoindre le magistrat, mais Angélique insista, argumenta avec ingéniosité pour faire changer d’avis sa camarade. Un autre servant prit la place de la belligérante dans le Labyrinthus, et donc elle se retrouva contrainte d’aller dans les appartements de Gaven.
En entrant dans le douillet logement qu’ils partageaient depuis quelques semaines, la guerrière aperçut les pièces de métal de l’armure du magistrat éparpillées sur le sol. Il n'avait pas pris le soin de bien les déposer sur le portant adéquat. En s’avançant vers la chambre, elle vit allongé sur le dos, les pieds dépassant du lit, la silhouette du juge. Elle s’avança encore un peu, l’observa alors qu'il semblait plongé dans un profond et long sommeil. Sa respiration était lente et silencieuse, ses yeux étaient parfaitement clos, et les traits de son visage détendu, la lumière du jour caressait le visage de son ex-fiancé, l’entourant d’une douce auréole qui lui donnait un air angélique. Erel semblait fascinée par sa beauté. Gaven n’avait pas changé, physiquement parlant. L’envie de le toucher et de caresser ses cheveux, son visage était presque irrépressible. Elle se pencha au-dessus de lui et approcha sa main vers sa joue, si proche qu’elle sentait la chaleur de sa peau irradier sur sa main, le regard intensément tourné vers lui, ses lèvres fines et parfaites…
— Tu comptes m’étrangler dans mon sommeil ? râla le juge en s’étirant
Erel recula brusquement, s’écarta du lit, confuse. Gaven se redressa en baillant d’un air las et s’étira de nouveau, laissant apparaître ses abdominaux normalement cachés par son débardeur. Les joues rouges, bégayant, la jeune femme s’excusa et essaya de trouver une bonne excuse pour son geste.
Le juge se leva, se massa la nuque en grimacant douloureusement, pour ensuite se placer face à sa fiancée. La situation, qu’il trouvait comique, l’amusait et, pour une fois, qu’ils pouvaient rigoler plutôt que de se disputer, le magistrat comptait en profiter.
— Tu étais un peu loin de ma gorge pour m’étrangler. Qui plus est, tu aurais certainement dû te mettre sur moi pour exercer une pression suffisante sans que je puisse me défendre, ajouta l’homme de loi en souriant d’un air narquois.
— Tu sais très bien que ce n’est pas ce que j’allais faire, souffla Erel, encore le visage rougi par la honte.
— Je le sais. J’aurais pu attendre encore un peu pour voir, mais la tentation était trop forte, ton visage à l’heure actuelle vaut toutes les peines du monde, continua de ricaner le juge.
— Je t’en prie, ce n’est pas drôle Gaven! S’énerva la belligérante.
— Tu m’appelles par mon prénom maintenant? Mais c’est que je remonte dans ton estime.
Erel fronça les sourcils, elle se demandait à quoi pouvait bien jouer le juge. Cherchait-il à ce qu’elle s’énerve et qu’ils se disputent? Ou comptait-il lui rappeler sa honte jusqu’à la fin de ses jours? La guerrière ne souhaitait pas se disputer avec lui, elle n’en avait pas la force et encore moins l’envie. Elle passa l’éponge, croisa les bras, et se contenta de ne pas lui répondre, puis se dirigea vers le salon. En passant à côté du magistrat, celui-ci saisit son bras fermement, l’attira contre lui, saisit sa main et la posa sur son visage.
Le cœur de la jeune femme bondit dans sa poitrine, son regard se plongea dans les yeux verts de son ex-fiancé, et ses lèvres laissèrent échapper un cri de surprise.
— C’est ça que tu voulais non? Renchérit le juge master en approchant son visage de celui de sa fiancée.
La guerrière ne put lui répondre, non pas qu’elle n'en eut pas l’envie, mais elle était comme paralysée par la peur et la surprise. Allait-il lui faire du mal? Cette pensée, aussi choquante qu’elle puisse paraître, lui traversa l’esprit alors qu’elle savait que son ex-fiancé ne lui ferait jamais une chose pareille. En fait, elle ne savait pas ce qu’il avait réellement en tête. Depuis sa résurrection, le jeune homme lui était comme inconnu. Dans un premier temps, elle résista et essaya de le repousser, mais elle abandonna bien vite. Elle se persuada dans un premier temps que c’était parce qu’elle ne voulait pas se battre avec lui, mais ensuite, elle comprit qu’en réalité, elle aimait particulièrement ce contact. Elle se sentit encore plus honteuse. La citoyenne du Daflad aurait dû le frapper et effectivement l’étrangler dans son sommeil, mais la femme qu’elle était ne pouvait s’y résoudre et cherchait la chaleur réconfortante qui émanait du juge.
Gaven s’était laissé aller à l’impulsivité. Il avait serré contre lui sa fiancée sans réfléchir à la façon dont elle pourrait réagir. Et il ne regretta pas son choix. La sentir contre lui l’apaisa et calma ses angoisses si ancrées en lui. Il revoyait Bahn entourer ses bras autour de sa bien-aimée et poser ses lèvres sur elle comme lui avait pu le faire autrefois. Ce contact effaça ses horribles pensées et sa jalousie. Il savait cependant que cela ne pourrait pas durer éternellement, alors il lâcha la jeune femme, lui laissa l’opportunité de s’extraire de son emprise. Il relâcha sa main et s’écarta lentement. Il remarqua les larmes perler sur les joues de sa fiancée. Chaque contact était une véritable torture entre eux. Il ne savait pas comment s’y prendre pour la rendre heureuse, il se doutait bien que le rôle de servante n’était pas ce qu’elle voulait réellement, mais il faisait de son mieux pour la garder près de lui en vie. Hélas, toutes ses tentatives semblaient la rendre encore plus malheureuse. Il avait envie de hurler, de crier son désespoir, mais au lieu de cela, il se contenta d’un soupir et s’éloigna davantage de sa fiancée.
Erel pleurait, une habitude lorsqu’elle restait trop proche du juge master, un mélange de tristesse, d’incompréhension et de culpabilité. Ce cocktail envahissant d’émotions la faisait pleurer à chaque fois. La tristesse de ne pas pouvoir profiter de son amour retrouvé, l’incompréhension du choix qu’il avait fait en rejoignant l’armée Astéenne et la culpabilité d’avoir envie de lui alors qu'il était désormais son ennemi.
En le sentant s’éloigner, elle se jeta sur lui, entoura ses bras autour de sa taille et enfonça son visage sur son large torse. Déboussolé, le magistrat enveloppa la jeune femme de ses bras puissants et caressa ses longs cheveux bruns en plaquant sa joue sur le sommet de son crâne.
— Erel, qu’est-ce qu'il se passe? Chuchota le juge d’une voix tendre et réconfortante.
— Tu m’as tellement manqué, tu étais mort... bégaya la jeune femme en pleurant.
— Je suis désolé, je ne l’ai fait que pour protéger notre avenir. Nous sommes ensemble maintenant. Je suis là, et je resterai avec toi d’accord?
Erel resserra son étreinte, elle avait besoin de le sentir, d’être de nouveau à lui et de se sentir protégée. Un bref instant, elle repensa aux paroles d’Enoch la concernant. Peut-être était-elle plus dépendante des frères Caelistis qu’elle ne le pensait, elle avait toujours suivi l’un des deux frères. Mais avant de les rencontrer ? Elle se souvenait à peine de ce qu’elle était avant. Tout cela lui semblait si lointain, et elle n’avait pas la force nécessaire pour se lancer dans une introspection, pas maintenant, pas alors qu’elle pouvait profiter de son ex-fiancé.
— Je suis heureuse que tu sois en vie, souffla Erel tristement, pourtant je ne devrais pas, tu es mon ennemi maintenant. Mais... tu... tu m’as tellement manqué.
— Est-ce que quelque chose s’est produit en mon absence? S’intrigua le juge.
— J’ai vu Enoch... avec Lysandre... la rébellion et la princesse!
Gaven se douta aussitôt de ce qu’elle avait dû apprendre. Pour se mettre davantage à l’aise, le magistrat lui proposa de s’installer dans le salon et prépara du café. Il laissa la jeune femme lui raconter tout ce qu’il s’était produit durant son absence. Elle avait affronté l'une des vérités de la guerre, il y avait des imprévus à la guerre, les trahisons en faisaient partie. Le magistrat savait qu’il faisait partie des lâches et des traîtres, mais ses intentions étaient pour lui louables et l’amour qu’il éprouvait pour sa fiancée était tout ce qui comptait dorénavant pour lui. Dans le cas d’Enoch, c’était plus complexe, le commandant, ombre du capitaine Bahn, était d’une part plus jaloux qu’il ne le paraissait, mais en plus son amour à lui était tourné vers sa patrie. Pour la sauver, il la vendait à l’Empire. Gaven n’allait pas juger les actes désespérés d’un homme agissant par amour, après tout, il s’est bien fait passer pour mort.
Erel semblait particulièrement touchée par sa découverte concernant la rébellion et la vengeance de la princesse. Bahn ne lui avait pas menti, et la jeune femme ne savait rien des arrangements de la couronne Dafladienne. Le juge passa sa main sur la joue de sa fiancée et sourit.
— Je ne vois pas ce qu’il y a d’amusant dans ce que je suis en train de te raconter, s’agaça la guerrière dafladienne froidement.
— Je ne suis pas amusé, je suis heureux de voir que tu ne savais réellement rien à toutes ces histoires, répondit d’une voix douce le magistrat.
— Tu le savais déjà toi?
— Oui, Erel, je savais déjà tout cela. J’ai essayé de te prévenir, mais tu m’en voulais tellement. La guerre n’est pas aussi simple que tu ne le crois. Il n’y a pas les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. Astéa et le Daflad ont perdu beaucoup de choses. C’est plus de la politique dont on serait les dommages collatéraux. Si on veut s’en sortir, il faut faire de la politique aussi.
— De quoi parles-tu, Gaven?
— C’est un jeu pour les gouvernants. Il y a plus d’enjeu qu’on ne le pense. Le comte Thasec, la princesse Ainhoa, l’Empereur Emett, ils jouent à des jeux de pouvoir avec des armes que nous ne possédons pas, nous sommes des marionnettes pour eux! Ils ont des ambitions que nous ne pourrions jamais avoir. Le pouvoir appelle le pouvoir.
— Quels sont ces ambitions dont tu parles? Le Daflad veut rester le Daflad et non pas une annexe d’Astéa.
— Les véritables enjeux ne sont pas là, Erel. Peu importe le Daflad ou Astéa, ce ne sont que des prétextes pour atteindre un but bien différent.
— Lequel?
— Je ne le connais pas, enfin pas complètement. J’ai que des bribes d’indices. Mais je peux t’assurer que ça provient de l’Empire. Une aspiration divine en quelque sorte.
Erel haussa les sourcils, elle ne croyait pas le juge, elle pensa un moment qu’il cherchait à se défaire de ses responsabilités et qu’il affrontait sa trahison de cette manière pour se déculpabiliser. Avec ce qu’elle avait vu et appris récemment, il était clair que l’Empire aspirait à de grandes choses, peut-être à la conquête de tout Idalyce, mais il ne s’agissait pas là d’un ordre divin, juste la mégalomanie d’un seul homme. Là où elle rejoignait son ex-amant, c’est qu’en effet, ils étaient des dommages collatéraux de la guerre, et que les dirigeants Astéens ou Dafladiens ne s’inquiétaient pas le moins du monde de leur sort.
Ils sirotèrent ainsi leur café en continuant d’échanger leurs pensées, leur tristesse, regrets mais aussi leurs espoirs. Gaven en profita pour glisser un mot concernant la proposition de Lysandre concernant la visite des îles flottantes, qu’elle serait utilisée comme appât pour capturer de nouveau Bahn, et que Lysandre allait demander à son paternel de laisser sortir la Dafladienne.
Erel avait très envie de sortir du château, mais hélas, elle ne voulait pas être l’élément qui plongerait son ancien capitaine dans un piège. Elle était fidèle à l’homme qui représentait l’armée de son pays, bien qu’elle soit sans doute vue comme une traîtresse elle aussi. Le juge master n’insista pas, il était bien trop heureux de pouvoir échanger librement et confortablement avec sa fiancée, chose qui ne s’était pas produite depuis sa capture et son arrivée dans le château. La Dafladienne gardait en tête la possibilité de revoir Bahn, mais elle se garda de partager cette pensée avec son ex-fiancé, elle avait bien remarqué la jalousie qui le déchirait lorsqu’elle n’évoquait que son prénom.
Ils profitèrent de leur moment de convivialité loin des regards indiscrets du château, dans leur cocon, sans armure ou costume de domestique, rien qu’eux comme autrefois.
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