Chapitre XXIII

7 minutes de lecture

— Pile à l’heure ! Excellent. Veuillez pardonner, je vous prie, la vétusté du lieu ainsi que l’emplacement peu engageant.

Juste derrière la porte, se trouvait un bel homme brun, aux yeux bleus et à la barbe finement taillée. Il devait avoir la trentaine et dégageait un doux parfum d’orange. Son élégant gilet vert lui seyait plus que bien et s’ajustait parfaitement à sa carrure. Ferdinand se remémora tous les personnages qu’il s’était figuré croiser ici ; pas un ne lui ressemblait. Il jurait avec le quartier, avec les raisons de l’entrevue et même avec la pièce environnante. Une seule bougie l’éclairait, les toiles d’araignée tapissaient les murs et le mobilier se résumait à une table et quatre chaises, dont on peinait à les imaginer supporter le poids de quiconque s’assoirait dessus.

— Monsieur Laffont, entrez je vous en prie. Oh, et permettez que je me présente. Je me nomme Laurent Liartois, enchanté d’enfin vous rencontrer.

— Ferdinand Laffont, enchanté de même, enchaina-t-il en lui tendant la main.

— J’entends du bruit, il est enfin arrivé ? pesta une voix familière.

Les deux individus tournèrent la tête vers l’embrasure dont émanait le son. Puis pointa un nez hideux, qui n’était pas étranger à Ferdinand, suivi d’un visage bien assorti à son groin. Madame Tourton !

— Ne sois pas si dure, il ne nous a pas fait patienter. Excusez-là.

— Alors Ferdi, toi aussi tu as fini par atterrir ici. J’aurai davantage parié sur l’éventuelle irruption d’un âne que sur la tienne mais… bah, la vie est faite de surprise je suppose.

— J’avais presque oublié que vous vous connaissiez. Après tout, ceux qui se rendent ici appartiennent bien souvent au même milieu. Inutile de procéder aux présentations dans ce cas, plaisanta-t-il d’un air ravi.

L’atmosphère décontractée et manifestement bourgeoise aida le nouvel arrivant à se détendre. Pourtant, en dépit de l’apparente convivialité d’au moins la moitié de ses hôtes, un malaise s’installa en lui, comme un sentiment de décalage. Comme si ce calme retrouvé était menacé de voler en éclat à la moindre secousse, au moindre bruissement du vent. Après tout, il manquait encore à la scène son personnage principale : l’Épingle. Où se cachait-elle et qu’attendait-elle ? Pourquoi d’ailleurs élire domicile dans la partie la plus dangereuse d’Ornemer ? Le pédigré de cette mystérieuse confrérie leur permettait de prétendre à une villa ou, a minima, une très belle maison.

— Bon, puisque plus personne ne manque à l’appel, je vous invite à nous suivre. L’Épingle se trouve en dessous avec quelqu’un d’autre qui meurt d’envie de vous voir arriver.

Monsieur Laffont sentit la boutade mais il ne sut la déchiffrer. L’apaisement s’effaçait à nouveau devant l’anxiété. Madame Tourton guida le petit groupe vers l’endroit d’où elle était sortie, une autre salle encore plus délabrée que la première, puis invita son monde à emprunter une trappe dont l’escalier s’enfonçait dans les profondeurs de la terre.

— Aussi brave qu’un chaton, lança-t-elle à Ferdinand qui hésitait.

La pique décida le concerné à avancer. Il supportait encore moins cette satané Marguerite dans ce contexte qu’à l’hôtel de ville. Quelque part, elle était sa malédiction. Partout où il se rendait, elle l’y attendait, ses sarcasmes et moqueries à la bouche. Il hésita à lui rappeler qu’il dirigeait cette citée mais il n’existe pas plus gros aveu de faiblesse que de rappeler son rang pour se faire respecter. Cela aurait seulement crée un nouveau terreau pour les insultes à venir. Un terreau très fertile à n’en pas douter. « Si je m’en tire en ayant seulement perdu un peu d’amour propre, je m’estimerai heureux » relativisa-t-il.

Les marches le menèrent jusqu’à une cave sombre, éclairée de quelques bougies mais immensément mieux entretenue que là-haut. Cela, toutefois, Ferdinand ne le remarqua pas car, devant lui, se tenait l’Épingle et, sur une sorte de lit de pierre marqué de multiples runes, un homme ligoté qui gémissait et pleurait. À ses haillons et à la puanteur qu’il répandait, on ne pouvait pas douter qu’il s’agît d’un des innombrables ères qui parsemaient la basse ville. On aurait juré découvrir une parodie de secte avec son autel sacrificiel, son ténébreux gourou et sa poignée d’adeptes. Il ne manquait que les capuches.

— Bienvenue monsieur Laffont, ricana l’ombre.

— Vous ne vous séparez jamais de votre manteau, osa Ferdinand.

— Hu ! Hu ! Presque jamais, effectivement. Bien, nous allons pouvoir commencer. Hmm… Oui, mieux vaut commencer par là. Dites-moi, mon cher, avez-vous appris des choses sur l’Unique ?

— Non… Si ce n’est que sa simple évocation a réussi à terrifier la Sainte.

— Oh ! Elle en a donc déjà vaguement entendu parler. Intéressant. Je l’ignorais.

— Pitié… supplia le prisonnier.

Aussitôt, l’Épingle déversa dans sa bouche comme une coulée de fumée noire. Le supplicié se crispa, se débattit, ses veines gonflaient au point de presque vouloir éclater et un cri de terreur à peine humain émana de sa gorge en même temps qu’un mince filet de sang.

— Ne nous dérange plus. Je ne te mentirai, ton sort est scellé. En revanche, tu peux encore amoindrir ta peine, susurra l’Épingle. Toutes mes excuses monsieur Laffont.

Ce dernier restait tétanisé devant ce qu’il venait de voir. En un instant, sa peau avait viré au livide, des gouttes de sueur perlaient partout sur son front et une intense empathie l’avait presque relié au malheureux qu’on torturait sous ses yeux.

— À deux doigts de se pisser dessus, soupira madame Tourton en levant les yeux au ciel.

— Je comprends que cela puisse impressionner la première fois, intervint Laurent. Allons, reprenez-vous. Mieux vaut que vous disposiez de toutes vos capacités pour entendre la suite.

— Je vous avais dit que c’était une chiffe molle ! renchérit la dame.

— Convenez qu’il peut s’avérer utile. Plus que vous en tout cas. Vous n’êtes pas parvenu à grand-chose ces dernières années malgré votre position.

— Tout ça c’est à cause de cette petite dévergondée…

— Il n’aura donc fallu qu’une paire de seins pour vous faire échouer, vous, votre subtilité, votre intelligence et tous vos pouvoirs. Qui eut cru que la beauté surpassait toutes les autres qualités ? rétorqua monsieur Liartois avec sarcasme.

L’attaque fit mouche. Marguerite se contenta d’une moue de désapprobation comme réponse.

— Inutile de nous chamailler tout n’est pas encore désespéré, modéra le démon. Heureusement.

À ces mots et en un coup de vent, il se projeta juste devant Ferdinand, pas encore remis de ses émotions.

— Calmez-vous voyons, vous ne risquez rien de tel, je vous le promets. On ne fait pas subir ce genre de choses aux gens de votre position.

Il ne réagit pas, il demeurait stupéfait et bloqué dans sa torpeur. Ces cris, ces ongles brisés contre la roche, cette chose noirâtre qui s’insinuait en lui… Il se repassait en boucle, image par image, bruit par bruit, le cauchemar auquel il venait d’assister. Et il n’en sortait plus. Penauds, ses hôtes hésitèrent sur la façon de réagir. On le secoua légèrement, puis plus fermement pour enfin le ballotter en tous sens, on le rassura, autant qu’on le pouvait dans une cave sombre avec un monstre et un probable sacrifice humain, et l’Épingle parvint même à extirper à madame Tourton des excuses du bout des lèvres. Elles lui arrachèrent la bouche d’autant plus que jamais ses railleries ne lui avaient paru aussi justifiées. Un quart d’heure plus tard et après un déploiement d’efforts sans cesse croissant, le pétrifié commença à émerger, à émettre des sons vaguement intelligibles et à interagir de façon plus ou moins pertinente avec l’assemblée.

— Te revoilà parmi nous… Bien, je te préviendrai avant de châtier à nouveau. L’histoire que tu puisses au moins détourner le regard. Passons. Donc, nous parlions de l’Unique.

— Oui… Effectivement…

— Bien, avant de te le présenter, je te propose d’assister à la démonstration dont je t’avais parlé. Veuillez-vous approcher.

— Il… il va…

— Mourir ? Oui. Mais il ne souffrira pas, ou à peine, je te le garantis. Je t’assure que ce léger désagrément vaut amplement le coût. S’il te plaît.

Ils s’approchèrent du malheureux, presque mieux remis de son expérience que leur acolyte. Presque. Lorsque la créature se retrouva à portée de souffle, des spasmes s’emparèrent de son être et des larmes coulèrent à nouveau sur ses joues. Il parvint cependant à se retenir de broncher. Monsieur Laffont, de son côté, prit sur lui pour ne pas vaciller. Ses yeux regagnèrent un peu de profondeur et son visage quelques couleurs. « Ressaisis-toi ! Tu n’es plus comme avant ! » se répétait-il dans sa tête. Il se réprimandait plus durement qu’un maître sur son esclave. Malheureusement, en dépit des jurons et des menaces, il ne se dressa pas mieux aujourd’hui qu’hier. Il réalisa que, pour toujours, il singerait le tempérament auquel il aspirait mais ne l’atteindrait jamais. Il avait beau avoir surpassé Charles par l’esprit, il lui enviait encore sa trempe. Il se sentait comme une dague dans le fourreau d’un espadon. Maudit cœur de chair qui refusait de se changer en pierre ! Il se dégoutait.

Il observa la future victime allongée mais n’osa pas affronter son regard. Il se contenta de fixer sa bouche en feignant l’assurance. Il savait que s’il croisait ne serait-ce qu’une rétine de ce cadavre en devenir, un torrent de pitié qu’il ne saurait par réfréner se déchainerait en lui. Il s’abstint donc et se jura intérieurement d’encaisser ce qui allait arriver. De toute façon, le sauver relevait de l’impossible. Il dégageait déjà l’odeur putride de la mort, en arborait le teint blême et ne vivait plus que par le lent soulèvement de sa poitrine. « L’achever relève de la pitié » essayait de se persuader Ferdinand. En vain.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0