Le sens de la formule

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Me voilà au Petit Marcel, assis à une table pour deux. C’est seulement la deuxième fois que je viens ici et le moins que l’on puisse dire, c’est que l'ambiance est bien différente de celle de ma fameuse soirée de dépucelage. L’atmosphère douce et tranquille de l’après-midi contraste avec l’énergie survoltée que j’ai pu témoigner. Cela me convient parfaitement, ça m’apaise. J’en ai vraiment besoin, car pour tout dire, j’en mène pas large. J’attends Pierre.

Il n’est pas encore arrivé, c’est moi qui suis en avance. J’ai un peu traîné les pieds pour venir ici, car ce que je m’apprête à lui annoncer ne va évidemment pas le faire bondir de joie. Mais je préfère être honnête. Si on fait un rapide bilan de la situation, entre le déménagement il y a quinze jours et les premiers cours à la fac, j’ai quand même réussi à passer deux soirées avec lui. La discussion n’ayant pas l’air d’être son fort, nous avons préféré parler le langage du corps. Je ne m’en plains pas (j’avoue m’éclater de surcroît !), mais à chaque fois, je suis reparti pas très à l’aise. L’impression d’en profiter, sans être honnête, et je n’aime pas ça. Je suis trop authentique, comme dirait Alice. Est-ce un défaut ? Je pense pas. Ma meilleure amie m’a fait remarquer que certains auraient moins de scrupules. Ce garçon est très sympa (pas si sérieux comm j’ai pu le croire quand on s’est rencontré), un peu trop maniéré à mon goût, non pas que cela me dérange en soi (on est comme on est !) mais ses grands gestes de diva m'insupportent rapidement. Mais c’est pas ça l’important. Le problème, c’est que ça ne fait pas de boum boum dans mon p’tit coeur. Je ne voudrais pas qu’il s’attache inutilement. Oui, je sais, je suis un mec bien.

Autant je viens à reculons pour Pierre, autant c’est avec une certaine excitation que j’espère revoir Lucas. Malheureusement, je constate qu’il n’est pas là. Aujourd’hui, c’est une serveuse. Je ne l’avais pas remarquée l’autre soir. Nos regards se croisent, nous nous sourions. Elle quitte son comptoir pour s’enquérir de ma commande. Un ami doit arriver, mais je prendrai bien un café en attendant, lui réponds-je, comme pour me justifier d’être seul. Dans ces cas-là, j’ai toujours l’impression que les gens croient que les personnes seules à une table n’ont pas d’amis. Oui, je sais, le raisonnement est un peu con.

La porte de l’établissement s’ouvre. C’est Pierre (contrairement à Alice, il est à l’heure, lui !). Il va directement au comptoir pour saluer la serveuse. Elle s’appelle donc Marie. Elle prend aussitôt sa commande et lui indique du regard ma présence. Il se retourne, me voit et sourit (vas-y profite mon gars, tu vas déchanter dans deux minutes). Il s’assoit en face de moi, après m’avoir déposé un baiser rapide sur la bouche. Il a l’air aussi gêné que moi de cette marque d’affection. Se douterait-il de mes intentions ?

— Ça fait longtemps que t’es arrivé ?

— Non, non, t’inquiète !

— C’est chouette de se voir aussi ici, même si j’ai été un peu surpris de ton invitation… En journée, dit-il avec un petit sourire malicieux.(Putain, arrête, Pierre, tu ne me facilites pas la tâche…)

— Heu… Ah oui, tu n’aimes pas ?

— Si, si, Julien, au contraire…

La serveuse lui apporte son café. J’ai le sentiment qu’elle se retient de dire quelque chose, préférant échanger un regard entendu avec Pierre. Si elle nous croit en couple, ses informations vont être vite périmées. Nous buvons une gorgée sans rien dire. Je ne sais pas par quoi commencer. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir tourné ça dans ma tête des dizaines de fois avant de venir.

— Pierre, je voulais te dire un truc. Mais je ne sais pas comment...

— Ben, ça tombe bien, moi aussi, Julien ! Mais, vas-y, toi en premier, je t’écoute.

Il doit forcément voir la surprise sur mon visage.

— Non, vas-y, toi, je t’en prie.

— C’est gentil, mais ça peut attendre Julien, j’t’assure.

Moi aussi, ça peut attendre. On pourrait continuer encore quelques semaines à se faire du bien. Peut-être même que je finirai par changer d’avis. En me forçant un peu. Mais t’es con ou quoi Julien ?

— C'est-à-dire que... Enfin… Je t’apprécie beaucoup Pierre, on se connaît depuis peu et…

— Stop, je t’arrête là tout de suite. Je sais ce que tu vas me dire.

— Ah bon ?

— Oui, je crois. Nos parties de jambes en l’air sont très sympas, mais ça ne va pas plus loin. J’me trompe ? me dit-il, avec un nouveau sourire.

— Bah, c’est-à-dire... Que non. Enfin, oui, nos acrobaties sont très sympas, c’est pas ça, mais…

— No stress Julien, tout va bien. Si tu veux tout savoir, j’avais l’intention de t’en parler moi aussi en venant ici. J’aime beaucoup comment nos deux corps s’emboîtent, mais ça s’arrête là. Et tout va bien, enfin pour moi.

Je me sens comme un ballon de baudruche qui se dégonfle d’un seul coup. Je suis évidemment soulagé. Je ne m’attendais pas à ça (non, mais sans déconner, merci la vie, quoi!).

— Et moi, qui pensais que… Merci Pierre. Je préfère être honnête, dis-je sur un ton plus détendu.

— Oui, je sais, et sache que j’apprécie. C’est Fred qui va encore râler !

— Hein ? Quoi ? Mais pourquoi ?

— Parce que c’est mon meilleur ami et qu’il va encore me dire que j’exagère. Que je devrais prendre plus de temps pour apprendre à connaître quelqu’un. Mais les sentiments…

— Ça ne se commande pas, dis-je, trop heureux de partager avec lui la même analyse.

— Heu, oui, voilà ! Juste à espérer que je ne sois pas devenu, comme il aime à me le répéter, un “constipé des sentiments” !

— Fred a toujours eu le sens de la formule ! finis-je, avant d’avoir un vrai éclat de rire, bientôt suivi par celui de Pierre.

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