Chapitre XIII

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Oubliant sa peur et se concentrant sur ses gains, Ferdinand débuta sa marche par de petites enjambées mal assurées. Il craignait de montrer le dos à ce démon. Pourtant, lorsqu’il se retourna pris d’une soudaine angoisse, la rue était aussi déserte qu’à son arrivée. Il n’aperçut que subrepticement les deux yeux bleus de la chose se fondre dans les ombres, visiblement décidés à emboiter ses pas. La disparition de l’Épingle, quand bien même il sentait son regard sur lui, le rassura quelque peu et il accéléra la cadence. En fait, il avait l’impression que les ténèbres avec qui il s’était entretenu veillaient sur lui. Il ne craignit même pas d’emprunter la ruelle des égorgeurs. Une chose bien plus dangereuse le protégeait. Il traversa sans encombre la passe mal famée, puis emprunta la rue Miranbard. Là, des citoyens s’invectivaient.

— Sus au sénat ! Vive le roi !

— La ferme ! J’leur pisse dessus à tous !

— Impies ! hérétique ! Voilà ce qu’il en coûte de ne plus vénérer les dieux aussi bien qu’autrefois !

— Qu’est c’tu fiches loin du temple alors ?

— Ta gueule, sal Ilnéen ! Tu te crois mieux que nous ? Ton peuple nous doit la vie !

Chaque petit groupe s’apprêtait à se sauter à la gorge. Ne pouvant s’attaquer aux véritables responsables de la situation, qu’ils soient marchands, sénateurs ou dieux, ils s’apprêtaient à régler leurs comptes entre victimes. Mais pas le temps de s’attarder là-dessus. « Massacrez-vous, ça fera moins d’imbéciles à nourrir, soupira Ferdinand de dépit. » Il tourna alors sur la grande avenue de la république. On pouvait y voire, un peu partout, les conséquences d’autres rixes du même genre que celle qui se profilait dans la rue précédente. Des cadavres, des blessés et des brutes enhardis par leur victoire, persuadées d’avoir mis à terre les causes des malheurs du pays. Par ici, des Orniens battus par des Ilnéens. Là-bas, des loyalistes molestés par des royalistes. De l’autre côté, des Ilnéens tabassés par des Orniens. Et, partout, la pluie et la famine qui s’abattait sans cesse, malgré ces multiples prouesses et triomphes du camp du bien. Le cavaleur prit soin d’éviter les problèmes. Heureusement pour lui, les excités se trouvaient soit au sol, soit trop grisés par leur dernier combat pour en risquer un nouveau.

Il parvint finalement sur la place de la Monnaie, sur le parvis de l’établissement visé, sur lequel dormait une trainée de pauvres, espérant être servis en premier le lendemain, lors de la distribution de la soupe, si on pouvait appeler ce breuvage ainsi. Quelques miséreux, qui n’y voyaient sans doute plus très clair, lui tendirent même leurs mains squelettiques pour implorer son aide. Le misérable veston n’avait aucun effet dissuasif sur eux car seule la peau leur servait de manteau. Se trouver habillé de la tête au pied signifiait déjà, pour ces malheureux qui avaient tout perdu jusqu’à leur dignité, appartenir à une certaine aristocratie. S’ils en avaient conservé l’énergie, ils l’auraient supplié, puis insulté, puis craché au visage. Heureusement que la force leur manquait car leur volonté de le dépouiller voire de le dévorer sautait aux yeux. Sans doute que parmi cet entassement d’os et de chair, se trouvait des cadavres, indistincts des survivants. Ou alors, quelques rares rescapés résistaient tant bien que mal à la tentation du cannibalisme au sein de ce charnier à ciel ouvert. Lesquels dormaient, lesquels ne se réveilleraient jamais ? Lesquels geignaient d’agonie, lesquels geignaient pour se raccrocher à la vie ? Torturées par le froid glacé de la nuit et noyées sous les cordes martelant leurs corps décharnés, subsistaient des âmes soumises aux pires maux de l’existence et, avant même leur mort, aux tourments des enfers.

Un souffle, un courant d’air, presque un songe lui intima alors :

— Il nous faut trouver une autre entrée.

« La petite porte arrière », pensa immédiatement Ferdinand tout en s’y précipitant, abandonnant à leur sort les damnés d’ici-bas. En un rien de temps, il se retrouva face à elle. Fermée, évidemment. Et bien fermée à en juger par le cadenas. On n’abandonne pas une banque sans un bon verrou. Difficile de croire qu’une épingle résoudrait ce problème-ci. Un mastodonte de bronze et d’argent entravait les battants, eux-mêmes renforcées par une solide serrure d’acier. Sous ses apparences de sortie de service, la poterne semblait pouvoir résister à un bélier. « On aurait plus vite fait d’abattre le mur à côté », se lamenta l’ancien assureur. Soudain, une brise sans provenance se leva et balaya ses cheveux. À sa grande stupeur, tandis qu’il levait les yeux, l’Épingle sortit à nouveau des ombres, et introduisit comme un peu d’elle-même dans le cadenas qui s’ouvrit aussitôt. Il s’insinua ensuite à travers les fines ouvertures de l’entrée comme un nuage de fumée aspirée par le bâtiment. Quelques cliquetis se firent entendre et, en moins de cinq seconde, l’imprenable citadelle se trouvait ouverte, prête à livrer son précieux magot.

Quelle sorcellerie était-ce ? Pareil maléfice expliquait le message retrouvé dans sa chambre… Mais comment cela était-il possible ? Les contes pour enfants et les monstres sous le lit prenaient vie sous le regard éberlué de l’homme en prise avec le fantastique. Toujours pas remis de ce spectacle, il observa la créature se saisir d’une aiguille dissimulée il ne savait où et la planter dans la serrure, comme s’il l’avait crocheté avec.

— Je ne tiens pas à ce que l’astuce véritable ne s’évente, prononça-t-elle, en voilant à peine la menace sous-jacente.

— Je… Je ne révélerai rien… Jamais.

— Je l’espère bien.

Un rictus éphémère se dessina sur ce qui devait être la gueule du démon. Un rictus malsain. Un rictus cruel. Un rictus empli de malice et de sournoiserie. Un rictus proprement abominable. Pris d’un frisson, Ferdinand secoua la tête. Lorsqu’il fixa à nouveau le voleur, il se le décrivait ainsi lorsque la frayeur devenait trop importante, les deux éclats bleus flottaient à nouveaux seuls au milieu des ténèbres de son crâne. Peut-être avait-il cauchemardé cette fugace expression. Empreint de peur, peut-être prêtait-il à la chose des intentions qu’elles ne possédait pas. Peut-être que, à l’image d’un enfant effrayé par l’obscurité, il s’imaginait le mal partout où la lumière ne perçait pas. Mais peut-être croyait-il, comme cette nuit, avoir rêvé ce qu’il avait réellement perçu. Il le craignait, il le redoutait, il priait les dieux qu’il n’en fût rien car cette horrible image, qui déjà dans sa mémoire s’effaçait, contenait à elle seule des promesses bien plus terribles que le sort des pauvres hères qui dépérissaient dehors. Il aurait juré avoir entraperçu les plus sombres abysses du royaume du Dieu Noir.

— J’entends des pas… Des gardes surveilleraient-ils le lieu ?

— Oui… Sans doute…, réussit à s’exprimer l’apeuré.

Ce soudain retour au concret le calma un petit peu. À force de volonté, il s’extirpa de son angoisse pour se concentrer sur la situation présente.

— Il… Il doit y avoir une petite dizaine de mercenaires. Ils ouvrent les portes le matin, gèrent les entrants et assurent la sécurité. Je ne pense pas qu’ils s’attendent à un cambriolage. La plupart dorment sûrement.

— Tant mieux.

« Pour eux ou pour nous ? » s’interrogea Ferdinand.

— Tâche de demeurer discret. Mène-moi jusqu’au bureau et à ces fameux documents.

Une vague de torpeur s’empara du commanditaire. Il avait assuré Albert de l’existence de preuves quant à la corruption de monsieur Laffont. Il le soupçonnait fortement, bien sûr, mais il n’en avait pas l’absolue certitude. Et si Charles magouillait dans le stricte respect des lois ? Improbable. Et s’il brûlait systématiquement tout papier compromettant ? Il aurait convoqué l’Épingle pour rien. Comment réagirait-elle. À nouveau, il invoqua les dieux, les suppliant de l’assister pour qu’il ne rentre pas bredouille, sans quoi il subirait sans doute un sort peu enviable. Mais cela ne dépendait pas d’eux. Pas plus que de lui. Cela dépendait du degré de prudence de monsieur Noussillon. D’aussi loin qu’il se souvienne, la paranoïa ne faisait pas partie de ses défauts, ni la prévenance de ses qualités. Il s’adaptait remarquablement aux changements de situation, sentait le vent tournait, investissait au bon moment mais ne prévoyait pas grand-chose. À nouveau, la balance de son âme passa de l’appréhension à la confiance. Avant ce soir, il ne l’avait jamais connue aussi chancelante.

— Par ici.

Il tendit l’oreille, adapta son rythme à la ronde du vigile, le contourna et arriva aux pieds de la porte qui le séparait de son but. « Un seul troupier pour toute la bâtisse. On ne devrait pas le revoir avant au moins une demi-heure », analysa celui qui attendait désormais son complice. Il décela à nouveau de minces filets fantomatiques s’infiltrer à travers les portes puis un étrange bruit de crochetage provenir de l’intérieur. En un tour de main, l’obstacle était levé et une épingle enfoncée dans la serrure. Il retrouvait le cabinet où Charles lui avait servi sa piquette. Nul coffre ni secret ne résisterait à son investigation. Rien ne lui échapperait. Il mettrait à nu les machinations et de son bon ami et dévoilerait au monde sa compromission. Enfin, cet odieux manipulateur au-delà de l’égoïsme payerait pour l’avoir laissé tomber. Et si la justice devait s’acoquiner avec cette créature des enfers pour enfin s’imposer, ainsi soit-il. Désormais, une seule question taraudait Ferdinand : « Quels malversations, arnaques ou détournement Noussilon a-t-il bien pu commettre ? » Armé d’une unique bougie, il fouillait chaque recoin, tâtait chaque parcelle et scrutait jusqu’au moindre détail de ce temple du commerce, de cet antre de l’argent et du vice, en quête de son trésor caché.

Pendant que cet étrange explorateur arpentait la pièce, le crocheteur le regardait assis depuis le haut d’une étagère. Pendant de brefs instants, on pouvait presque apercevoir ses jambes s’agiter d’excitation. Lui aussi se demandait ce que son associé du jour allait dénicher. Une correspondance avec un des sages ? Des lettres de menace à l’endroit d’un concurrent ? Un contrat d’assassinat ? La bête éprouvait une curiosité bien humaine. Pourtant, sous ses manières espiègles, éclairée par la faible lumière d’une unique flamme, l’ombre se révélait plus noire que jamais.

Surplombé par ces yeux inquisiteurs et rieurs à la fois, monsieur Laffont tâtonnait. Cependant, il ne paniquait pas encore. Un coffre se situait ici. Aucun doute possible. Tant qu’il ne l’avait pas trouvé et ouvert, il ne s’autorisait aucun fléchissement. Il flancherait si la boite après laquelle il courait s’avérer vide. À ce moment seulement il pourrait s’effondrer. D’ici là, il devait chercher. Et ce spectre ne semblait pas décidé à l’aider. Pour un peu, l’agacement l’aurait emporté sur l’épouvante qu’il lui suscitait. Deux fois, il faillit le réprimander. Les deux fois, sa forme changeante et ses yeux de glace l’en dissuadèrent. « Un homme comme moi, tu parles », s’exaspéra-t-il avant de se replonger dans son travail d’inspection. La présence de l’entité lui pesait moins. Il commençait à s’habituer à cet être abjecte. Il se décrispa petit à petit. La frayeur demeurait mais il s’y accommodait. Comme il s’était accommodé de la pauvreté. Aucun fléau ne lui serait épargné mais au moins ne les aurait-il pas endurés en vain.

Ses doigts effleurèrent alors comme une irrégularité au niveau du mur jouxtant la bibliothèque qui servait de banc à son acolyte. Il réalisa que, cette fois, il devrait interagir avec lui. Lui demander de bouger. Exprimer une requête vis-à-vis d’une entité que le Noir en personne semblait avoir vomi sur le monde. La confiance qui lui permettait de supporter sa présence ne l’autorisait pas encore à émettre des exigences ou même des souhaits. Il leva les yeux. L’autre les baissa, sans prononcer un mot. Il se plut à installer un certain malaise. Il arrêta même de remuer le bas du corps. Comme s’il attendait que ce farfouilleur s’exprime. Sa répugnance à la lui adresser la parole l’amusait. Il en tirait plaisir. Il se délectait de son inconfort.

— Oui ? finit-il par entonner, goguenard.

— Je… Heum… Pourriez-vous… S’il vous plaît… Vous… descendre… Je… Je pense que la cachette se situe de… derrière.

— Vous présumez bien.

Comme une cascade de fumée, il s’écoulas en contrebas. Il en profita pour enclencher un mécanisme qui décala le meuble, révélant un coffre incrusté à même le mur. Un coffre d’argent solidement cadenassé, évidemment. « Il le savait depuis le début », maugréa Ferdinand. Étrangement, cette facétie réduisit encore la gêne qu’il éprouvait envers son camarade. Encore une ou deux comme celle-ci et ils pourraient presque aller boire un verre ensemble. Un monstre farceur perdait beaucoup de sa vilenie.

— Et… Pour le coffre, vous pouvez… ? osa-il.

— Hmmm ? Oh, mes excuses, bien sûr !

Comme auparavant, le cambrioleur déverrouilla puis épingla le coffre. Ferdinand retint son souffle au moment de fouiller dedans. Quelques rubis, manifestement taillés pour la canne de monsieur Noussillon, deux petits sacs d’or et une pile de papier. De la correspondance à en juger par le format des paragraphes, les signatures et les sceaux. Leur lecture prit un certain temps, mais, à mesure que ses yeux parcouraient ces lignes, l’ami floué sentit l’excitation, la joie presque l’allégresse monter. Il aurait voulu sautiller partout, hurler son bonheur, presque embrasser le monstre. Il se contint. Il sautillerait lorsqu’il aurait tiré profit de cette mine encore bien plus riches que celle de diamants. Il parvint même à opérer une froide réflexion.

— Très cher… Pourriez-vous, je vous prie, ôter les épingles de ce lieu ?

— Pourquoi cela ?

— Si le volé soupçonne que ces parchemins ont été lus, je pourrai n’en tirer aucun profit. Effaçons toute trace de notre effraction et, si vous le désirez, volez quelques sesterces entreposés dans les tréfonds de la banque pour donner le change. Mais qu’on ne soupçonne en aucun cas ce larcin-ci.

Sa soudaine poussée d’adrénaline avait définitivement effacé la peur qu’il ressentait. En fait, avec le présent qu’il venait de lui offrir, ce démon se trouvait même propulsé au rang de ses très bons amis, quoi que cela puisse signifier dans l’esprit de monsieur Laffont.

— Je comprends. J’ai grande hâte de découvrir comment vous allez tirer profit de tout cela. Ainsi soit-il. Mais, si vous parvenez à subtiliser la ville à Charles Noussillon. N’oubliez pas à qui vous le devrez.

— À l’Épingle.

— Non, non, non, à l’Unique.

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