Il ne fallut pas beaucoup de temps pour qu’un garde Aq’Terrien vienne les chercher et les guide jusqu'au bureau du dirigeant. Le trio se retrouva face au Comte Thasec de Quevedo alors que ce dernier était assis sur un canapé blanc et doré. Face à lui, trois sièges de couleur identique étaient vides, alors que le thé était servi sur la table basse en bois qui séparait les deux types d’assises. Le comte sirotait avec élégance sa boisson et n’adressa même pas un regard aux nouveaux venus lors de leur entrée. Il était vêtu d’une robe de chambre en soie élégante aux manches très amples. Sans mal, on pouvait distinguer en dessous un pantalon et une chemise de pyjama de couleur blanche. Autour de son cou, il portait un foulard en soie aux motifs d’Aq’Terra, un griffon noir sur fond carrelé noir et jaune.

Lysandre s’approcha du dirigeant d’un pas déterminé et assuré, suivi par ses deux acolytes. Ils s’arrêtèrent à côté des chaises vides et demandèrent l’autorisation avant de s’asseoir. Même s'ils avaient dû tromper le duc pour pouvoir entrer dans sa demeure, il n’en demeurait pas moins que la politesse était de mise. Le prince astéen ne voulait pas froisser davantage le représentant des îles flottantes. Thasec leva paresseusement les yeux en portant la tasse à ses lèvres, de sa main libre, il leur fit signe de s’installer.

— Merci, Comte Thasec. Je suis navré de devoir... commença Lysandre.

— Je sais qui vous êtes, Lysandre Draxak d’Astéa, cadet de l’Empereur Emett Draxak d’Astéa. Je sais également qui sont les personnes qui vous accompagnent, Erel Jerioth et Gaven Caelistis. Venons-en au fait. Que faites-vous ici ? coupa Thasec abruptement.

— Je vous prie d’excuser cette ruse, Comte. Je n’ai eu d’autres choix que d’agir de la sorte pour espérer vous rencontrer en toute discrétion, poursuivit l’Astéen d’un ton imperturbable.

— Cela ne m’explique en rien l’objet de votre venue. Je dois avouer ne pas comprendre votre intérêt pour cette "discrétion", appuya le Comte.

— Je suis ici pour vous demander pourquoi mon frère vous commande autant de cristaux de magus.

— Votre frère sera plus en capacité de vous apporter une réponse que moi, je pense, jeune prince.

— Sans doute, mais il ne m’a pas répondu, il a éludé la question.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’en sais davantage ?

— Rien, mais je dois au moins essayer de comprendre. Mon frère cherche à apporter la paix, je veux savoir comment il compte s’y prendre.

Thasec leva de nouveau les yeux, ses pupilles transpercèrent le jeune prince, il hésita un moment à répondre au jeune garçon idéaliste qui se tenait face à lui. Il se demanda quel pouvait être la meilleure stratégie à ce moment-là et surtout, il cherchait à savoir si son interlocuteur était sincère avec lui ou si Vaik ne l’avait pas envoyé chercher quelque chose de précis. Il reprit d’un ton élégant et calme la conversation.

— Vous devez donc faire allusion au commerce établi entre les îles flottantes et l’Empire de cristaux de magus. Savez-vous comment est apparue la magie en Idalyce, jeune prince?

— Des cristaux? S’étonna Lysandre sans porter attention au reste de la phrase.

Le prince se frotta le menton, Erel et Gaven savaient que cela signifiait qu’il allait se plonger dans une réflexion intense et qu’évidemment il n’était pas au courant de ces nouveaux échanges entre Aq’Terra et sa patrie. Thasec esquissa un sourire, il savait ce qu’il lui restait à faire, une graine serait plantée dans l’esprit de ce garçon. Peut-être pourra-t-il en récupérer le fruit le moment venu.

— Connaissez-vous la légende du roi-dieu? Il y a fort longtemps, sur Idalyce, il existait un cristal nommé cristal lumière qui était localisé où se trouve actuellement Zhelès, reprit le gouvernant sans attendre de réponse de la part de ses invités. Ce cristal offrit son pouvoir à un être humain qu’il jugea digne de gouverner tous les peuples. Le Roi-Dieu naquit de ce choix, le cristal magique contenait une quantité gargantuesque de magus et octroya au roi une puissance incommensurable. Il rallia tous les peuples, une période de paix et de prospérité fut offerte à l’humanité pendant 2 siècles.

Le roi eut une vie très longue grâce au pouvoir du cristal. Il engendra 3 descendants qui se chamaillaient sans cesse pour savoir qui prendrait le trône à la mort de leur père. Conscient que cette situation allait mener le monde de paix qu’il avait réussi à créer à la guerre, le roi décida de scinder le pouvoir du cristal lumière en trois, les cristaux de l’aube, du midi et du crépuscule. Chacun de ses descendants hérita d’une pierre : son premier fils eut la pierre du crépuscule, son unique fille la pierre de l’aube, le cadet, la pierre du midi.

Une guerre fratricide était cependant inévitable, chacun des enfants du roi utilisa sa pierre pour essayer de soumettre les autres. Le conflit dura 5 ans, la fille du roi quitta l’affrontement 2 ans avant la fin, elle s’exila à l’ouest d’Idalyce pour y bâtir son royaume, le royaume d’Ordella. Les deux fils poursuivirent le conflit mais jamais l’un ne put l’emporter sur l’autre, les deux frères créèrent leur royaume : celui possédant la pierre du crépuscule créa le Daflad, et celui avec la pierre du midi, l’Empire d’Astéa complètement à l’est.

Le comte conta cette histoire sans jamais perdre le contact visuel avec Lysandre, cette histoire était connue de beaucoup d’êtres humains vivant sur Idalyce. C’était avant tout une belle histoire que l’on racontait aux enfants, en omettant bien entendu la partie “fratricide” de cette dernière. Intensément tourné vers le conteur, Lysandre but toutes les paroles du comte, disséquant dans son esprit le sens de chaque phrase. Et, à la fin de l’histoire, une seule conclusion vint dans la tête du prince d’Astéa.

— Vous insinuez que mon frère veut reconstruire le cristal lumière? S’étonna Lysandre

— Cette histoire est un peu plus complexe que cela, mais oui, la finalité est que la vraie magie, le vrai pouvoir réside dans le cristal lumière, répondit Thasec d’un ton plus mystérieux que précédemment.

— Impossible, à quoi cela pourrait bien servir? Puis nous ne possédons pas tous les cristaux du roi-dieu, s’interrogea Lysandre.

— Mauvaise question, jeune seigneur, souffla le comte en se levant de son canapé.

— Quel lien avec les cristaux de magus? Enchaîna Gaven.

— Ah, ça c’est une bonne question! Applaudit le comte maintenant devant la fenêtre de son bureau.

La pièce fut plongée dans un silence froid et incommodant, Lysandre se frottait nerveusement le menton, il semblait s’agacer. Les réponses du comte ne l’avaient pas satisfait et, au contraire, il se posait maintenant encore plus de questions. Il ne voyait pas où il voulait en venir et ne comprenait pas pourquoi son aîné souhaitait restaurer un cristal aussi puissant, devenir un roi-dieu ? Le prince ne pensait pas son frère capable de porter autant d’intérêt pour une légende sauf s'il avait eu une preuve de la véracité. Comment ? De la part de qui ? Où ? Quand ?

Alors que l’Astéen se triturait les méninges, retournait le problème dans tous les sens. Erel se redressa de son siège et lança :

— Cela a-t-il un rapport avec le Labyrinthus?

Thasec se tourna vers elle, un large sourire sur le visage pour seule réponse. Il éluda la question de la guerrière et reprit sur les cristaux de magus.

— Le magus est normalement invisible et immatériel dans notre monde. Nous l’insufflons dans des formules ou symboles grâce à notre Volonté pour faire ce que nous appelons de la magie. Cependant, en certains lieux d’Idalyce, il existe des roches concentrées en magus, les magulithes pour les érudits. Bien que très riches en magus, il est impossible de les utiliser tel quel, en fait, nous ne connaissons pas leur utilité. L’Empire nous en a commandé une très grande quantité il y a quelques temps de cela et aujourd’hui nous leur échangeons toujours ces roches inutiles. On peut se poser la question de la différence entre un cristal et une roche, même si la preuve de l’existence des cristaux Aube, Midi, et Crépuscule n’a jamais été apportée, reprit le gouvernant de son ton mystérieux.

— Vous voulez dire que l’Empire cherche à recréer les cristaux de la légende en utilisant les magulithes? S’étonna Lysandre.

— Je ne sais pas, mais on peut se poser la question. Peut-être l’Empire a-t-il trouvé une utilité à ces roches.

— Donc mon frère ne chercherait pas la paix, il voudrait envahir le monde entier. C’est ce que vous insinuez, Comte, s’énerva Lysandre qui ne pouvait plus en supporter davantage.

— Je ne fais qu’évoquer des faits, seigneur Lysandre.

Thasec se tourna de nouveau vers la fenêtre, il avait compris que le jeune garçon en avait trop entendu et n’en supporterait pas plus. Il n’était pas prêt.

Lysandre tenta d’engager de nouveau la conversation, mais son ton était de plus en plus énervé, et avant qu’il ne puisse dire quelque chose qu’il pourrait regretter, Gaven coupa le prince, il était temps de partir. Il se faisait tard, le thé ne leur avait pas été proposé, et le Comte semblait perdre patience également. Un incident diplomatique n’était pas souhaitable.

Gaven s’excusa pour son seigneur, demanda congé, et ils s’avancèrent vers la sortie. Le comte arrêta la guerrière du daflad, lui saisit les épaules et se pencha à son oreille :

— Erel, sache que nous savons, des gens ont encore confiance et croient en toi. Tu n’es pas seule, même à Astéa.

Il relâcha son emprise sur la belliqueuse, lui sourit et lui fit signe de partir alors que Gaven, inquiet, avait déjà saisi le bras de sa fiancée pour la ramener avec lui dans leur nouveau lieu d’habitation. La guerrière resta bouche-bée devant le gouvernant, elle ne comprit pas ses paroles immédiatement. Peut-être que la rébellion l’attendait réellement, peut-être aurait-elle une chance de retrouver son foyer, mais cela signifiait qu’elle perdrait Gaven. Son cœur lui faisait tellement mal lorsqu’elle pensait à cela, elle aurait préféré un choix où Gaven la suive et retrouve la rébellion avec elle, mais cela ne sera jamais possible, surtout après ce qu’il avait fait subir à son propre frère.

Un garde raccompagna le trio jusqu’à la sortie la plus discrète du manoir du Comte. Ils marchèrent dans les rues vides des nuits d’Aq’Terra pour retrouver leur auberge miteuse. Lysandre fut étonnamment silencieux durant la marche qui les conduisit jusqu’au lieu de repos, une pause qu’ils méritaient amplement.