C8.1 Péché
Gaven ouvrit les yeux difficilement, l’intégralité de son corps était engourdi par le sort qu’avait lancé l’homme masqué. Le dernier souvenir du juge master était un visage mi-blanc mi-noir les observant en hauteur alors qu’il croupissait au fond d’un trou qui avait été creusé pour servir de piège. Ce dernier avait très bien joué son rôle, les juges étaient lamentablement tombés alors qu’ils avaient leur arme au poing.
L’homme de loi prit le temps de sentir tous ses membres s’articuler entre eux, il replaça chaque muscle et chaque os dans son axe et fit quelques mouvements répétitifs pour s’assurer que chacun d’eux était en état de bouger. Il ne s’était pas encore rendu compte que la zone où il se trouvait à présent était entièrement noire, aucune fenêtre et aucun bruit extérieur ne parvenait à ses oreilles, absolument rien, pas un bruit. L’odeur en revanche était particulière, l’embrun et le métal rouillé, un mélange âcre qui ne manqua pas de lui brûler les narines. Il était allongé sur un sol froid et humide qui aurait pu se trouver n’importe où dans la ville de Port Khale.
Grace se réveilla peu après lui puis ce fut le tour de Blasius. Le dernier juge cracha son dégoût et sa haine sur le juge master, il n’allait pas manquer une occasion de signifier à son supérieur que tout était de sa faute et qu’il ne méritait pas son poste. Cela pourrait sans doute passer pour un acte de rébellion, mais Gaven était patient, et il n’avait que faire de l’approbation ou de la reconnaissance d’un homme comme lui. Au vu de la situation dans laquelle ils étaient, se disputer était la dernière bonne chose à faire. Gardant son sang-froid, il essaya de trouver un plan pour s’extraire de cet endroit. Il ne dut pas attendre bien longtemps avant que leur ravisseur ne dévoile son identité et que par la même occasion, il n’ouvre la pièce métallique.
La lumière artificielle des lampadaires illumina l’intérieur du silo par une ouverture ovale au-dessus d’eux, il faisait donc nuit. Une tête apparut dans l’ouverture et les observa. Une voix rauque et sévère s’éleva et leur ordonna de ne pas bouger. Les traits du visage de l’inconnu n’étaient pas visibles car il se trouvait à contre-jour. Cependant, Blasius reconnut la voix si caractéristique de l’homme qui les avait kidnappés.
— Espèce de sale lâche, un sort de sommeil, vraiment ? Attends que je sorte, je vais arracher tes viscères et te les faire manger, Odexat ! enragea le juge au fond de son trou.
— Tu m’as manqué aussi, Blasius. Je suis désolé que l’on ait à se retrouver dans ces conditions, exprima d’un ton sarcastique la voix rauque.
— Odexat, au nom de l’Empereur Emett Draxak d’Astéa, je vous arrête pour désertion et trahison. Vous serez jugé par le tribunal militaire de l’Empire d’Astéa, commença le juge master machinalement, comme s’il récitait une phrase qu’il avait apprise par cœur.
— Vous m’arrêtez ? Ben voyons... ricana Odexat.
Le juge master réitéra ses propos et termina en demandant au fugitif s’il souhaitait se rendre ou résister. Odexat s’esclaffa, les personnes en face de lui n’avaient clairement pas de quoi riposter et étaient bien coincées dans un silo.
Gaven fit un signe de la main à Grace, celle-ci hocha la tête, son heaume fin et dentelé creusé dans le métal bougea. La femme juge écarta les bras, marmonna quelques mots dans une langue ancienne qui résonna sur les parois métalliques du cylindre, ses poings s’illuminèrent puis elle lança son bras contre un des murs qui les séparaient de l’extérieur. La structure de fer rouillé s’effondra face à l’assaut de magie et de force qui le heurta, un grand trou se forma en éclatant et en brûlant une partie du cylindre. L’air marin s’engouffra dans la brèche nouvellement formée et envahit les narines des juges, sans doute était-ce le port, pensa Gaven.
Odexat descendit du silo qui commença à pencher, s’affaisser puis qui s’écroula sur lui-même. Les nouveaux juges et l’ancien se faisaient face, le silo s’écrasa dans l’océan en poussant son dernier souffle, une plainte métallique ressemblant à un cri strident et rocailleux. En s’échouant sur la surface noire de l’eau, une colonne d’eau s’éleva et arrosa les juges. Le liquide salin pénétra leurs vêtements, les plaques de métal et leurs heaumes. Gaven pinça ses lèvres avant de s’élancer sur l’adversaire.
Odexat observait ses adversaires, il ne connaissait que Blasius, un vieux juge sadique qu’il n’avait jamais apprécié. Les deux autres lui étaient inconnus. Son cœur se serra lorsqu’il vit l’armure du juge master, la même qu’il portait quelques années plus tôt. Celle avec laquelle il avait commis le “péché ultime”. La honte, la culpabilité et la colère, voilà tout ce qu’il lui restait de son long et loyal service à l’Empire. Il était désormais un déserteur mais il s’était accommodé à ce titre.
Le nouveau juge master fut le premier à lui foncer dessus, bien que désarmé, il savait que tous les juges étaient dangereux et qu’ils étaient des combattants hors-pairs. Voilà pourquoi il ne prendrait aucun risque même face à des inconnus. Il joignit ses mains, récita une formule, le magus se concentra entre ses paumes et lorsqu’il toucha de nouveau le sol des éclairs jaillirent à sa surface humide se dirigeant vers l’assaillant. Une décharge que Gaven subit de plein fouet et le fit s’effondrer sur le sol.
Blasius ricana.
— Non mais quel crétin, il te pensait sans défense. C’est que le gamin ne t’a pas connu, lança-t-il d’un ton moqueur.
— Toi, tu me connais, tu sais donc que je ne vous laisserai pas partir d’ici, répondit froidement Odexat.
— Tout ce que je sais, c’est que le seigneur Vaik ne tient pas plus que ça à ce qu’il y ait un procès.
— Représenter la justice n’a jamais été le rôle d’un juge, s’il vous envoie vous, je sais ce que cela signifie. Le juge n’est que le bourreau, la justice je ne la trouverai pas à Astéa, souffla tristement Odexat.
— Ne jouez pas les martyrs, vous aurez droit à un procès équitable et à être représenté par un avocat. Rendez-vous Odexat, ordonna sèchement Grace.
La silhouette d’Odexat, grande et musclée, ne bougeait toujours pas. Il avait les bras croisés devant son torse. Sa chemise blanche lui collait à la peau et dévoilait dans son échancrure une toison poivre et sel de poils bouclés et drus. Il était chauve et portait un bouc, son visage était inexpressif, calme, glacial. De sa ceinture dépassaient deux dagues dont la lame nue réfléchissait la lumière des lampadaires, Odexat n’avait pas encore eu besoin de les utiliser mais il avait l’avantage dans cette situation, il était armé et eux non.
Gaven s’appuya sur ses bras pour se lever, l’effort lui coûta et il souffrait encore de l’électrochoc causé par la magie électrique que son adversaire avait utilisée. Les mages ne couraient pas les rues, malgré que la magie soit reconnue comme une véritable science, peu de personnes étaient réellement capables de la maîtriser. Le juge master avait donc fait une erreur qui aurait pu lui valoir de perdre la vie si Odexat avait réellement décidé de l’éliminer.
— Qu’est-ce que vous sous-entendez? Demanda Gaven entre ses dents serrées pour contenir sa douleur.
— Je ne sais pas qui vous êtes tous les deux. Mais si vous pensez faire le bien en prenant l’apparat d’un juge alors sachez que vous avez tort, affirma Odexat sans ménagement.
— Toutes les paroles que vous prononcez pourront servir de preuve lors de votre procès, je vous conseille de faire attention à ce que vous allez dire ensuite, s’exclama Grace.
— Le procès n’aura jamais lieu, Madame, vous êtes la complice d’une mascarade qui dépasse notre espèce depuis bien longtemps.
Gaven arriva à se redresser complètement, les muscles encore endoloris par la décharge. Il croisa le regard déterminé et froid d’un homme qui savait exactement ce qu’il faisait. Il n’était pas là pour attendre sagement sa peine mais bien pour lutter, jusqu’à la mort s’il le devait. En tant que soldat, il connaissait bien cette expression, celle qui indiquait qu’un adversaire n’avait rien à perdre.
— Il n’existe aucune autre espèce intelligente dans notre monde. N’essayez pas de gagner du temps en proliférant de telles inepties, c’est indigne de vous, râla Gaven.
— Le temps ? Ce n’est pas ce qu’il m’a manqué pour préparer cette rencontre, juge master. Par contre, le temps vous manquera pour vous préparer à ce que je vais vous révéler avant ma mort, lança le déserteur.
La posture de l’ennemi changea, il décroisa les bras, les laissa pendre le long de son corps et sortit de la poche de son pantalon une pierre, un morceau de cristal difforme de couleur sable, un beige très clair qui ne luisait presque plus.
— Connaissez-vous les Vexens? Interrogea l’accusé.
— Non, répondirent Grace et Gaven en même temps.
Odexat jeta au pied des juges la pierre difforme. Il fit quelques pas vers eux, Gaven recula aussitôt et se positionna de manière à pouvoir se défendre si jamais il devait être attaqué.
— Le roi-dieu a été choisi par une espèce que l’on nomme les Vexens ou le peuple Dieu. Ces êtres dirigeaient ce monde il y a fort longtemps, il asservissait les êtres humains, contrôlant leur destin et les utilisant comme outil pour bâtir leur paradis. Le Roi-Dieu, choisi par ce peuple, les a trahis et a utilisé la puissance qu’ils lui offrirent pour les détruire en scindant le cristal lumière en trois cristaux de magus, Odexat marqua une pause alors que son regard s’assombrit. En fait, ce peuple ne peut pas disparaître car ils sont liés au magus. J’ai aidé l’un d’eux à reprendre “vie” grâce à cette pierre. Un cristal artificiel mis au point par Cidolfus Continius Arch. Vous devez avoir entendu parler de lui n’est-ce pas? Questionna Odexat sans réellement attendre de réponse de ses interlocuteurs.
Il avait réussi à obtenir l’attention des juges, Gaven commençait à voir se dessiner une toile d’horreur, une machination qu’il n’avait jamais imaginée et des enjeux qu’il n’avait pas envisagés. Plus Odexat avançait dans ses explications qui s’apparentaient davantage une confession, plus le juge master sentait son cœur s’alourdir, l’inquiétude le saisissant et imprégnant son âme. Non pas pour sa personne mais pour celle de sa fiancée qui était restée seule au château, dans la bouche du monstre.
— Cidolfus a créé ces pierres et je suis l’un des premiers à les avoir utilisées. Amdapor… souffla le déserteur d’un air coupable, j’ai utilisé une pierre artificielle durant la bataille. La magie qui a englouti la ville a permis de libérer un Vexen, il a pris forme sous mes yeux, une forme éthérée, le visage ressemblant à une statue de pierre, une voix qui semblait venir de l’intérieur de moi alors que le visage de plâtre ne bougeait pas les lèvres. Cette voix ressemblait à celle de mes amis, de ma famille, à la mienne... plus rien ne semblait réel autour de cette silhouette insaisissable composée de fumée, inhumaine et terrifiante.
Les propos de l’ancien juge firent tressaillir l’âme de Gaven. Il se sentit pris d’une colère incontrôlable, voulut hurler mais n’en eut pas la force, les mots lui manquaient. Il ne pouvait pas se laisser aller à ses états d’âme maintenant alors que la situation était si désespérée pour eux, mais il comprenait pourquoi le déserteur avait choisi de tourner le dos à l’Empire.
Blasius, qui était resté étonnamment calme jusqu’ici, s’avança à son tour et ricana au nez de son ancien camarade. Peu affecté par l’histoire que le déserteur avait à lui conter, il se saisit de ce moment pour sortir d’un endroit bien caché de son armure une pierre, presque identique à celle d’Odexat sauf qu’elle était parfaitement décaédrique et brillait d’une intense lueur azur.
— C’est de ça que tu veux parler, Odexat ?
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