Newco

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Au milieu de l’année 2013, mon contrat avec l’Air Force arrivait à son terme. Je fus convoquée au Pentagone pour rencontrer un panel d’officiers supérieurs. La raison de cette réunion était officiellement l’évaluation de mes travaux, mais il ne faisait aucun doute que ces messieurs souhaitaient évoquer mon avenir au sein de la Défense. Les développements réalisés grâce au concours irremplaçable de Louis et de son équipe avaient impressionné jusqu’au niveau de l’état-major qui souhaitait vivement me voir poursuivre dans cette voie. Je venais d’avoir trente ans et ils me proposaient déjà pour le grade de major, ce qui était remarquable pour un non-combattant en temps de paix, femme et noire de surcroit.

Je n’avais pas attendu ce moment pour réfléchir à la suite de ma carrière et j’étais convaincue que ce n’était pas sous l’uniforme que je pourrais évoluer comme je l’espérais. J’avais mesuré le potentiel des algorithmes de Seshat Research et j’envisageais toute la portée de leur application dans le domaine de la recherche économique et industrielle. Il n’était pas question, dans mon esprit, de créer une agence ayant pignon sur rue, mais au contraire d’opter pour un format confidentiel travaillant pour un nombre réduit de clients sachant apprécier la valeur de nos services, le Département de la Défense pouvant prétendre à ce qualificatif.

J’avais déjà évoqué ce projet avec Louis Warner, qui m’avait encouragé à en développer l’idée, tout en me précisant qu’il souhaitait se ménager de larges plages de temps libre pour pratiquer ses loisirs favoris tant qu’il en avait les capacités physiques. Louis voulait quitter la Vallée pour descendre vers Los Angeles et ses eaux plus clémentes pour les surfeurs. Selon lui, il n’était plus nécessaire d’avoir des bureaux communs pour travailler en groupe. Puisque de toute façon chacun travaillait dans sa bulle, pourquoi ne pas le faire depuis chez soi ? Ce concept était bien entendu irrecevable pour l’armée, mais séduisant dans le civil.

Quelques mois plus tôt, j’avais officiellement créé une structure juridique, entre nous c’était Newco, le temps de lui trouver un nom plus pertinent. Louis n’avait pas souhaité y être associé, alors que je lui avait proposé de partager les actions à égalité. Il était par contre prêt à travailler exclusivement pour moi, en échange d’une rémunération attrayante et d’une très large indépendance.

À l’issue de la réunion au Pentagone, j’ai présenté mon idée au colonel Morris qui avait mené les discussions. Il exprima une déception de principe, mais reconnut la justesse de mon analyse. Il me demanda quelques jours de patience. Au début juillet, je fus de nouveau invitée à Arlington. Outre Morris, deux officiers généraux me reçurent dans un vaste bureau. Autour de la table de réunion furent posées les bases de ma nouvelle collaboration avec l’Air Force, avec une possible extension aux autres armes en cas de nécessité. Officiellement, il s’agissait d’un contrat de consulting technologique pour le développement de logiciels. Dans les faits, nous venions de jeter les bases d’une agence de renseignement totalement occulte, certes pas de l’envergure de la CIA ou de la NSA, mais avec une approche totalement nouvelle et très spécifiquement ciblée, tout particulièrement orientée vers ce que nous avons baptisé le « contre cyber-espionnage ».

Particularité fondamentale, mon activité restait totalement privée et non exclusive. Je travaillerais sous contrat pour le DoD, mais rien ne m’interdisait de vendre mes prestations à d’autres clients, sous réserve de conflits d’intérêts ou de sécurité nationale. Cette activité civile pourrait assurer le cas échéant, ma « couverture » vis-à-vis d’éventuelles investigations, des services fiscaux par exemple. Elle allait également me fournir de très confortables revenus.

Durant les premiers mois de notre nouvelle activité, je restais dans mon logement de Colorado Springs. Il était convenu que Louis serait mon seul employé, à charge pour lui de recruter un réseau de partenaires indépendants et de les gérer. Pour ma part, j’étais l’unique interface entre Newco et les clients, l’Air Force en l’occurrence. Au début de l’année suivante, je fus mise en relation avec un cadre de chez Boeing, en charge de la sécurité des systèmes d’informations stratégiques. L’avionneur craignait que des failles puissent exister dans les réseaux reliant les serveurs supportant les bureaux d’études, civils et militaires. Je proposais de procéder à des tests de pénétration poussés et à une analyse des historiques et logs de leurs systèmes. Ce premier contrat, en dehors de l’Air Force, nous permit d’identifier un employé qui recopiait des plans et des schémas depuis l’une des applications de conception. Sans aucune publicité, notre savoir-faire fut connu dans le milieu de l’aéronautique et nous avons ajouté Rockwell et Raytheon à la courte liste de nos clients.

À la fin de son premier exercice comptable, Newco, devenue entre temps LBW Research (pour LeBeau & Warner), avait généré un chiffre d’affaires confortable de près de cinq millions de dollars, constitué pour une bonne part de primes sur résultat. Je pouvais envisager de quitter le Colorado pour revenir en Californie. Louis s’était acheté un motor-home de la taille d’un bus, qui stationnait le plus souvent le long des plages au nord de Los Angeles. Je choisis de m’installer dans le même secteur et jetai mon dévolu sur Pacific Palisades. J’avais déjà gagné pas mal d’argent, mais pas encore assez pour m’offrir une villa sur les collines. Je me contentai d’un bel appartement avec vue sur le Pacifique, à la limite de Santa Monica. Outre Louis, qui était le rouage indispensable de mon organisation, je louais les services d’un juriste de confiance, dûment scanné par nos soins, pour gérer les contrats, ainsi que ceux d’un expert comptable et d’un secrétariat partagé pour les relations courantes.

Dans les premiers temps, je prenais une part active aux travaux d’investigation, mais il apparut très vite qu’il était plus opportun pour moi de me consacrer à plein temps aux relations commerciales. Je découvris ainsi que j’étais plutôt douée pour développer des réseaux interpersonnels aussi serrés que confidentiels. Force me fut d’admettre que mon physique et mon charisme auprès des deux sexes contribuèrent largement à cette réussite, mais cela aurait été de peu d’utilité sans les capacités de Louis et de son groupe. Je ne connaissais aucun de ses collaborateurs et je ne souhaitais pas les connaître. Eux-mêmes n’avaient affaire qu’à Louis et n’avaient jamais de contacts directs avec les entreprises qui faisaient appel à nos services. Louis recevait des notes d’honoraires ou des factures de sous-traitance que notre comptable réglait directement et nous avons réussi à fonctionner ainsi jusqu’à présent.

Bien entendu, pour le commun des mortels, y compris bon nombre de mes relations personnelles, il m’avait fallu écrire une légende permettant de justifier mes revenus substantiels sans activité réellement visible. J’avais donc pour habitude d’expliquer que j’avais gagné beaucoup d’argent en investissant de façon très précoce, durant ma période Stanford, dans une start-up de la Vallée, devenue dix ans plus tard une licorne extrêmement profitable. Je complétais en décrivant une vague activité d’enquêtes privées, ce qui n’était pas si éloigné de la réalité, pour le compte d’entreprises commerciales.

C’est cette dernière version que je m’apprêtai à présenter à Elisabeth Stanton.

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