Le sens de la formule

4 minutes de lecture

Me voilà au Petit Marcel, assis à une table pour deux. C’est seulement la seconde fois que je viens ici et le moins que l’on puisse dire, c’est que l'ambiance est bien différente de celle de la soirée. L’atmosphère douce et tranquille de l’après-midi contraste avec l’énergie survoltée que j’ai pu découvrir. Cela me convient parfaitement et m’apaise. J’en ai besoin, car je n’en mène pas large. J’attends Pierre.

Il n’est pas encore arrivé, c’est moi qui suis en avance. J’ai un peu traîné les pieds pour venir ici, ce que je m’apprête à lui dire ne va évidemment pas le faire bondir de joie. Mais je préfère être honnête. Entre le déménagement il y a quinze jours et les premiers cours à la fac, j’ai quand même réussi à passer deux soirées avec lui. La discussion n’ayant pas l’air d’être son fort, nous avons préféré parler le langage du corps. Je ne m’en plains pas (j’avoue m’éclater de surcroît !), mais à chaque fois, je suis reparti pas très à l’aise. L’impression d’en profiter, sans être honnête, et je n’aime pas ça. Alice m’a fait remarquer que certains auraient moins de scrupules. Je ne ressens absolument rien pour ce garçon. Il est très sympa, un peu trop maniéré à mon goût, non pas que cela me dérange en soi (on est comme on est !) mais ses grands gestes m'insupportent rapidement. Et surtout, ça ne fait pas de boum boum dans mon petit coeur. Je ne voudrais pas qu’il s’attache inutilement. Oui, je sais, je suis un mec bien.

Autant je viens à reculons pour Pierre, autant c’est avec une certaine excitation que j’espère revoir Lucas. Malheureusement, je constate rapidement qu’il n’est pas là. Aujourd’hui, c’est une serveuse. Je ne l’avais pas remarquée l’autre soir. Nos regards se croisent, nous nous sourions. Elle quitte son comptoir pour s’enquérir de ma commande. Un ami doit arriver, mais je prendrais bien un café en attendant, lui répond-je, comme pour me justifier d’être seul. Dans ces cas-là, j’ai toujours l’impression que les gens croient que les personnes seules à une table n’ont pas d’amis. Oui, je sais, le raisonnement est un peu bête.

La porte de l’établissement s’ouvre sur Pierre qui vient aussitôt à ma rencontre, après avoir salué la serveuse. Je l’entends l’appeler par son prénom. Elle s’appelle Marie. Elle prend sa commande. Il vient s’asseoir en face de moi, après m’avoir déposé un baiser rapide sur la bouche. Il a l’air aussi gêné que moi de cette marque d’affection. Se douterait-il de mes intentions ?

— Ça fait longtemps que tu es arrivé ?

— Non, non, t’inquiète !

— C’est chouette de se voir aussi, même si j’ai été un peu surpris de ton invitation… En journée, dit-il.

— Heu… Ah oui, tu n’aimes pas ?

— Si, si, Julien, au contraire…

La serveuse lui apporte son café. J’ai le sentiment qu’elle se retient de dire quelque chose, préférant échanger un regard entendu avec Pierre. Si elle nous croit en couple, ses informations vont être vite périmées. Nous buvons une gorgée sans rien dire. Je ne sais pas par quoi commencer. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir tourné ça dans ma tête des dizaines de fois avant de venir.

— Pierre, je voulais te dire un truc. Mais je ne sais pas comment...

— Et bien, ça tombe bien, moi aussi Julien ! Mais, vas-y, toi en premier, je t’écoute.

Il doit forcément voir la surprise sur mon visage.

— Heu… Non, vas-y, toi, je t’en prie.

— C’est gentil, mais ça peut attendre Julien, je t’assure.

Moi aussi, ça peut attendre. On pourrait continuer encore quelques semaines à se faire du bien. Peut-être même que je finirais par changer d’avis. En me forçant un peu. Mais t’es con ou quoi Julien ?

— C'est-à-dire que... Enfin… Je t’apprécie beaucoup Pierre, on se connaît depuis peu et…

— Stop, je t’arrête là tout de suite Julien. Je sais ce que tu vas me dire.

— Ah bon ?

— Oui, nos parties de jambes en l’air sont très sympas, mais ça ne va pas plus loin. Je me trompe ? me dit-il, avec un sourire.

— Heu… Bah, c’est-à-dire... Que non. Enfin, c’est pas…

— No stress Julien, tout va bien. Permets-moi de sourire, mais en venant ici, c’est de ça dont je voulais te parler moi aussi. J’aime beaucoup comment nos deux corps s’emboîtent, mais ça s’arrête là. Et tout va bien, enfin pour moi, c’est le cas. Je ne t’en veux pas.

Je me sens comme un ballon de baudruche qui se dégonfle d’un seul coup. Je suis évidemment soulagé. Je ne m’attendais pas à ça.

— Et moi, qui pensais que… Merci Pierre. Je préfère être honnête, dis-je sur un ton plus détendu.

— Oui, je sais, et sache que j’apprécie. C’est Fred qui va encore râler !

— Hein ? Quoi ? Mais pourquoi ?

— Parce que c’est mon meilleur ami et qu’il va encore me dire que j’exagère. Que je devrais prendre plus de temps pour apprendre à connaître quelqu’un. Mais les sentiments…

— Ça ne se commande pas, dis-je, trop heureux de partager avec lui la même analyse.

— Heu, oui, voilà ! Juste à espérer que je ne sois pas devenu, comme il aime à me le répéter, un “constipé des sentiments” !

— Fred a toujours eu le sens de la formule ! finis-je, avant d’avoir un vrai éclat de rire, bientôt suivi par celui de Pierre.

Annotations

Vous aimez lire Tom Ripley ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0