C12.3 Jaune
Équipe jaune — six heures avant la chute
À un autre étage.
Le scientifique Cidolfus Continius Arch portait toujours le cristal artificiel fait de la vie d’Angélique. Alors qu'il avait voulu utiliser la magie, celle-ci fut absorbée par le cristal lumière.
Dubitatif, le scientifique s'était mis à rire d'une manière qui mit mal à l'aise Duskara et Red-An qui se trouvaient en face de lui.
— Évidemment, il doit avoir faim après toutes ces années, quel sujet d’étude passionnant, s'extasia le vieil homme en blouse blanche.
— Faim? s'étonna Duskara, laissant échapper cette interrogation comme si elle lui avait échappé.
— Oui, ma chère. Cet antique cristal est la source de tout le magus de notre planète. Lorsqu'il fut scindé en trois morceaux, il a laissé s’écouler sa force autour de notre monde. Aujourd’hui, affamé et vigoureux comme jadis, il ravale sa puissance, expliqua Cidolfus en redressant ses lunettes.
— Tu es en train de nous dire que tout le magus de la planète va se concentrer ici? s'inquiéta Red-An.
— Tu as beau être fait de mes gènes, tu n’es pas très malin. C’est exactement ce que j’ai voulu dire, mon garçon.
Les deux comparses comprirent aussitôt ce que cela voulait dire. Red-An se jeta sur les grilles de la cage et les secoua dans tous les sens en hurlant qu’il fallait qu’il sorte. Il devait prévenir la flotte rebelle, le Comte Thasec et les mages de l’académie. Le monde des êtres humains allait s’effondrer, tout ce qu’ils connaissaient était en train de disparaître.
Bien sûr, ce n’était pas suffisant pour ouvrir la cage. Duskara essaya de faire entendre raison à son passionné camarade tandis que le scientifique se moquait du débordement émotionnel du garçon.
Cidolfus avait toujours été très fier de ses inventions. On pourrait le qualifier de génie si la plupart de ses idées n’étaient pas souvent confrontées à ce que l’on appelle l’éthique, un terme dont il n’avait que faire et qu’il jugeait limitant. Il préférait s’absoudre de cette morale afin de créer des inventions qui serviraient vraiment ses pairs.
Jeune, il avait commencé par étudier à l’académie de magie des îles flottantes, mais il fut renvoyé après qu'on l'eut surpris en train d’étudier des textes interdits. Il rejoignit l’université astéenne où il fit la connaissance de la science brute, celle qui s’animait de calculs et d’équations et non de formules magiques et d’incantations. C’est là qu’il apprit tout ce qu’il y avait à savoir sur l’ingénierie des vaisseaux et qu’il créa les monstres à la tête de la flotte astéenne d’aujourd’hui.
En sortant de l’université, il fut recruté par l’Empire pour créer d’autres armes et technologies. Son génie put s’exprimer librement et il testa beaucoup de ses inventions sur des animaux, des humains et des machines, sans distinction. Malgré la désapprobation de ses collègues, Cidolfus n’a jamais joué selon les règles. Il acquit suffisamment de notoriété pour être nommé à la tête du laboratoire Labyrinthus. Et il en était là aujourd’hui.
Le scientifique observait un autre de ses échecs. Sur une série de clones réalisés avec sa propre matrice, le génie pensait recréer un “lui”. Bien que Sacred Analogy 5 soit le seul à avoir survécu et à s’être développé normalement, il n’avait pas comblé les espérances de son créateur. Il était têtu, peureux, stupide et créatif.
Cette déception, Red-An l’avait toujours vue dans les yeux de son géniteur. Petit, on lui répétait qu’il devait la vie à cet homme qui le méprisait tant. Si, au départ, il fit beaucoup d’efforts pour être à la hauteur des attentes de son “père”, l’adolescence lui coupa l’herbe sous le pied et il décida de s’enfuir. Il s'attribua un vrai nom et une vraie vie. Sacred Analogy 5 devint Red-An, contrebandier et héros de son histoire!
Les deux hommes, face à face, se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, seule la marque du temps était différente. Cidolfus avait le visage creusé au niveau du front, des commissures des lèvres et des yeux, alors que la peau de Red-An était pulpeuse et rebondie. Pour le reste, ils étaient identiques. Une ressemblance qui n’avait jamais plu au contrebandier. S’il avait pu s’arracher tous les gènes provenant de ce “père”, il l’aurait fait.
— J’avais oublié à quel point j’avais pu te décevoir, Père, cracha Red-An, la voix tremblante de colère.
— Ne m’appelle pas comme ça, je ne suis pas ton père. Tu es au-delà de ça, tu es moi. Formé uniquement de mes gènes, le seul survivant de la portée. Mon miracle qui n’a eu de cesse de se rebeller contre son créateur. Quand comprendras-tu que c’est vain, mon garçon? Tu es moi, ton destin est lié au mien, reprit Cidolfus.
— Si vous ne voulez pas que je vous appelle père, alors ne m’appelez pas mon garçon.
— Ah oui, tu t’es attribué un nom, j’avais oublié. Red-An, c’est ça? Plutôt joli, j’aime bien.
— Je n’ai pas besoin de votre approbation! s’énerva le contrebandier.
— Mais pourtant, tu n’as de cesse de la rechercher! Ce que tu peux être compliqué, je n’ai pas souvenir d’avoir été comme ça un jour, s’indigna le scientifique, les bras au ciel.
Le voleur n’argumenta pas davantage, sentant sa colère l’emporter. Il préféra serrer les dents et les poings plutôt que de débattre avec une personne incapable de comprendre ce qui faisait l’essence de l’humanité. Si les gènes étaient importants et définissaient certains aspects de la vie d’un individu, les sentiments, eux, s’acquéraient par l’expérience et permettaient à l’être d’évoluer.
— Cette cage n’arrête pas de rapetisser. Je sais que c’est compliqué pour toi, mais il faut que l’on se concentre sur la sortie, chuchota Duskara à l’oreille de son camarade.
La voix nasillarde de la Madows sortit Red-An de ses pensées. En plus d’avoir raison, il devait aussi trouver un moyen d’avertir la rébellion que tous les vaisseaux allaient s’écraser s’ils s’approchaient du cristal lumière. Peut-être en avaient-ils déjà fait l’expérience.
Les contrebandiers se tournèrent vers Cidolfus, qui se murmurait des choses incompréhensibles à lui-même en frottant sa barbe poivre et sel d’un air nerveux. Il agissait comme le dresseur nerveux enchaîné dans la cage de ses bêtes, espérant qu’aucune d’elles n’ait l’idée de se rebeller contre son maître. Le scientifique était surtout arrivé à la conclusion que la seule façon de sortir était de se libérer du poids de chacun ; lui de son échec et son spécimen de sa présence. C’était une arène, un “un contre un” durant lequel un seul d’entre eux ressortirait de sa cage.
Red-An finit fatalement par en arriver à la même conclusion. Duskara voulut l’aider, mais il lui demanda de rester à l’écart jusqu’à ce qu’il l’emporte. Il s’avança vers son géniteur, les poings serrés, déterminé à se débarrasser des gènes dont il avait tellement honte. Cidolfus bafouilla quelques mots, peut-être des supplications, qui n’atteignirent jamais son agresseur.
— Désolé de n’avoir jamais su contenter vos attentes, géniteur, mais aujourd’hui je prends mon envol ! s’écria Red-An avant de frapper violemment le scientifique au visage.
Cidolfus tomba à la renverse, se tenant la mâchoire. Son oreille bourdonnait et il baragouina une phrase qu’il dut répéter à deux reprises pour que son détracteur puisse l’entendre.
— Je ne t’ai jamais empêché de voler, c’est toi qui as décidé de rester dans ta cage.
Le voleur écarquilla les yeux, le souffle coupé par ces quelques mots. Comment pouvait-il lui dire ce genre de chose alors qu’il l’avait soumis à des expérimentations auxquelles il avait explicitement dit qu’il ne voulait pas participer ? Il l’avait mutilé, asservi et humilié à de multiples reprises. La science lui avait coupé les ailes alors qu’il n’aspirait qu’à s’envoler. Fuir.
— Espèce de monstre ! Tu sais ce que tu m’as fait, tous les mensonges, tous les coups, toutes les humiliations, je vais te les rendre au centuple. Tu vas souffrir autant que j’ai souffert ! s’écria le contrebandier.
Alors qu’il allait frapper de nouveau, prêt à rouer de coups son géniteur, Duskara passa derrière lui, retint son bras et, d’une simple prise, immobilisa son ami. Elle lui chuchota à l’oreille que la vengeance n’était pas synonyme de liberté. Il devait reprendre le contrôle.
Cidolfus remercia intérieurement la Madows. Vu son âge et son inexpérience en matière de combat rapproché, il n’aurait eu aucune chance face à son “lui” plus jeune. Il rampa dans un coin de la cage, s’éloignant de celui qui venait de le frapper, pour reprendre son souffle et chercher quelque chose qui lui servirait d’arme.
Red-An s’excusa auprès de sa camarade, reprenant peu à peu le contrôle de ses émotions. Quelques exercices de respiration qu’il avait appris de son amie, du temps et des mots doux lui permirent de s’apaiser enfin.
C’est durant ce laps de temps qu’il comprit. Les chaînes apparurent clairement devant ses yeux et, comme l'avait annoncé le Vexen, elles venaient de lui. Les deux contrebandiers se redressèrent, mais cette fois occultèrent volontairement le scientifique pour s’approcher des barreaux de métal luisant de leur cage. Red-An inspira bruyamment, les yeux larmoyants. Il fixait les barreaux comme si, dans sa tête, se jouait une scène capitale dont il était le seul témoin. À côté de lui, Duskara faisait de même et attendait qu’il fasse le premier pas.
La sortie avait toujours été là.
Le voleur avança un pied qu’il passa entre les barreaux de métal, serrant les poings, il scanda à voix haute qui il était et qu’il n’avait plus rien à voir avec le scientifique, qu’il voulait sortir et être libre. Simplement.
Le pied passa entre deux baguettes métalliques puis le mollet et enfin la cuisse entière, le torse, les épaules et la tête. Son corps entier passa au travers du métal, comme si ceux-ci n’avaient jamais existé. Ils s’effacèrent au passage des contrebandiers puis réapparurent devant les yeux du vieil homme qui resta stoïque. Il tenta de faire de même, de passer au travers des barreaux de métal, mais il se heurta à la dureté du métal.
— Tu as oublié ce que c’était que de se sentir libre, les émotions humaines te sont inconnues et c’est pour ça que tu resteras coincé ici, proclama Red-An sans regarder son interlocuteur.
Le vieil homme derrière les barreaux passa ses bras et supplia son clone de le sortir de là, de lui expliquer ce qu’il devait faire, mais il resta muet. Tous les indices avaient été donnés par Hadès, la réponse se trouvait dans le cœur de tous les individus, mais Cidolfus avait oublié. Il ne savait plus comment ça marchait.
Sans se retourner, le contrebandier ouvrit la marche et se dirigea vers le grand escalier en cristal suivi de près par Duskara.
Trois heures avant la chute...
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