Premiers soupçons

6 minutes de lecture

Montgomery, Alabama

Samedi 25 juin 2022

Nancy avait quitté la petite maison où j’avais vécu jusqu’à mon départ pour l’université vingt ans plus tôt, pour un « condo », un appartement qu’elle avait acheté dans un immeuble ancien du centre ville, entièrement rénové et mis aux normes pour accueillir les seniors. Le logement n’était pas très grand, mais bien agencé et meublé avec goût. J’y retrouvais quelques objets et photos, souvenirs de ma jeunesse. Ma tante avait maintenant plus de soixante-dix ans et vivait seule depuis que ma mère avait elle aussi quitté l’Alabama pour refaire sa vie à Chicago, des années plus tôt. Je me dis que nous ne nous étions plus revues depuis l’accident qui avait laissé cette dernière totalement invalide. Je l’avais fait héberger dans un établissement spécialisé à Santa Monica où je la savais bien entourée, mais il n’avait bien entendu pas été question qu’elle fasse le voyage jusqu’à Montgomery.

— Tu sais que ta mère me manque toujours, murmura Nancy en reposant une photo où les deux sœurs posaient, insouciantes, devant la maison de grand-mère Mary.

— Ce n’était pas possible de la faire venir, tu le sais bien. Et puis, tu pourrais venir nous rendre visite en Californie.

— C’est si loin…

— Je l’ai bien fait moi.

— Toi, tu es jeune et en bonne santé.

— Regarde-toi, tu es encore en pleine forme. Tu vas à tes cours de Pilate trois fois par semaine, tu marches avec tes amis tous les jeudi. Reconnais juste que tu n’en as jamais eu envie.

— C’est vrai, quand tu es partie pour faire tes études et que ta mère a déménagé pour suivre ce Robert dans l’Illinois, je vous en ai voulu. Je vous enviais de vouloir vivre votre vie, alors que moi je restais attachée à nos racines du Sud.

— Tu sais bien qu’il m’était impossible de rester ici.

— Bien sûr ma chérie, après ce qui s’était passé, tu n’avais pas d’autre choix.

— Tiens, à propos, j’ai croisé Elisabeth Stanton hier soir. Enfin, c’était Betty Miller à cette époque. Elle vient d’être élue présidente du Rotary en Alabama.

— Je m’étais trompée à son propos il y a vingt ans, je le regrette toujours. Rien ne serait arrivé si je m’étais rangée à l’avis de ta mère.

— C’est du passé, il est inutile de refaire l’histoire. Le plus incroyable, c’est qu’elle m’a invitée à un barbecue chez elle, demain.

— Tu lui as ri au nez, j’espère.

— Pas du tout, j’ai accepté. J’ai vraiment envie de voir ce qu’elle est devenue. Je dois dire que j’espère bien lui montrer ce que j’ai réussi à construire moi-aussi, et je ne suis pas certaine que ça lui plaise.

— À quoi bon remonter tout ça à la surface ? demanda ma tante.

— Après cette nuit à Coosada, j’ai fui la honte et l’humiliation. J’ai cédé devant leurs prétentions suprémacistes. Aujourd’hui je veux leur montrer que je n’ai rien oublié, rien pardonné. Dans le monde où je vis à Los Angeles, on m’a surnommée « Black Panther ». Ils vont regretter ce qu’ils m’ont fait subir durant cette soirée.

— Rien n’a changé ici. On a maintenant un maire noir depuis trois ans, il a beaucoup œuvré pour réduire les clivages entre les communautés, mais dans le fond, le système est resté inchangé. Ce sont toujours les mêmes familles blanches qui contrôlent le comté et l’état. Que peux-tu faire seule contre eux ?

— Où est ma tante Nancy qui militait avec grand-mère ? Je n’ai pas l’intention de les affronter sur leur terrain, mais tu ne sais pas grand-chose des ressources auxquelles j’ai accès. Je ne changerai pas l’ordre des choses, hélas. J’ai juste envie de leur faire mal, très mal et j’ai bien l’intention d’y parvenir.

— Prends garde à toi, tu ne sais pas de quoi ces gens-là sont capables, me dit ma tante.

— Je suis particulièrement bien placée pour le savoir, au contraire et je n’en suis que plus motivée.

J’emmenai ma tante déjeuner en ville avant de rejoindre mon hôtel. La conversation que j’avais eue elle ne me laissait plus de choix. Je devais aller de l’avant et me jeter dans la bataille. À ce moment, je n’avais encore aucune idée de mon angle d’attaque, mais je ne doutais pas que je finirais par trouver un point faible dans lequel je pourrais porter le fer.

Sitôt revenue dans ma chambre, je troquai ma tenue de deuil pour des vêtements plus confortables, me servis un whisky, le bar avait été recomplété, et je me remis à l’étude du dossier préparé par Louis.

Je parcourus à nouveau la note de synthèse puis je me lançai dans la lecture des dossiers complets. Il y avait beaucoup de documents juridiques, actes d’accusations, minutes de procès, compte-rendus de délibérations. Quel que soit l’objet de la procédure, l’issue était souvent similaire. Abandon des poursuites, non-lieu, ou acquittement, faute d’éléments de preuve.

Comme l’avait déjà remarqué Louis, le plus souvent les plaignants revenaient sur leurs déclarations, des témoins ne se présentaient pas le jour du procès ou feignaient de ne rien savoir de l’affaire en cours.

Il ne faut pas être docteur en Droit pour comprendre que de tels comportements ne peuvent avoir que deux motifs, la corruption ou les pressions exercées sur les parties adverses.

Je fis un rapide calcul. On était en milieu d’après midi en Alabama, connaissant les habitudes de Louis, il devait terminer son brunch avant d’aller surfer à Malibu ou une autre plage de la Pacific Coast Highway. Je tentai ma chance avec un appel Whatsapp.

— Hey, comment va ma Panthère Noire ? me lança-t-il en prenant la communication.

— J’ai connu des moments plus fun, mais je tiens le coup.

— Tu as regardé le dossier que je t’ai envoyé ? C’est du rapide, je n’avais pas le temps de trop approfondir.

— Oui, je l’ai bien reçu et j’ai presque tout lu, je te remercie.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je suis assez en ligne avec ton analyse, le cabinet Miller Stanton est très fort pour faire changer les positions de ses adversaires. J’aimerais que tu creuses ce côté-là. Enquêter un peu sur les individus qui ont fait basculer les affaires en changeant de position.

— Ça va me prendre un peu de temps, ça peut faire pas mal de monde.

— Concentre-toi sur les plus gros, ceux dont le changement de pied a été le plus inattendu. Recherche un éventuel changement de train de vie ou une évolution de leur position professionnelle.

— Pas besoin que tu m’expliques ce que j’ai à faire, ma grande, je connais mon job !

— Je sais, tu es le meilleur, c’est pour ça que je te le demande à toi.

— Tu sais que quand tu me parles comme ça, je ressens des frissons ?

— Là, tu n’es pas le meilleur, si tu avais des sentiments pour moi, ça fait longtemps que j’aurais fini dans ton lit.

— Si on ne peut plus plaisanter…

— C’est très bien comme ça, si on était sortis ensemble, ça aurait sûrement très mal fini.

— Tu as raison. Tu as besoin d’autre chose ?

— Oui, je me souviens d’une personne que j’ai croisée il y a plus de vingt ans en Alabama. Son père était conseiller municipal à Montgomery, en charge des projets immobiliers. Pourrais-tu essayer de le retrouver ?

— Sans doute, mais ce serait plus facile si tu me donnais au moins son nom.

— En effet, il s’appelle Oliver Major.

— Je ne promets rien pour aujourd’hui, mais je peux te livrer un premier lot demain soir. À propos, quand prévois-tu de rentrer ?

— Je ne sais pas encore, ça dépendra de ce que tu trouveras, mais sûrement pas avant mardi ou mercredi.

— Je suppose qu’il faudra que je vienne récupérer la Tesla.

— En effet, mais ne t’inquiète pas, tu as le temps d’aller surfer et prendre du bon temps avec tes copains.

— J’y compte bien.

— Je ne retiens pas plus longtemps, tu vas manquer LA vague.

Je mis fin à la conversation. Je ne sais pas pourquoi le nom d’Oliver Major m’était revenu soudain.

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