Chapitre X

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— Tu la connais, toi, la proposition de cette canaille de Noussillon ? demanda, inquisiteur, le cul de jatte.

— En effet. Je pense sincèrement et malheureusement qu’il s’agit de la seule solution, soupira Ferdinand.

— Pfff… Bon… Voyons voir de quoi il retourne.

Finalement, le grand amiral avait abdiqué. Pas face à des arguments de raison. Pas face à un riche notable ou à un valeureux guerrier mais face à un homme dont la seule valeur reposait sur l’indiscutable intégrité. Comme l’avait fort bien affirmé Charles, la confiance pèse parfois plus lourd que l’or. Heureusement, car il s’agissait là de la seule chose que monsieur Laffont avait engrangé il y a trois ans. Depuis, tout le monde prêtait à cet idiot démuni une absolue franchise. Tâche lui incombait de capitaliser dessus et les premiers retours sur investissement commençaient tout juste à tomber. S’il s’y prenait bien, bientôt, les dividendes pleuvraient.

Charles présenta son projet d’équité, de justice et de bon sens, allant même jusqu’à prononcer les mots « salvation », « désintérêt » et « sacrifice personnel ». Cette dernière expression manqua de trahir l’hilarité de Ferdinand. Pour qui connaissait un tantinet le bonhomme, tout ce baratin ne relevait que de la blague. Elle s’avérait d’autant plus comique qu’elle était prise au sérieux et allait influencer la destinée de dizaines de milliers d’Orniens. Cette comédie s’acheva sur un crépitement d’applaudissements, tempérés par la gravité du moment. On parlait de famine, d’appauvrissement généralisé et de décennies de misère, tout de même.

— Merci, monsieur Noussillon pour votre exposé, intervint le plus vouté des sages. Cependant, je m’interroge, votre fortune est proverbiale tandis que le dénuement de nombre des nôtres l’est tout autant. Ne pourrions-nous pas leur épargner la charge que vous nous proposez de leur faire supporter ? Au moins au plus démunis ?

— L’idée me paraît raisonnable. D’autant plus que nous ne pourrons compter sur leur participation en cas de grosses pertes. Inutile de les imposer davantage. N’aggravons pas leur situation déjà bien précaire.

— Les concessions prévues d’avance, une de ses grandes spécialités, chuchota monsieur Laffont à l’amiral.

Ce dernier acquiesça, dépité.

— Et qu’en est-il des Ilnéens ? intervint un des rares élus dotés de presque toutes ses dents. Nous les avons accueillis il y a quinze ans, ne serait-il pas temps qu’ils payent leur dette envers nous ? Pourquoi ne pas les faire participer davantage en échange de l’hospitalité que nous leur accordons depuis tout ce temps ? Ils nous doivent bien cela !

La simple évocation de ce nom honni produisait des tremblements d’agacement sur le visage du briscard médaillé. Une jeunesse passée à lutter contre eux et une vieillesse à les défendre malgré lui ne l’avait pas rendu plus tendre envers ces crapules, ces profiteurs, ces parasites.

— Ils nous ont déjà donné beaucoup d’or à leur arrivée, inutile d’en exiger davantage. Leur dû a déjà été payé, argumenta le banquier, soucieux de préserver certains de ses meilleurs clients. Si nous commençons à nous en prendre à eux, pourquoi pas aux Ariangeins, aux Skalabes ou aux très fortunés Foraciens ? Notre crédibilité en tant que créancier et place commerciale repose sur notre législation et notre strict respect de celle-ci. Si nous commençons à spolier les étrangers et à édicter des exceptions dans les moments difficiles, plus personne n’acceptera de faire affaire avec nous et notre cité s’en trouvera ruinée. Mon projet ne consiste pas seulement à préserver notre pays, mais bien à lui faire retrouver sa prospérité passée !

L’agacement tourna vite à la colère et à la rage chez le matelot. Son relatif respect des institutions l’empêchait de fulminer ouvertement mais quiconque l’observait ne pouvait qu’imaginer à quel point son sabre le démangeait. Et Ferdinand l’observait très attentivement. Il le scrutait sans pour autant cesser d’écouter ce qui se passait autour de lui.

De multiples questions de détails fusèrent de tout côté pendant un bon quart d’heure, sans décourager monsieur Noussilon d’y répondre. Puis, à la huit ou neuvième interrogation, le notable quitta son sourire courtois pour enfiler le grave visage de la solennité.

— Mes très estimés sénateurs. Je comprends vos doutes. En temps normal, nous pourrions peaufiner, discuter, biffer, corriger, retravailler, débattre, peser, soupeser cette loi. Cependant, l’heure n’est plus à la parlote. Le peuple veut des solutions. Il gronde et exige de ses représentants qu’ils œuvrent dans son intérêt. Chaque seconde que nous gaspillons ici aggrave les maux de notre ville. Cessons nos enfantillages. J’ai d’ores et déjà rédigé le texte, je vous laisserai rectifier les quelques points que nous avons vu mais, je vous en conjure, adoptez-le au plus vite. Toutes les améliorations que vous pourriez y apporter ne vaudront jamais les précieuses minutes que vous passeriez à les implémenter.

Des acclamations fébriles et des moues dubitatives résultèrent de sa supplication. L’adhésion à son idée n’était pas encore suffisamment unanime. Tenter un vote sans certitude du résultat relevait de la folie.

— Je vous sens encore indécis. Encore une fois, pensez à l’immense responsabilité qui vous incombe, au regard de l’Histoire, à l’avenir qui s’offre à nous si vous acceptez ou si vous refusez. Que craignez-vous ? Dans le pire des cas, vous perdrez les prochaines élections. Mais que pèse ce risque par rapport à la perspective de sauver Ornemer ?

La confiance gagna du terrain sans encore parvenir à balayer toutes les défiances. Cette fois, Monsieur Noussillon haussa le ton et se prit à s’énerver :

— N’avez-vous pas honte ? Dans cette pièce, en ce moment même, se tient un homme qui n’a pas hésité à tout sacrifier pour l’intérêt général !

D’un geste de la main, il invita Ferdinand à s’avancer.

— Celui-ci, qui ne devait rien au peuple, lui a offert toute sa fortune ! Et aujourd’hui, alors qu’on ne vous demande pas un millième de son sacrifice, vous tergiversez ? Bon sang, regardez-vous. Laffont a renoncé à tout ce qu’il possédait, Secousse a vu ses deux jambes arrachées au combat et vous, vous demeurez là, pantois, à espérer que nos problèmes se résolvent tout seul de peur d’écorner un peu votre renommée ? Croyez-moi, l’infini des générations à venir vous honorera du choix que vous ferez en ce jour ! Pour cela, il faut seulement que leurs parents ne meurent pas de faim ! Et, pour ma part, le Jaune m’en soit témoin, je m’engage à soutenir les futures campagnes de tous ceux qui auront voté pour l’avenir de notre cité !

Cette fois-ci, l’hémicycle se leva d’un seul bond pour acclamer monsieur Noussillon et, dans une moindre mesure, les deux héros qu’il avait évoqués. Le premier d’entre eux applaudissait d’ailleurs plus fort que tous les autres. Le second prit prétexte de ses béquilles pour s’abstenir.

— Voilà le vote plié, souffla le désargenté à l’infirme.

— Une belle affaire pour le banquier, une bien mauvaise pour le pays. Je suis curieux de découvrir le prix auquel il nous vendra ce pain-ci.

— La démocratie a parlé ! conclut triomphant Charles en écartant les bras.

Ferdinand, de son côté, affichait sa mine naïve et enjouée des grands jours.

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