Une question

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Coosada , Alabama

Samedi 20 juin 1998


Les amis de Betty étaient tous très beaux et très bien habillés. Elisabeth me présenta tout d’abord Marvin, beau gosse d’allure sportive, une longue mèche blonde savamment travaillée sur le front. Il me précisa tout de suite en guise de qualité première, qu’il était le quarterback de l’équipe qui venait de remporter le championnat du comté, puis pour conforter son image, il ajouta que son père, John Holmes III, était à la tête de la plus grosse entreprise de construction de l’Alabama. Tout en disant cela, je sentais qu’il me détaillait de la tête aux pieds, s’attardant surtout sur ma poitrine. Mes ancêtres avaient dû ressentir la même chose quand les siens examinaient les esclaves fraichement débarqués. Le suivant était Will, que j’avais déjà croisé. Il était venu se placer au coté de Betty, qu’il avait prise par la taille dans un geste de possession absolue. Le troisième enfin avait un regard ténébreux, il était entièrement vêtu de noir, ce qui détonnait dans l’assistance. Il se nomma lui-même, Stuart Carter, fils de Charles Carter, juge à la Cour Suprême de l’Etat d’Alabama, avant d’ajouter qu’il avait déjà débuté ses études de droit à Duke. Je trouvai un peu curieux que ces garçons encore jeunes, se présentent eux-mêmes en référence à la position de leurs pères. Je n’imaginais pas un instant leur préciser que j’étais la fille d’un « truck driver » qui avait abandonné sa famille.

Betty m’évita d’avoir à le faire, elle se chargea de me présenter avant que je puisse le faire moi-même.

— Chelsea est l’amie dont je vous ai parlé. Nous sommes en classe ensemble à Carver. Elle est super-sympa, et vous pouvez voir que je n’ai pas menti. Elle est vraiment bien foutue, non ?

Cette dernière phrase renforça mon malaise, j’avais l’impression d’être une marchandise dont on avait vanté les mérites. Betty semblait très fière de son effet. Je ne savais plus que dire ni que faire. Je crois que j’ai souri bêtement, pour ne pas éclater en sanglots. J’ai repensé à ce que m’avait dit Oliver quelques instants plus tôt. Était-ce pour cela que j’avais été invitée, comme dans le cirque Barnum, où l’on se pressait pour voir ces êtres étranges. Une alien, voilà ce que j’étais au sein de cette assemblée.

J’avais envie de repartir sur le champ, de rentrer chez moi pour fuir ce monde où je n’avais pas ma place, mais je repensai à ma grand-mère Mary, qui s’était battue dans les pas de Rosa Parks. Que ferait-elle à ma place ? Je décidai de rester et d’assumer ma différence, de jouer leur jeu, au moins pour voir jusqu’où pouvait encore aller le racisme ordinaire dans notre génération.

Stuart vint interrompre mes pensées noires.

— J’ai un ami qui m’a procuré un peu de poudre. Qui en veut ?

— Si ton père savait ça ! répliqua Betty.

— Oh, je suis sûr qu’il s’en doute. Il devait faire la même chose à notre âge. J’ai aussi de l’herbe si vous préférez.

Puis se tournant vers moi :

— Tu fumes Chelsea ? C’est de la bonne, ça te changera de ce qu’on trouve dans ton lycée.

— Non merci, je ne fume pas, répondis-je.

— Tu as tort, comment peux-tu passer une bonne soirée si tu n’es pas défoncée ? Qu’en penses-tu Betty ?

— Un petit joint n’a jamais fait de mal à personne.

— Tu peux m’indiquer les toilettes ? demandais-je discrètement à la jeune femme.

— Le plus simple c’est de retourner à l’entrée et de demander au majordome, sinon tu risques de te perdre, répondit Will à sa place, avec un sourire arrogant.

Je m’en retournai vers la grande demeure et trouvai le chemin sans encombre. Outre la grande pièce que j’avais déjà traversée, je découvris par une porte ouverte la vaste bibliothèque, dont les rayonnages montaient jusqu’au haut plafond, justifiant une échelle pour atteindre les plus hauts niveaux. Un large escalier de marbre permettait d’accéder aux étages, que je ne me permis pas de visiter. Comme je revenais dans le grand vestibule, je tombai sur Oliver.

— Ce bar est mieux approvisionné que l’autre. Ils ont un pur malt écossais, une merveille.

— Je te remercie, mais je ne bois toujours pas. Betty m’a présenté ses amis, Marvin et Stuart, tu les connais ?

— De parfait connards, arrivistes et arrogants. Imbus de leurs personnes, du fait de la richesse ou de la position de leur famille. Le fils du juge est particulièrement détestable.

— Il m’a proposé de la drogue.

— Oui, ça ne m’étonne pas. Tu es sûre que tu ne veux pas goûter ce nectar ?

— Non, non, je te remercie. Je crois que je commence à comprendre ce que tu voulais dire tout à l’heure.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai bu deux ou trois verres depuis ce moment.

— Tu m’as demandé si je savais pourquoi Betty m’avait invitée.

— Ah oui, en effet. C’est une bonne question, n’est-ce pas. Tu as trouvé la réponse ?

— Je ne sais pas. Quand Betty m’a présenté ses amis, j’ai eu l’impression d’être une bête de cirque ou même sur le marché aux esclaves.

— Je vois que tu as compris la mentalité du Sud. J’ai beau être blanc, mon père n’est qu’un modeste fonctionnaire à leurs yeux, même s’il a été élu. Il n’est là, selon eux, que pour servir leurs intérêts, et moi par conséquence, je dois également contribuer à cet objectif. Au risque de paraître terriblement cynique, mais je sais que je le suis, je crois que tu as parfaitement compris la situation. Regarde-toi, tu es terriblement séduisante, même dans cette robe quelconque, tu représentes une forme d’interdit, de tabou. Comme leurs aïeux, ils veulent s’encanailler avec des femmes noires, excuse mon parler direct, sans conséquence pour eux.

— Mais ce n’est pas possible, Betty n’est pas comme ça.

— Est-ce que tu la connais si bien que ça ?

— Elle est à GW Carver où presque tous les élèves sont noirs.

— Son père est un type bien, ce qui est plutôt rare dans le microcosme de Montgomery, mais je ne crois pas qu’il obtienne un résultat significatif avec sa fille. Malheureusement comme je te l’ai dit, je n’ai aucune illusion sur ce monde.

— Tu es un drôle de type, Oliver, et j’espère que tu te trompes, mais je te remercie de me parler ainsi.

— Personne d’autre ne le fera ici, mais pense à ce que je t’ai dit. Peut-être que ça t’évitera des désillusions.

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