C 6.2 Réalité
Le cargo atterrit sur une des pistes de l’aérogare Astéenne en fin de matinée. Le trio s’extirpa de la cale le plus discrètement possible pour rejoindre le château. Erel avait retrouvé sa cage, sauf que cette fois, c’est elle qui l’avait choisie. La guerrière se retrouvait avec un bras en écharpe et une épaule immobile, voici sa seule récompense après avoir préféré rester avec Gaven plutôt qu’avec Bahn.
Le juge master se tenait juste derrière elle, lui prenant la main dès qu’il en avait l’occasion et rapprochait son corps du sien. Il ressentait une joie si intense que c’en était presque de l’euphorie. Il avait envie de la presser contre lui si fort qu’il en ferait éclater chacun de ses os et en même temps, il souhaitait la protéger comme si elle était une fleur, magnifique mais fragile.
Lysandre avait une mine toujours aussi pensive, il n’avait pas échangé un mot durant le voyage et il continuait à s’accrocher à ses nombreux souvenirs, essayant de refouler les paroles du Comte Thasec. En vain. Le présent le rappelait toujours à l’ordre et la présence de cet assassin n’avait rien arrangé à ses affaires. Quelqu’un avait essayé de les empêcher de rentrer à Astéa. La rébellion? Le comte Thasec? Un frisson d’effroi parcourut l’échine du garçon lorsqu’il pensa un moment que son propre frère aurait également pu organiser cette attaque.
Le trio espérait que leur absence n’avait pas été remarquée, ou du moins pas au point d’éveiller les soupçons de Vaik ou d’une autre personne. Dès qu'ils passèrent les portes du château, ils se sépaèrent, Lysandre vers son bureau et Gaven dans ses appartements accompagné d’Erel.
Le château avait une autre apparence aux yeux de la guerrière, une saveur différente maintenant qu’elle avait choisi d’y rester. L’appartement qu’elle partageait avec le juge master, elle l’abordait désormais de manière différente, tout semblait avoir une nouvelle dimension. Le magistrat ferma la porte derrière eux avec douceur alors que la belligérante s’avançait dans le salon et en appréciait les nouvelles couleurs. Ce qui lui semblait si terne autrefois s’avéra être plus éclairé et vif qu’elle n’avait su l’apprécier jusqu’ici. Bien que l’ameublement soit épuré et minimaliste, des touches de couleur vive fleurissaient dans les détails des rideaux ou des tableaux. Sa pupille fut captée par la forme d’un objet posé sur la grande bibliothèque qui couvrait tout un pan de mur. Il s’agissait d’un fin bracelet en argent scintillant couvert de fines pierres blanches qui reflétaient la lumière de la pièce. Erel s’approcha et posa délicatement ses doigts sur le bijou, le regard happé par ce vieux souvenir. Le métal était froid, les pierres qui l’ornaient rendaient la surface rugueuse et hétérogène, pourtant, le toucher n’était pas désagréable. Le fermoir était cassé, la guerrière sourit alors que les événements du passé lui revenaient en tête.
Gaven s’avança vers sa fiancée, posa ses doigts sur ceux de sa compagne qui touchait le bracelet. Un souvenir en commun, d’une vie qui leur avait été enlevée par la guerre. Il resserra son emprise sur la main de sa dame. Erel hésita un instant, son regard désormais détourné du bijou, un soupir s’échappa d’entre ses lèvres mi-closes avant de se précipiter dans les bras de son ex-fiancé. Le magistrat se laissa approcher et embrassa le haut du crâne de son amie. Il sentit une douce odeur de jasmin lui monter dans les narines, cette odeur fit remonter des souvenirs, lointains et apaisants. Alors que leur étreinte ne dura qu’un instant, le temps sembla se figer pour le juge qui perdit toute notion de la réalité, plus aucun son ne parvenait à ses oreilles à part celui de la respiration de sa fiancée et cette douce odeur de jasmin qui émanait de sa chevelure, plus rien n’avait d’importance à part cet instant volé.
Toc, toc…
Un bruit assourdissant et surréaliste fit redescendre l’euphorique juge master.
— Juge master? C’est important, je vous prie d’ouvrir! S’exclama la personne derrière la porte de leur chambre.
Le juge master râla, s’excusa auprès de sa fiancée puis ouvrit la porte. Son visage agacé rencontra celui d’une autre armure d’homme de loi... enfin femme de loi pour être plus juste. La juge Grace, qui haletait derrière son heaume, semblait agitée. Elle tenait le pommeau de son épée et agitait ses doigts autour de celui-ci nerveusement, elle trépignait sur place.
— Que veux-tu Grace? Demanda le magistrat d’un ton contrarié.
— L’empereur demande à nous voir, il semblerait qu’Odexat ait été retrouvé. C’est important! Prépare-toi, vite, répondit-elle avec un débit de parole rendant sa phrase presque incompréhensible.
— J’arrive, attends-moi devant la salle du trône, termina Gaven en lui claquant la porte au nez.
Grace ne put répondre et s’exécuta sans poser de question. Le juge master souffla en s’appuyant contre la porte. Erel posa délicatement sa main sur le dos de son ex-fiancé et s’empressa de lui demander si tout allait bien et, bien sûr, qui était cet Odexat. Le magistrat n’eut pas le temps de lui donner tous les détails mais il s’agissait de l’ancien juge master qui avait déserté suite à une bataille dans la région du Daflad. La curiosité de la guerrière n’était pas vraiment satisfaite par cette réponse succinte mais elle comprit que c’est la seule qu’elle aurait en voyant le magistrat s’agiter pour enfiler son armure.
Gaven serra les sangles des plaques de métal autour de ses jambes et par-dessus ses bottes, enfila le plastron puis y fixa les épaulettes et termina par les protections autour de son bras. Erel l’aida d’une main à resserrer les liens autour de son avant-bras. Alors qu’il était presque prêt, ils échangèrent un regard avant qu’il ne couvre son visage du heaume de juge master. Il ne put s’empêcher de saisir le visage de sa fiancée et de poser ses lèvres sur les siennes, cette dernière fut surprise mais rapidement, elle passa son bras autour de son cou et caressa les cheveux de sa seule main libre. Leurs baisers devinrent plus langoureux, plus passionnés, plus intenses, électrisant leur corps et réchauffant leur âme. C’est donc à contre-cœur que le juge master du mettre fin à cet échange, il termina en lui baisant le front et s’échappa de l’appartement avant que son cœur ne l’en empêche.
Erel le regarda partir, haletante, encore ecstasiée par la passion qui s’éveillait en elle face à cet homme, elle passa ses doigts sur ses lèvres encore humide : qu’ai-je fait, pensa-t-elle.
*
Au même moment, dans un autre bureau du château Astéen.
Lysandre venait de rentrer et était déjà penché sur une pile de documents, les affaires internes de la demeure Draxak. Une tâche assommante et sans importance au vu de ce qu’il avait découvert suite à sa conversation avec le comte Thasec. Son esprit était assailli de pensées plus ou moins lugubres, le comte cherchait-t-il à le manipuler pour déclencher un conflit fratricide?
Le prince avait lu la même phrase sur son document au moins quatre fois sans parvenir à passer à la suivante, il n’était pas concentré et avait du mal à plonger dans ces affaires frivoles. Le cadet se massa les tempes et essaya de chasser les pensées qui le torturaient.
Toc, toc…
Il ne manquait plus que ça, pensa le Draxak, fulminant par avance contre la personne qui le dérangeait. D’un ton calme et froid, il autorisa son visiteur à entrer dans son bureau.
La porte en bois s’ouvrit dans un crissement aigu singulier, faible mais bien audible qui fit grimacer le prince. Une terrible migraine semblait l’assaillir et le plongerait dans une totale obscurité pendant plusieurs heures. Mais il devait d’abord s’occuper de son hôte.
Enoch entra dans la pièce, une énième visite pour l’ancien commandant du Daflad. Il se tenait toujours aussi droit, sa démarche assurée et rapide montrait qu’il y avait quelque chose d’urgent dans sa visite. Lysandre plissa les yeux, se massa encore les tempes et pria intérieurement pour que cette visite ne lui assène pas de nouveau une mauvaise nouvelle.
— Monseigneur, je viens vous prévenir que nous avons retrouvé Odexat, l’ancien juge déserteur. Il se trouve à Port Khale. Sa Majesté, votre père, est déjà au courant, commença le commandant d’un ton franc et sévère.
— Je vous remercie de me prévenir. Est-ce que mon grand frère est au courant? Demanda Lysandre.
— Monseigneur, votre père... n’a pas dû comprendre les nouvelles que je lui ai apportées, c’est votre frère qui a ordonné sa traque, balbutia Enoch d’un air hésitant, il ne savait pas comment aborder le sujet de la santé de sa majesté avec son plus jeune fils.
— Comment ça, “il n’a pas compris”? S’inquiéta le jeune prince en appuyant bien sur chaque syllabe qu’il cita du commandant.
— Sa Majesté est de plus en plus mal, votre frère Vaik prend très souvent le relais pour couvrir son état.
— Mon frère? Il dirige à la place de mon père?
— Non, monseigneur, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... bégaya Enoch.
— Alors qui est chargé de le ramener?
— Les juges Gaven, Drace et Blasius d’après ce que j’ai entendu, répondit docilement le soldat.
— Trois juges... souffla Lysandre d’un air désespéré. Je vais voir mon père, il doit y avoir une explication à tout ceci!
Lysandre se redressa de sa chaise, ordonna avec véhémence au soldat de quitter son bureau. Enoch s’exécuta sans comprendre ce qui avait pu énerver le jeune prince à ce point. Il était loin d’imaginer les choses qu’il avait apprises et la situation actuelle ne faisait qu’accroître les soupçons naissants contre son propre frère. Cela perturbait le Draxak, lui qui aimait tellement son frère, il se retrouvait à devoir affronter la réalité et les actes que ce dernier semblait réaliser en cachette.
Le cadet Draxak quitta son bureau, traversa l’aile pour taper à la porte de l’appartement de son père. Vaik ouvrit la porte. Le regard ahuri de son cadet le fit sourire et il comprit également, le petit garçon avait grandi.
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