Chapitre XXII

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De peur de manquer l’heure de la rencontre, monsieur Laffont ne ferma pas l’œil de la nuit. Il appréhendait plus qu’il ne se l’admettait à lui-même cette « démonstration ». Il avait refusé de s’imaginer quoi que ce soit à son propos, estimant fort à raison que cela ne pourrait qu’accentuer la crainte qu’il éprouvait déjà. Aussi, afin de chasser toutes ces villes pensées, se plongea-t-il dans la lecture des livres sacrés. Quitte à parler dogme et foi, autant réviser ses classiques.

La lecture du Livre des Couleurs ne remit pas vraiment en cause son athéisme profond. Le début contredisait la fin, les dieux se querellaient mais interdisaient aux hommes de les imiter et le Noir rendait la justice d’une façon bien singulière. L’affirmation : « Qu’importe les moyens, le croyant doit rependre et transmettre la vérité » contredisait manifestement la phrase : « Les dieux bannissent la violence et chérissent la douceur. » Sans compter qu’on affirmait ensuite que « tout méfait que tu commettras ici-bas te sera rendu au décuple chez le Noir, tout bienfait que tu accompliras te seras rendu au centuple. » Difficile d’y voir clair et il semblait à l’infidèle que, pour accomplir un certain pan de la volonté céleste, il fallait bien souvent en outrepasser un autre. Enfin bon, à chaque fois que, plus jeune, il avait émis ce genre d’objections, on lui avait répondu de façon plus ou moins véhémente que le culte détenait les réponses à ces apparentes contradictions et qu’une écoute attentive des prêches répondraient à toutes ces questions.

Naïf qu’il était, il avait assidument suivi messes et processions, explications et controverses. Cela ne le convaincu qu’à moitié, voire au quart. Mettre deux prêtres d’accord relevait de l’exploit et, si certains raisonnements s’avéraient étonnement pointus et élégants, comme celui conciliant interdiction du meurtre et droit à la guerre sainte, la plupart comptaient simplement sur une foi aveugle et, si possible, dénuée de tout esprit critique ou, plus idéalement encore, de tout esprit.

Cette nuit à replonger dans le fondement du dogme eut au moins le mérite de lui rappeler pourquoi est-ce qu’il l’avait abandonné. Lorsque l’heure de quitter sa villa pointa, il rangea sans regret son ouvrage et, chose qu’il n’aurait jamais pensé ni souhaité accomplir, se rendit à nouveau vers les bas quartiers. « Avant la rue des pendus, maintenant celle des égorgés, ce bandit n’a aucune idée de la valeur de l’immobilier » plaisanta Ferdinand pour se rassurer. Il en avait besoin. Honorer un rendez-vous avec un criminel dans le lieu le plus mal famé de la cité relevait d’une forme de suicide bien saugrenue. Il se demanda si sa bêtise d’antan ne se trouvait pas à la manœuvre. Après réflexion, non ou pas totalement. Ses rencontres avec l’Épingle s’était toujours bien passée et il ne pourrait pas rêver meilleur protecteur si les choses tournaient mal. De plus, nul en Ornemer ne se trouvait à l’abris de ce monstre. S’il souhaitait sa mort, il aurait pu le tuer dans son lit. En fait, cette convocation chez les égorgeurs démontrait plus une envie de l’éprouver que de le tuer. Ce raisonnement le rassura un peu et il pressa le pas vers sa destination.

Un étrange parfum de gaieté embaumait les taudis de la basse ville. Un parfum généralement monopolisé par les bourgeois. Des masures mal agencées s’échappaient des rires, des bicoques bien souvent sans toit s’envolaient des clameurs. On dansait pieds nus à même la terre, à même la merde. Qu’importe le manque de dents, on embrassait sans prendre de gant le tout-venant. Ferdinand échappa d’ailleurs de peu au sournois guet-apens d’une grosse dame à l’haleine fort farouche. Il ne réalisa pas que, derrière lui, se tenait en embuscade une grande perche à peine plus avenante. Un baiser volé plus tard, les deux femmes se rejoignirent et rirent de bon cœur, abandonnant là leur amant d’un instant, non sans lui adresser chacune un petit clin d’œil.

La fête perdurait ici plus longtemps qu’ailleurs. La victoire de l’amiral Secousse et le récent coup d’état avaient ravivé le patriotisme dans les cœurs. Or, s’il est aisé d’attiser cette flamme chez le quidam moyen, elle brûle avec beaucoup plus d’intensité chez ceux qui ne possèdent rien si ce n’est un drapeau et la gloire qu’on lui associe. On brandissait avec fierté l’étendard aux trois dauphins, on s’enorgueillissait du lieu de sa naissance et on trinquait à la santé du sauveur du pays. Ferdinand et Jules n’existaient tout simplement pas. Seul comptait le soldat, le meneur d’hommes, le chef de guerre. Il personnifiait jusqu’à l’âme de l’île au point d’en devenir son allégorie. L’alcool coulait à flot et déjà raisonnaient les chansons en son honneur. Combien en avait-on inventé en si peu de jours ?

Chaque groupe en interprétait une dans sans coin sans se soucier des autres, ce qui produisait une insupportable cacophonie pour des oreilles non habituées mais ravissait les riverains, dont certains se prenait à vainement essayer de suivre le rythme. La chorégraphie qui en résultait s’avérait le plus souvent aussi chaotique que la mélodie et on se retrouvait vite à se boucher les oreilles et à éviter les coups de pieds et de poings qui valdinguaient partout et de partout. Devant ce spectacle, les choristes redoublaient d’ardeur dans leurs chants, accentuaient volontairement les fausses notes et brisaient arbitrairement le tempo ce qui produisait chez les fous qui les écoutaient des mouvements à peine humains et faisait chuter les plus éméchés.

Pour progresser sans heurt à travers ce mélimélo de fanfaronnades et cabrioles, monsieur Laffont mobilisa toute son attention. Il évita l’atterrissage d’un salto raté ici, échappa de peu à une roue mal maitrisée par là et manqua de mourir écrasé lorsqu’un luron un peu trop saoul chuta d’un toit à deux pas devant lui. Hélas, alors qu’il se pensait enfin sorti de ce bourbier, il baissa sa garde une seconde trop tôt et reçut, sans qu’il comprenne comment, un coup de talon entre les omoplates, ce qui provoqua l’hilarité générale. Le deuxième personnage de l’état se retrouvait vautré dans la boue sous les rires et les huées. Cette pensée le fit sourire. Il se prit à communier avec tous ces manants autour de son propre déboire. Comme il s’esclaffait avec eux, on vint lui tendre la main pour le relever et on lui proposa même un pichet de piquette. Personne ne le reconnut. Un visage aussi banal dans un habit aussi crade ni n’attirait ni ne retenait l’attention. Tant mieux. Ferdinand se nettoya un peu, refusa poliment l’offre du maraud et poursuivi sa route. Il se demanda juste si les taches sur son fameux manteau marron lui feraient perdre de sa valeur.

Plus il se rapprochait de la ruelle des égorgeurs, plus l’ambiance déclinait. La musique devenait murmure puis le murmure silence. Ici, on s’étripe, on ne guinche pas. Le cœur du risque-tout accéléra ses battements à mesure qu’il se rapprochait de cette allée maudite, accélération qui devint envolée lorsqu’il s’y risqua. Ici, le soleil ne se lève jamais. Les bâtiments s’élèvent hauts, se gondolent dans le ciel et tiennent en équilibre précaire les uns sur les autres jusqu’à former une voûte au-dessus de l’étroit passage zigzaguant en contrebas. Ici, la ville elle-même cherche à vous étouffer. L’ancien assureur s’enfonça malgré tout entre les serres de cette cité dont il se pensait le maître alors qu’il en devenait la proie. À petit pas, à tout petit pas, presque à reculons, il se faufila à travers la passe, en comptant les portes puisqu’aucun chiffre ne s’y trouvait indiqué. Le passage d’un rat le fit sursauter, le claquement d’un volet délabré manqua de lui faire faire demi-tour. Dans ces ténèbres, tout objet se transformait en monstre, tout animal en démon.

Usant de sa raison pour combattre ces créatures, se répétant sans cesse que la mort ne le guettait pas plus ici qu’ailleurs, et fermant bien souvent les yeux pour se donner du courage, il parvint à atteindre la porte qui aurait dû porter le numéro vingt. Tremblant et sous tension, il leva le poing, hésita, regarda à droite et à gauche, expira, hésita à nouveau, baissa le bras, le releva aussitôt, inspira, puis se décida à frapper, quatre fois comme convenu. Comme dans ces contes horrifiques, l’entrée s’ouvrit comme animée d’une volonté propre dans un grincement sinistre. Peut-être ne cherchait-on pas à le tuer, mais il doutait sérieusement qu’on ne cherchât pas à l’effrayer. Après une dernière hésitation, Ferdinand entra dans la demeure.

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