Chapitre IX

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Le nom de Secousse en provoqua de nombreuses. Chuchotements et discussions naquirent à sa simple évocation dans les rangs de l’assemblée. Qui ne connaissait pas ce capitaine de génie ? Celui qui avait remporté la bataille du golfe de Vailleux, celui qui avait sauvé les restes des armées après la désastreuse campagne d’Halkinaj, celui qui avait dérobé au royaume d’Ariange plus de vingt tonnes d’or en un seul raid ? Plus qu’un excellent commandant, il s’agissait d’une véritable légende. Mais nul n’attendait son retour avant plusieurs mois. Que faisait-il ici ? Ferdinand scruta attentivement ses associés du moment. L’inquiétude primait clairement sur l’admiration. Pareil héros ne pouvait que gêner leurs manœuvres.

Monsieur Noussillon, pour sa part, ne sourcilla pas. Il se contenta de répondre :

— Heureux que le Bleu nous l’ait, une fois de plus, rendu sain et sauf.

Il était au courant de son retour. Charles le sentait. Il le savait. Comment ? Aucune idée, mais le vieux loup de mer s’insérait dans l’équation qu’il projetait de résoudre, à savoir comment engranger autant de bénéfices que possible d’une crise existentielle.

— Messieurs, si vous voulez bien me suivre, les sages vous attendent.

« Un mot bien pompeux pour désigner les grabataires qui nous dirigent, songea Ferdinand. Ne les faisons pas attendre. Ils pourraient en mourir. » Il ricana tout seul, renforçant encore un peu plus son aspect demeuré. Parfait.

En longue file, les marchands et leurs escortes traversèrent le couloir des souverains, dans lequel se vingt-et-un des vingt-deux monarques de la cité se trouvaient immortalisés sous forme de statue. Le dernier socle ne conservait que les pieds de son modèle, et l’on sentait encore la haine et la hargne avec lesquelles le reste du corps avait été arraché. Il s’en était fallu de peu que ses aïeux ne subissent le même sort mais, selon la légende, un éclair s’était abattu sur la coupole du palais au moment où les émeutiers s’apprêtaient à déraciner son prédécesseur, les dissuadant de continuer. Comment, alors que moins d’un siècle s’était écoulé depuis ces évènements, pareilles affabulations avaient pu naître et, pire, être crues ? Ferdinand se contenta de hausser les sourcils.

Le corridor s’étendait sur de longs mètres, attendant les futurs rois qui ne viendraient probablement jamais, jusqu’à déboucher sur l’hémicycle, épicentre du pouvoir politique, où siégeaient les plus éminents vieillards de la cité. Les bancs de jade surplombés par les sièges incrustés de saphirs des cinq sages tranchaient avec la sobriété du reste des lieux. Certains trouvaient même cela de mauvais goût mais il fallait bien marquer sa différence avec la monarchie honnie. La république n’était ni aussi pieuse, ni aussi pauvre, ni aussi archaïque que le régime précédent. On aurait presque pu la qualifier de moderne, si les ancêtres assis en son sein ne contredisaient pas immédiatement cette affirmation.

— Mes éminents confrères, nous recevons aujourd’hui la guilde des marchands et commerçants, menée par monsieur Charles Noussillon. Ils vont nous présenter les mesures nous permettant de sortir de la crise dans laquelle nous sommes englués.

La voix du héraut raisonna en écho, remonta la spirale servant de toit à l’édifice pour s’éteindre en un murmure au sommet. Adopter le bon ton et le bon débit de parole dans cet amphithéâtre des plus singuliers relevait de l’exploit et seuls les plus habitués y parvenaient sans créer de dissonances. Qu’on réussisse, et la plus insipide des phrases prenait un air de symphonie. Qu’on échoue, et le plus solide argument volait en éclats au contact des murs et des oreilles assourdies.

— Nous vous écoutons, prononça lentement la doyenne de l’assemblée, du haut de son trône.

Les politiciens, tous vêtus d’un accoutrement de soie et de plumes, comme l’exigeait une tradition saugrenue, observaient, depuis leur perchoir, l’homme blond à la canne de rubis s’avancer.

— Je vous remercie, embraya celui-ci. Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que la ville est en proie à la plus sévère des disettes, qui se transformera immanquablement en famine dans les prochaines semaines si nous ne réagissons pas rapidement. La rue gronde. Le peuple tonne. Le guet s’est comme envolé. Votre auguste autorité ne dépasse plus les marges du palais. L’anarchie menace et Ornemer se trouve au bord du précipice.

Ce bref état des lieux déclencha un brouhaha qui cassa la belle musique instaurée par l’orateur. Les commentaires fusaient à travers la salle, percutaient les parois courbes de la toiture et tourmentaient jusqu’aux ouïes les moins fines. Aussitôt entamé, aussitôt terminé, l’architecture du lieu ne tolérait pas le moindre bavardage. La mélodie du ténor reprit après avoir laissé planner quelques secondes de silence.

— Mes chers sénateurs, l’heure n’est pas encore au désespoir. Une immense armada a été réunie par mes bons soins à Bormarée, sur le continent. Je suis en contact direct avec les armateurs et ils n’attendent qu’une solide assurance pour tenter la traversée.

— À combien s’élève-t-elle ? demanda une voix tremblante en contre-haut.

— Une demi tonne d’or par navire. Ils acceptent de prendre le large si nous en réunissons préventivement cinquante. Que voulez-vous, les gens d’Ariange sont d’une prudence et d’une pusillanimité maladive.

À nouveau, de véhémentes discussions apparurent. À nouveau, elles s’éteignirent aussi vite qu’elles naquirent.

— Tout l’argent de notre trésor ne suffirait pas à couvrir la moitié de ces frais. Ne pouvez-vous pas mentir, monsieur Noussillon ? objecta la présidente du conseil. Il en va de la survie de notre cité.

— Hélas, il s’agirait là d’un bien mauvais calcul. Qui volerait à notre secours, à l’avenir, s’il savait n’avoir rien à y gagner. Aucun homme, aussi bon et honnête fût-il, ne risquerait sa fortune pour des inconnus. Un marchand moins que tout autre. La confiance qu’on nous accorde vaut infiniment plus que tous les sesterces que nous ne pourrions jamais amasser.

— Comment imaginez-vous que nous puissions réunir une telle somme ?

Le notable au manteau d’ambre se délecta de cette interrogation. Il l’attendait. Il l’avait provoquée et était ravi qu’elle arrive enfin.

— Voici justement l’objet de ma proposition du jour. Nous allons faire reposer le coût du risque sur l’ensemble des…

À cet instant, la grande porte s’ouvrit avec fracas. Un fracas démultiplié par les mille échos qui s’entrecroisèrent dans l’air. Tout le monde se tut et se tourna vers l’importun. Les importuns, en l’occurrence. Deux solides gaillards armés d’espadons finissaient de dégager l’entrée tandis qu’un cul-de-jatte à quatre jambes de bois, deux béquilles et deux prothèses, s’avançait avec fureur jusqu’au centre de la pièce. Le prélat tenta de s’interposer :

— Grand amiral ! Vous n’êtes pas autorisé à…

— Taisez-vous ! hurla-t-il, tout en repoussant d’un coup d’épaule le malandrin sur son chemin.

Ce cri rauque froissa les tympans de chacun et imposa sans délai son autorité. Le vieil homme portait un immense manteau bleu indigo, plus foncé que celui de Ferdinand, bardé de médailles qui tintaient à chaque pas, et sur le côté duquel pendait une longue épée qui, malgré l’état de son porteur, semblait pouvoir faire des ravages. L’homme était mal rasé, affichait une longue moustache pendante, comme encore imbibée des eaux des océans, et une longue chevelure grise terminant en queue de cheval. Il puait encore les relents de la mer. Sans son costume, on lui aurait indiqué la taverne la plus proche.

— Je ne resterai pas sur mon navire pendant que des lâches et des incapables vendent mon pays à des étrangers !

— Comment osez-vous ? tenta le malheureux édile qui se remettait encore de la bousculade.

— Pardon ? Comment moi, j’ose ? Heureusement que j’ai eu vent de la situation, sans quoi le peuple crèverait de faim. Pendant que vous palabrez, j’ai apporté dans mes caisses le résultat de deux mois de canonnades et de combats. De quoi apaiser un peu les souffrances des plus démunis. Quatre-cents tonneaux de fruits et céréales.

— Et…

— Je n’ai pas terminé ! Et que vois-je à mon arrivée ? Une ville sans loi. Des dirigeants qui se barricadent dans leur forteresse. Des Ilnéens qui volent sans vergogne la pitance de mes concitoyens !

— Vous n’avez pas le droit de…

— J’ai juré de défendre Ornemer contre ses ennemis ! Aujourd’hui, il semblerait que ces derniers soient confortablement installés sur leurs trônes pendant qu’en bas, on tue pour une bouchée de pain. J’ai l’impression que trois-cents rois et reines règnent sur la cité. Et avec guère plus d’efficacité qu’un seul. J’ai tous les droits de sauver la cité de la misérable fin qui la guette !

— Dites-moi, très cher, enchaina Charles pendant que l’énergumène reprenait son souffle. Sans me prétendre expert, je dirais que vos quatre-cents tonneau devraient suffire à rassasier le peuple pendant deux jours. Peut-être trois. Admettons quatre. Qu’adviendra-t-il ensuite ? Votre retour ne nous accorde pas une semaine de répit. À moins que vous ne déteniez un millier d’autres cargaisons cachées, notre seule porte de sortie reste l’immense convoi qui attend dans les ports de l’ouest.

— Je m’en vais vous motiver ces marauds à grands coups de canon, moi ! Dites-moi où ils se trouvent.

— Je crains qu’il ne s’agisse là d’une bien mauvaise idée. Glorieuse. Épique. Mais mauvaise. Au mieux, vous extirperiez des ventres de leurs navires de quoi tenir une dizaine de jours. Et il s’agirait là d’un exploit qui vous vaudrait mille statues, si nous parvenions à les construire en moins de deux semaines. Après, notre île s’effondrerait. Remarquez, tout le monde était persuadé que le Bleu finirait par nous engloutir. Dans ce cas présent, les émeutes et massacres qui découleraient de ce triste calcul nous livreraient tout entier au Dieu rouge. Contredire ainsi tous les prophètes ne manquerait pas de piquant mais je préfère, pour l’instant, m’en remettre à leurs prédictions.

L’amiral Secousse, Harold de son prénom, fulminait. Ce coup-ci, abordages, boulets et mousquets ne régleraient pas le problème. Il voulait hurler, crier, pourquoi pas tuer ce vaurien de banquier, mais ne trouvait pas la formule qui accompagnerait son geste. Pendant ce temps, toujours en retrait, Ferdinand observait. Il ne manquait rien de toutes ces interactions. Sous son air benêt, des idées germèrent. Au moment où il y songeait, on se tourna vers lui pour l’appeler.

— Viens, je te prie, l’enjoignit Charles. Monsieur Secousse, vous n’avez probablement pas oublié monsieur Laffont. Regardez, il a même gagné une médaille entre temps. Ses états de service font sans nul doute de lui le seul boutiquier à même d’inspirer chez vous au moins un léger respect.

Harold le scruta. Il l’inspectait comme il inspectait ses marins. À tout moment, le jeune mousse s’attendait à recevoir un coup de béquille à cause d’un bouton mal ajusté. Il soutint néanmoins le regard gris pâle du soldat qui se tenait devant lui. Vu de près, on le découvrait plus jeune. Il devait avoir la cinquantaine mais l’usure d’une vie entière passée à naviguer et guerroyer lui conférait un air sévère et grave qu’on ne retrouve habituellement que chez les vieilles gens.

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