Chapitre XXIV

11 minutes de lecture

Le démon sorti de la noirceur qui le constituait un long couteau affuté et commença à psalmodier dans une langue étrange, une sorte de symphonie dissonante, un assemblage de consonnes sans voyelles, de dentales sans labiales, de cruauté sans bonté. Ces incantations heurtèrent les tympans de monsieur Laffont plus sûrement qu’un bélier. Elles pénétraient dans son esprit, le chamboulaient, lui donnaient le vertige. « Que ça s’achève ! » hurla-t-il en son âme. Comme pour répondre à sa supplique, le monstre attrapa les cheveux de son bétail, souleva son crâne en arrière et lui trancha net la gorge.

Le sang s’écoula sur la roche, s’incrusta dans les runes et un long râle comme échappé des enfers emplit la pièce. On aurait juré entendre la voix déformée de l’assassiné soumise à la damnation et à ce point torturée que ses plaintes parvenaient jusqu’ici. Soudain, une fumée pourpre commença à émaner des tréfonds de la terre jusqu’aux pieds du dirigeant de la cité qui, en cet instant, aurait volontiers troqué son poste, sa médaille et son manteau bleu pour un peu de tranquillité dans la rue de la charité. Il serait revenu sur toutes ses réussites pour échapper à cet instant. Hélas, son souhait ne fut pas exaucé. Enveloppé par ce bouillard carmin, un profond sentiment de malaise s’empara de lui et il se sentit perdre pied avec la réalité, pris dans une désagréable sensation d’ébriété. Sa vision, se flouta jusqu’à s’obscurcir, ses sens l’abandonnèrent et il se retrouva à flotter dans le néant, seulement conscient d’être inconscient.

Puis, telle une tâche éclaboussant une toile vierge, surgit du fond de ce vide absolu une couleur jaune. Non, pas jaune, ensoleillée. Depuis tout ce temps à vivre sous les orages et les tempêtes, il en avait presque oublié ce chaleureux doré. Puis vint le bleu du ciel, le marron du sol, le vert des arbres et le gris de la roche. Et que de gris ! Il supplanta bientôt tout le reste. Même le vert, même le marron, même le doré. Se matérialisaient comme par enchantement des sortes d’immeubles dantesques plus larges en haut qu’en bas, des palais aux colonnes ondulées et aux toits hérissés de piques et, au centre, une pyramide aux formes arrondies dont l’ombre s’étendait sur des lieux et qui couvrait de sa nuit la moitié de la cité. Une cité cyclopéenne à l’architecture antédiluvienne dont on se demandait comment la moitié des monuments tenaient debout. Sa construction contredisait les lois physiques les plus élémentaires, les plantes qui la couvraient ne ressemblaient à rien de ce qui existaient et même les hommes dégageaient une impression d’étrangeté.

Au milieu des lianes couvertes de fruits qui parsemaient les murs, des racines qui servaient de base à certains édifices et des feuilles géantes aux allures de fractales se mouvaient des gens comme on n’en croisait jamais. Ou plutôt extrêmement rarement. Oui ! Voilà d’où ils dégageaient cette originalité ! Ils étaient tous beaux, détendus, bénis par l’ataraxie. Tous sans exception. Aucune laideur ne les affligeait, aucun tracas ne les tourmentait. L’opulence et la gaieté se révélaient ici aussi banales que la pluie en Ornemer. Peut-être plus encore.

Tout d’un coup, du rouge surgit en force. Du rouge partout ! Il provenait de la pyramide. La pyramide se noyait dans le carmin. Une file infinie de prisonniers la grimpaient pour mourir. Et leur sève se rependait à travers les canaux de la ville et la nourrissait. Il soignait les malades, bonifiait les baies et dissipait les nuages. Au milieu de tout ce rouge, de toute cette mort le peuple vaquait, toujours heureux, toujours insouciant. Et les sacrifices défilaient. Et on les égorgeait. Sans cesse. Inlassablement.

L’instant d’après, dans une salle couverte d’or, roi et prêtres s’écharpaient. On se hurlait dessus, s’invectivait. Dans cette langue ignoble. On emprisonna les clercs et leurs toques noires, on libéra les malheureux nus et apeurés et ils remercièrent ce bon roi maculé de joyaux. Malheureusement pour lui, la terre le ciel et tous les éléments le châtièrent en retour. La cité s’effondra, la terreur remplaça la quiétude, la violence la concorde. Les bâtisses s’affaissèrent, la maladie conquit le pays en une nuit et la guerre s’invita dans cette contrée vierge de tout conflit. Ceux qui vivaient des immolations succombèrent. Ceux destinés à périr troquèrent la saignée contre la peste, la famine ou l’épée. Le sang ne coulait plus comme avant. Le sang coulait comme jamais auparavant. Au milieu de ce tumulte, de cette apocalypse, seul le roi affichait une mine sereine, celle de celui ayant fait la paix avec sa conscience.

Tout se mit alors à trembler. Les constructions, la nature et jusqu’à l’air changèrent. Le gris se retrouva en haut et les couleurs en bas. Des eaux déchainées, des bâtiments battus par la pluie, un peuple en souffrance : Ornemer. Enfin une impression de familiarité. Pourtant, imperceptiblement, des changements opérèrent. Une vague plus forte qu’à l’accoutumé frappa les docks, une bourrasque emporta les briques d’une masure et un torrent inonda une rue. Une onde invisible, comme un frisson, parcouru ce petit monde. Petit à petit, les vagues devinrent cataractes, les bourrasque des ouragans et le torrent un véritable cataclysme de grêlons. Les flots se déchainaient, assénant coup après coup à cette île en proie au déluge. Pour la première fois, riches et pauvres se retrouvaient unis, unis devant l’insurmontable. Les navires s’échouaient en tentant de braver le Bleu en personne et chacun n’était libre que de choisir la façon dont il préférait mourir. Certains sautaient dans les rues devenues fleuves enragés tandis que d’autres s’achevaient au coutelas ou à la corde. Les brèves accalmies ne servaient qu’à rendre moins supportable le retour de ce fléau, toujours plus brutale. Les abîmes appelaient la cité et toute résistance était vaine. Cette agonie marine persista des semaines, des mois, des années peut-être, jusqu’à ce que, après un temps indéfinissable, ne subsistât du joyau des mers que son souvenir et une ombre au milieu du bleu infini de l’océan, enfin apaisé, repu.

Ferdinand se réveilla en sursaut. Il pataugeait dans sa sueur à tel point qu’il douta de la fausseté de sa dernière vision. Non, Marguerite et Laurent le veillaient. L’un de meilleur grâce que l’autre.

— On ressort toujours quelques chamboulements lorsqu’on ressort de la transe, le rassura monsieur Liartois.

— Foutaises ! ne put s’empêcher de commenter Marguerite.

— Que s’est-il passé ? J’ai fait… des rêves étranges.

— Il ne s’agit pas de rêves, mais du passé et du futur. De la chute d’une civilisation passée et d’une autre à venir… La nôtre.

Encore atteint d’un sévère mal de crâne, monsieur Laffont tenta vainement de tâter sa médaille. « Mince… sur l’autre manteau » maugréa-t-il. Cela le crispa encore plus. Puis, il réalisa qu’il venait d’entendre des bruits. Le barbu lui avait parlé. Épuisé, il n’y avait pas prêté attention. Il rassembla les sons qui venait d’entendre, les répéta et dut se concentra pour en déchiffrer le sens. Il eut soudain peur de comprendre. Dans un douloureux effort, il ressassa ce qu’il avait vu, comme s’il s’agissait d’un lointain souvenir. Ça le passé ? Ça, l’avenir ? impossible !

— Comment… Je refuse d’y croire !

— Refuse… Pourtant, à moins que nous n’intervenions, ces visions se sont toujours avérées justes. On m’a promis que mes deux fils succomberaient à la maladie… j’ai dû attendre que le premier trépasse pour sauver le second. Mais… Il t’en parlera mieux que moi. Il t’attend en bas.

— Il ?

— L’Épingle, difficile de savoir comment l’appeler.

— Vous ne l’avez jamais vu dans son état normal ?

— Il nous a aussi assorti l’histoire du manteau mais, honnêtement, depuis le temps, je commence à émettre de sérieux doutes. Et puis, quand bien même, s’il passait une journée dans le corps d’un être humain contre cent dans celle d’un monstre… Alors j’imagine que le manteau deviendrait sa peau et sa peau le manteau.

Madame Tourton retenait ses sarcasmes depuis le retour de l’assoupi. Ferdinand voyait bien qu’elle se pinçait la lèvre à chaque question, à chaque remarque pour ne pas lui envoyer une vacherie dans la figure. Sans doute un peu contrainte par le monstre très en dessous du lit, cela le toucha néanmoins. Un peu. Inexplicablement. Peut-être qu’au milieu des obligations et de la lassitude se cachait un tantinet de compassion. Vrai ou pas, elle ne l’admettrait jamais de toute façon. Il se risque à lui adresser la parole :

— Et toi, Marguerite, comment t’es-tu retrouvée ici ?

— Tsss… On m’avait dérobé le dimant familial, j’ai juste mené ma petite enquête… Je ne m’attendais pas à ça. Ensuite… Eh bien, il avait de bons arguments. Je n’avais pas envie de finir égorgée, et si tu ne tiens pas à mourir comme ça, tu devrais vite te reprendre !

Ses forces revenaient plutôt vite. Grâce au Blanc, de solides restes de jeunesses le soutenaient tandis que la vieillesse ne se faisait pas encore sentir. Il se releva et se dirigea vers la cave en affichant un air déterminé, feint en grande partie mais pas totalement. Il descendit les marches d’un pas régulier. Le claquement de ses souliers contre la pierre provoquait un écho semblable au bruit d’un tambour. Cet air martial le décida à se redresser et à afficher l’allure bravache des officiers déboulant dans une réception. Ne sait-on jamais, cela pourrait l’impressionner ou au moins modérer le jugement qu’il s’était forgé de lui. Surtout, surtout, il se retiendrait de montrer ni de ressentir le moindre malaise face à cette bête. Oui, voilà, il devait voir en lui un chien crasseux et malodorant. Il devait le mépriser comme il l’avait fait avec tous ces bourgeois imbus d’eux même. Le mépriser pour tuer tout état d’âme, toute peur et finalement tirer le meilleur parti de sa personne. Le mépriser pour mieux l’utiliser.

Le beau projet ne réussit que très partiellement. Devant le cadavre et le monstre qui attendait religieusement juste à côté, il ne put retenir quelques sueurs froides et un léger affaissement. Au moins limita-t-il leur ampleur.

— Bien dormi ? se moqua la chose.

Madame Tourton déteignait sur lui.

— Bon sommeil, mauvais rêves. Pouvez-vous m’éclairer à leurs sujets ?

— Hu ! Hu ! Bien volontiers. Pardonnez-moi cette initiative mais il fallait bien que je te présente l’Unique et ces visions me paraissaient bien éloquentes.

— Je n’ai aperçu aucun dieu.

— Oh que si, tu as vu l’Unique, autrement appelé le Réel si tu préféres. Tout ce à quoi tu as assisté relève de la réalité. D’une réalité passée et immuable ou d’une réalité à venir et encore modifiable.

— Que me racontez-vous ? Il n’y a pas de dieu ?

— Si, je viens de te l’expliquer. Un dieu tout puissant devant lequel chacun doit s’agenouiller. Heureusement, dans sa grande mansuétude, il nous autorise à l’influencer. En échange de sang, il daigne répondre à nos prières.

Un silence plana. Monsieur Laffont n’osa rien dire et consacrait toutes ses ressources à ne pas perdre la face. Il regardait la créature de haut et attendait qu’elle lui fournisse plus de détails.

— La première cité que tu as découvert se nommait Azath. Elle constituait le centre d’un immense empire tout entier dévoué à l’unique. En échange de sacrifices, ils pliaient le monde à leurs désirs et jouissaient d’une vie dépourvue de souffrance. L’Unique répondait à chacun de leurs souhaits et eux répondait au seul qu’il n’ait jamais émis : étancher sa soif. Des siècles et des millénaires s’écoulèrent ainsi jusqu’à ce que le dernier Empereur ne rompe le rite. Ecœuré par ce constant massacre et refusant obstinément d’entendre raison, il ordonna qu’on cesse le carnage. Les gardes obéirent. L’Empire s’effondra. Ceux qu’il avait pour devoir de protéger périrent et ceux qu’il voulait sauver ne survécurent guère plus. Tout cela parce qu’il se crut en mesure de défier le Réel. Absurde. On ne défie pas le Réel, on s’y soumet !

Ferdinand sentit une pointe de colère dans les mots de la créature. Plus qu’une pointe en fait, la lance entière. Il fulminait.

— Pensez-vous qu’il ait mal agi ?

— Mal ? Non. Le Bien, le Mal, ça n’existe pas. Il ne s’agit que de foutaises inventées par toutes ces fausses religions. Seul existe le Réel. Si on refuse de tuer des animaux pour se nourrir et qu’on en meurt, ce n’est ni bien ni mal. C’est juste stupide. Eh bien cet homme-ci était stupide. Maintenant, je vais vous poser une question très solennelle, monsieur Laffont : devant le péril qui menace votre cité, consentirez-vous aux nécessaires sacrifices pour la sauver ou agirez-vous sottement, à l’image de ce triste monarque ? Je vous préviens d’avance, il vous faudra plus qu’un ou deux gueux pour conjurer pareil cataclysme.

— Qu’est-ce que vous voulez à la fin ? Pourquoi ne pas vous en charger ?

— Parce que je ne peux pas. J’offre de temps à autres quelques manants à mon Dieu puis les jette dans la ruelle. Son nom me doit beaucoup d’ailleurs. Cependant, pour sauver ma patrie d’accueil, il faut des quantités de sang infiniment supérieure à celles que jeux produire sans me faire arrêter. Des quantités telles que seul l’état peut en produire. Voilà ce que je veux : pour la survie d’Ornemer, il faut qu’elle se convertisse au culte de l’Unique et, pour cela, j’ai besoin de toi.

La révélation ébranla Ferdinand. On lui demandait d’endosser la responsabilité d’un massacre comme la ville n’en avait jamais connu, tout cela pour échapper à une hypothétique catastrophe.

— Je comprends tes doutes mais ne deviens pas comme cet imbécile d’Empereur. Ses états d’âme n’ont sauvé personne et ont condamné tout le monde. Jamais le monde ne fut foulé par plus mauvais dirigeant. Toi, tu as conspiré pour obtenir le pouvoir. Tu as menti, volé, trahi, tout cela avec comme seule boussole ton intérêt. Maintenant, dans ton intérêt toujours ou dans celui du peuple ou du pays si tu préfères, agis. Que tu te révèles égoïste ou altruiste, tu n’as pas le choix. La seule chose qui pourrait te pousser à refuser est la bêtise la plus crasse. Dans ce cas, nous sommes perdus. À mon grand désarroi, l’Unique n’interviens jamais sur l’esprit des gens. Cependant, je commence à te connaître et l’idiotie ne compte pas parmi tes défauts. Réfléchis, prends ton temps mais je ne doute pas qu’à la fin, tu choisiras de te soumettre au Réel.

L’assurance qu’il avait emmagasinée s’effrita et il prit congé juste avant qu’elle ne vole en éclat. Dans les escaliers qui le menaient en haut, il s’effondra, suffoqua et dut puiser dans ses dernières forces pour ne pas vomir. La conjugaison de ses visions et d remède à ces dernières le torturaient. Lorsqu’il acheva de se hisser jusqu’au rez-de-chaussée, il s’effondra à nouveau, à demi conscient. Il avait présumé de ses forces et ses faiblesses ne manquaient pas de le lui rappeler. Il suffoquait comme un mulet à l’agonie. Un mulet qui, fier de son endurance et trop heureux de surpasser les limites dont la nature l’avait doté, aurait grimpé et dévalé chaque montagne jusqu’à en mourir.

— Vous étiez au courant ? parvint-il à articuler devant Laurent et Marguerite avant de tomber à nouveau dans les pommes.

Annotations

Vous aimez lire Antoine Zwicky ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0