Partie 1/5

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De violents éclairs jaillissaient dans la nuit. La foudre subséquente vrombissait intensément. Dans une telle opacité, au milieu d’un dense bois, il était impossible d’apercevoir quoi que ce fût à plusieurs mètres devant soi.

Rien qui ne pût décourager la jeune femme. Seule une ample capuche en laine la protégeait de la pluie. De lourdes gouttes eurent beau la marteler de part en part, elle persistait à trotter sur la route dallée et glissante. Elle s’époumonait à force de s’acharner, ses jambes brûlantes peinaient à la soutenir, mais jamais elle ne ralentit.

Car le manoir représenta l’aubaine à la fin du chemin. Isolé au cœur d’une clairière, il était bâti de sombres blocs de grès, contrasté par une devanture boisée et un toit en brique carminée. De nombreuses vitres rectangulaires et teintées perçaient ses murs, mais aucune lumière n’en jaillissait, piégée par les rideaux anthracites.

Un sourire victorieux étira les lèvres de la jeune femme entre deux halètements. Dès qu’elle eut détaillé le manoir, elle se hâte vers la double porte incurvée, dont elle frappa le battant à de multiples reprises.

— Refuge, je demande refuge ! implora-t-elle. La nuit est froide, et je ne veux pas imaginer ce qui se tapit dans ces bois !

La pluie ne cessait de la fouetter à chacun de ses tentatives. Des plis commencèrent à envahir son faciès, mais se dissipèrent aussitôt quand l’éclat se découpa sur le seuil. La jeune femme entra d’un bond, se courba pour récupérer.

Ôtant sa capuche, gardant ses gants, elle révéla un visage rond et juvénile, à la complexion mate. Elle était dotée d’un nez aquilin et d’une paire d’yeux amandes comme elle avait attaché ses abondantes boucles de jais en queue de cheval. Sa carrure svelte se dissimulait sous son épaisse veste, qu’elle portait encore en dépit de la chaleur environnante.

— Merci du fond du cœur ! s’écria-t-elle.

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, répondit le bienfaiteur. Je ne suis que le chambellan. Évidemment, je me demande quelles affaires pourraient vous amener ici. Bien peu de voyageurs s’égarent près de Pherac. Mais adressez-vous plutôt à la propriétaire des lieux.

Un homme de petite taille, aux mèches de flamme mi-longues, conservait une expression impassible en dévisageant l’inconnue. Il était attifé d’un pourpoint étriqué, et tenait un chandelier de ses mains, pourtant futile face aux multiples candélabres disposés le long des murs latéraux. La jeune femme insista pour le remercier, mais il réagit à peine, préférant désigner le large escalier ceint d’une balustrade en marbre.

Une ombre s’étendit le long des marches. De légères foulées frottèrent la luxueuse tapisserie incarnadine. Et lorsque la silhouette se dévoila, l’invité fut incapable de s’en détacher, comme happée par son aura.

Telle la figure centrale d’une riche peinture, la propriétaire s’imposait dans l’éclat tamisé de sa demeure. De taille moyenne et de gabarit fuselé, une profonde jeunesse transparaissait de sa personne. Ses iris ambrées contrastaient avec l’extrême pâleur de son visage. Dorées et longue était sa chevelure, çà et là garnie de tresses. Une robe dentelée et vermeille soutenait la gracilité de ses pas. Des bracelets pointus s’effaçaient sous ses manches ourlées et de teinte smaragdine.

L’invitée se cala en lorgnant la propriétaire, si bien qu’elle faillit même s’incliner. Une fois à hauteur de la jeune femme, elle saisit son poignet et y déposa un baiser, hérissant ses poils.

— Tu es la bienvenue ici ! déclara-t-elle. Pauvre petite, tu dois être frigorifiée… Personne ne souffre de froid chez moi ! Arguen, peux-tu préparer un thé ainsi qu’un feu, s’il te plaît ? Nous devons faire preuve d’hospitalité.

La propriétaire guida la jeune femme par-delà les escaliers, et bien vite l’orage fut laissé derrière elles, quoique la pluie tambourinait continûment contre les fenêtres.

Une vingtaine de minutes s’écoula à peine que l’invitée goûta au confort du manoir. Elle était installée sur un fauteuil, dégustait un thé au miel trônant sur un guéridon. Depuis l’âtre s’élevaient des flammes jaunâtres, dont les crépitements réguliers bercèrent ses tympans.

Le calme régnait déjà dans les profondeurs du manoir, mais il s’amplifia lorsque la propriétaire congédia son chambellan. Il ne restait alors que les deux jeunes femmes.

La propriétaire lorgna alors la voyageuse et dévoila ses dents blanchâtres d’un large sourire.

— Le contexte se prête aux présentations, affirma-t-elle. Qu’est-ce qui t’amène ici, ma chère ? Pherac est un village sans histoire, et il en va de même pour mon humble logis.

Déposant sa tasse, l’invitée croisa enfin le regard de la propriétaire, et de ses yeux jaillit une intensité insoupçonnée.

— Il est improbable de tomber par hasard à Pherac, confirma la jeune femme. Un objectif précis m’a amenée ici. Mais avant de dévoiler mon nom, j’aimerais connaître le vôtre.

— L’invitée s’entoure donc d’un voile de mystère ? Intriguant. Très bien, je m’appelle Grynith. Et toi, comment t’appelles-tu ?

La jeune femme enleva sa veste avec prestesse, dévoilant un pieu attaché à sa ceinture gaufrée. Un gambison aux plaques rivetées et de souples bottes soutinrent la fluidité du geste avec lequel elle s’empara de son arbalète argentée. De sombres plis déparèrent son faciès pendant qu’elle le pointait vers sa cible.

— Vynora, chasseuse de vampires ! présenta-t-elle. Qui croyiez-vous berner, Grynith ? Je ne suis pas la dernière des naïves !

Grynith bascula de son fauteuil et se rattrapa péniblement au rebord de la table. Sa respiration s’accéléra, de la sueur exsuda de son front, mais l’arbalète la décourageait de risquer toute action précipitée. De quelques pas elle s’éloigna, toutefois Vynora se rapprochait dangereusement, fendue d’un air comblé.

— Je devrais m’exécuter, songea-t-elle. Mais c’est difficile de dissimuler mon plaisir. Quand je me révèle à la proie, que la surprise s’empare d’elle. Si vous avez des regrets, Grynith, soyez brève.

Aussitôt la vampire s’agenouilla face à Vynora Secouée toute entière, larmes et sanglots emplirent la pièce en présence d’une chasseuse perplexe.

— Pitié, non ! implora-t-elle. Épargne-moi, je veux vivre !

— Voilà qui est nouveau ! constata Vynora. Où est votre dignité, votre amour-propre ? Relevez-vous et défendez-vous, au moins !

— Me tuer serait du gâchis !

— Du gâchis ? Quelle audace ! Et si vous disiez ça à toutes vos victimes ?

— Mais je n’ai jamais tué personne !

Un éclair d’incompréhension frappa Vynora, aussi puissant que l’orage. Paralysée, elle abaissa même un peu son arbalète. Un tableau singulier s’esquissait devant ses yeux ébahis, au sein duquel la vampire tremblait de tout son être. Crépitements et grondements rythmèrent la scène fixée par les menaces de la chasseuse.

— Menteuse ! manipula-t-elle. Je suis peut-être une novice dans mon métier, mais la manipulation ne fonctionnera pas avec moi. Les vampires ont besoin de sang humain pour survivre !

— Mais je le jure ! insista Grynith. J’ai trouvé un moyen de me nourrir sans ôter la moindre vie !

Vynora s’immobilisa encore quelques secondes, tentée de décocher un carreau. Les paroles se gravèrent cependant dans son esprit, l’incitèrent à ranger son arbalète. La chasseuse cessa de pointer son arme vers Grynith, bien qu’elle restât à proximité, et qu’elle surveillait la moindre gestuelle de la vampire.

— Admettons, trancha Vynora. Je n’ai pas parcouru autant de chemin pour que cette histoire se conclût aussi rapidement. Convainquez-moi, noble vampire. Montrez-moi qu’il existe une autre voie que le meurtre et la terreur pour ces abjectes créatures.

Grynith acquiesça en se redressant. Même si elle trémulait encore, elle se déplaçait plus aisément dans sa demeure. Derrière les fauteuils s’étalait une longue table en bois lustrée, sur laquelle s’étendait une nappe nacrée et maculée. La vampire l’atteignit avec hâte, et ce faisant montra des restes de viande crue éparpillées sur une assiette.

— Beaucoup d’animaux parcourent ces bois ! expliqua-t-elle. Je possède donc l’embarras du choix pour me repaître.

— Du sang d’animal ? douta Vynora. Permettez-moi d’être sceptique. Si c’était aussi simple, pourquoi les autres vampires s’orientent vers le sang humain ?

— Ils le devraient.

— Nous sommes d’accord, mais ils ne le font pas. Et figurez-vous que ma question était rhétorique. Car les vampires ont abandonné leur humanité pour une jeunesse éternelle.

— Mais je ne suis pas comme les autres vampires. Je me soucie des humains, parce que j’en fus moi-même une !

— Et je suis toujours curieuse. Je n’ai pas beaucoup d’expérience, mais chaque fois que j’ai affronté un vampire, aucun n’a montré de l’empathie ou du remords. Qu’est-ce qui vous aurait amenée à développer de telles pensées ?

— L’isolation ? Regarde autour de toi, Vynora. Nous sommes dans une bourgade paumée. Je suis l’unique vampire dans les parages. Je me suis liée d’amitié avec de charmants villageois, et jamais il ne me viendrait à l’esprit de leur faire du mal.

Une lueur naquit dans les yeux de Grynith, dont les tressaillements avaient définitivement cessé.

— En voilà une idée brillante ! s’exclama-t-elle. Venons à la rencontre des villageois dès demain ! Ils témoigneront alors de ma bonté d’âme.

— Et avant demain, que se passera-t-il ? demanda Vynora.

— Notre relation n’a pas démarré de la meilleure des façons. Mais n’aie crainte, Vynora, tu restes mon invitée ! Plusieurs chambres libres sont à ta disposition. Tu pourras t’y réfugier de cette affreuse tempête !

— La parfaite opportunité pour une prédatrice. Ainsi, pendant que je dors, ma vigilance sera au plus bas. Vous pourrez alors vous immiscer et planter vos dents pointues dans ma gorge.

— Tu te méfies, Vynora, et je comprends. C’est à moi de faire des efforts pour gagner ta confiance. Je te suggèrerais bien de verrouiller la porte durant la nuit, mais je propose une autre solution en guise de double précaution. Suis-moi.

Grynith et Vynora se dirigèrent vers une longue succession de couloirs, où l’éclat des candélabres brillait encore malgré l’heure tardive. Personne d’autre qu’elles ne cheminaient dans les artères du manoir, uniquement cadencé par le bruit de leurs pas. La chasseuse gardait une distance de sécurité, plusieurs mètres derrière la vampire. Bien que ses doigts frôlassent sa ceinture, jamais elle ne fut pourtant tentée de la percer d’un trait. Au lieu de cela, elle s’accorda à sa marche, et remua la tête à ses fredonnements.

Toutes deux arrivèrent dans une large chambre centrée sur un lit à baldaquins. Une demi-douzaine d’oreillers surplombait des draps aux motifs noirs et pourpres. Mais ce qui perturba Vynora fut la présence de chaînes accrochées sur le mur en plâtre. Elle les examinait encore au moment où Grynith s’allongea sur le matelas.

— À quoi pensez-vous ? interrogea Vynora.

— Ce n’est pas une chambre de torture ! précisa Grynith. Ni autre chose. Il s’agit d’un moyen de rassurer mes invités peu accoutumés à ma nature.

— Mais que voulez-vous que je fasse ?

— Enchaîne-moi sur mon lit et prends les clés avec toi. Tu seras alors assurée de ta sécurité.

— Et la vôtre ? Je pourrais enfoncer mon pieu dans votre cœur sans que vous puissiez vous défendre.

— Je te fais confiance, Vynora.

Inclinant la tête, haussant les épaules, la chasseuse dévisagea la vampire étendue. Elle se mura dans un bref instant de réflexion, suspendit le moment où elle s’exécuterait. Seulement alors Vynora saisit les chaînes et priva Grynith de sa liberté, avant de s’emparer des clés trônant sur la commode.

Elle crut entendre un murmure quand elle ferma la porte. Elle choisit de l’ignorer.

Un confort bienvenu attendit Vynora au cours des heures suivantes. L’orage faiblit peu durant la nuit, mais son cœur cognait à haute vélocité pour une toute autre raison. Longtemps elle garda une main sur son pieu, et le lâcha seulement car la fatigue finit par l’emporter.

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