- MIROIR BRISÉ -

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Ils entendirent les portes de l’ascenseur s’ouvrir et directement le pas rapide et prononcé d’une dizaine d’hommes qui traversaient le couloir étriqué. Ils se relevèrent et coururent à côté du gouffre qui avait déjà failli leur prendre la vie. Comme un vieil ami, ils n’en avaient plus peur, pilotés par une peur intense et l’adrénaline qui parcourait leur corps à grande dose.

Leurs bras écartés assurait leur équilibre, ils filaient sur une bande de pierre large d’une trentaine de centimètres. Comme deux funambules, ils ignoraient le vide abyssal qui régnait de part et d’autre de ce mince sentier. Ils entendaient derrière eux le barda déployé des soldats et les aboiements sévère de Lloyd. Le cornement continu des balles qui les frôlaient, les tirs de suppression qui menaçaient de les atteindre.

Quelques mètres plus loin, le sentier s’arrêtait net, plus aucune issue, livré comme deux zébreaux à la merci d’une meute de lion affamés. Les hommes de Lloyd approchaient à grand pas, le feu ininterrompu de leurs fusils s’intensifiait.

Une balle sournoise traversa la cuisse de Tchad, il se déséquilibra et glissa le long de la pente graveleuse. Billy sauta et se laissa filer sur le dos, pilonner par le feu des M-16 postés sur la ligne de crête. Un petit talus fit office de tremplin et les propulsa dans une mince clairière urbaine. Une rue épargnée par les bombes et les inondations. Quelques boutiques tenaient le coup, fragilisées par les vibrations et les ondulations le long de la ligne de faille.

Billy, légèrement étourdit, examinait tout autour de lui ce paysage rare, les bâtiments encore debout, le ciel bleu qui parvenait à se faufiler au travers des nuages gris et des cendre volatiles qui tapissaient la voûte céleste. Un rayon de soleil batailleur s’introduisit dans cette atmosphère lunaire et illumina ses pieds comme un espoir naissant après les tempêtes acharnées.

Tchad ouvrit les yeux sur ce ciel partiellement éclairci, et sourit difficilement, rongé par la douleur de cette piqure effroyable. Sa chair, marquée par l’acier brulant d’une balle, il tentait de compresser la plaie béante qui crachait régulièrement un peu de sang.

Il réunit le reste de ses force et se releva en grognant derrière ses dents. Il se retourna en observant la piste sinueuse et abrupte qu’ils avaient dévalé comme des luges. Les soldats étaient sur le point de descendre eux aussi. Billy, légèrement inquiet, appela son ami un peu plus loin :

Billy – Tchad !

Tchad – Billy ! Ma jambe !

Billy – Merde !

Tchad – Mais regarde, on doit filer ! gueula-t-il en pointant du doigt l’escouade qui descendait prudemment la pente. Il se rapprocha et passa le bras de Tchad autour de son cou.

Il essayait de marcher rapidement tandis que son ami trainait la jambe. Tchad semblait peser de plus en plus lourd et Billy perdait énormément d’énergie à tirer ce poids quasiment mort. Essoufflé, il décida de le poser sur un banc devant une boutique d’antiquité.

Billy releva les yeux et aperçut dans la vitrine de la boutique une superbe Fender Stratocaster rouge et blanche. La réplique exacte de la guitare qu’il avait reçu à son neuvième anniversaire. Elle resplendissait, sa couleur ravivait en lui une flamme passionnelle. Elle était accompagnée d’un petit ampli.

Le jeune homme se saisit d’une pierre et fracassa la devanture pour dérober le magnifique instrument qui faisait d’ores et déjà scintiller ses yeux.

Il leva la tête et aperçu l’enseigne de Buck’s et Duck’s, un épicier qui leur avait toujours refusé d’acheter des pétards. Il observa attentivement et distingua un énorme stock de feu d’artifice invendus dans la poubelle à l’arrière du magasin.

Il la déplaça jusqu’au milieu de la rue. A peine le temps de brancher la guitare à l’ampli et de positionner les caisses de feu d’artifices, qu’il aperçut l’escouade de Lloyd au bas de la pente. Il dévalisa tous les amplis et les haut-parleurs d’un magasin de musique un peu plus loin et brancha le tout dans un désordre énigmatique.

Il retourna auprès de Tchad. Ce dernier avait déchirer un morceau de tissu pour l’appuyer sur sa blessure. Billy observait impuissant son ami se vider de son sang, une impression de déjà-vu frappa son cœur. Il ne voulait pas revivre la même chose qu’avec Stanley, il se craqua les doigts et compressa lui-même la plaie. Malgré les supplications de son ami, il continua sans faiblir.

Alors que Tchad semblait perdre connaissance, cherchant à capter son attention le plus longtemps possible, il lui demanda :

Billy – Tchad ! Reste avec moi !

Tchad – Je vais mourir pas vrai… ?

Billy – Non ! Alors là non ! Tu vas rester éveillé et écouter tout ce que j’ai à dire !

Tchad – Billy…Je me sens mourir…

Billy – Reste là ! hurla-t-il tout en le giflant.

Billy – Je vais te trainer jusqu’à la poubelle qui est là-bas !

Tchad – Laisse-moi ici et sauve toi…

Billy – Hors de question !

Tchad – Tu ne vois pas qu’ils arrivent…Ils sont au bout de la rue…

Billy – Je m’en tape qu’ils soient là, tu restes avec moi !

Tchad – Qu’est-ce-que tu comptes faire ?

Billy – Je leur ai concocté un petit comité d’accueil, assura-t-il en montrant la guitare.

Tchad – Tu vas leur jouer un morceau, ria-t-il en expulsant du sang par la bouche. Billy s’inquiéta immédiatement en observant la jambe de Tchad. Il souleva son ami et le posa sur son épaule en s’enfuyant vers la petite installation.

Il déposa Tchad à l’arrière de la poubelle, fit un nœud dans son bandage et le conjura de tenir bon. Il prit une grande respiration et attrapa vigoureusement la guitare.

Les soldats arrivaient, fusils à la main, ils balayaient du regard la zone désertée. Cherchant derrière chaque épaves et chaque mur la traces des deux adolescents. Les faisceaux laser de leurs armes dansaient sur les façades et scrutaient la moindre silhouette. Lloyd piétina de sa semelle le mégot de son cigare et ordonna :

Lloyd – Trouvez-les !

Caporal Mills – Monsieur, ils sont peut-être loin à présent.

Lloyd – Le noir à une balle dans la jambe, ils ne sont pas allés bien loin.

Caporal Mills – Johnson, va fouiller par là-bas. Rodriguez, toi, va par-là, dit-il en pointant du doigt les directions à suivre.

Lloyd – Il faut les trouver !

Billy craqua une allumette de ses mains tremblantes. La vive flamme réchauffait ses mains froides et humides. Il la jeta dans la poubelle et dégaina un médiator. Le vrombissement de fond des amplis interpella la petite troupe armée. Le sifflement des fusées et le gros boom des pétards faisait frémir de plaisir Tchad, dans un état second.

Billy gratta vivement les cordes métalliques ce qui fit trembler toute la rue. Les vibrations exaltantes du rock qu’il produisait traversait son corps et le faisant presque léviter au-dessus du sol. Les feu d’artifices continuait de jaillir du conteneur et coloraient l’atmosphère de bleu, de vert et de rouge. Le morceau Rock You Like a Hurricane s’échappait des cordes et explosait dans les airs en alertant l’escouade de Lloyd qui s’approcha alors de la source du bruit. Tchad empoigna ses dernières forces et frappa contre la poubelle qui faisait office de percussions. Une épaisse fumée blanche dissimulait l’adolescent en trans, guitare à la main, les sourcils froncés et les yeux fermés, il laissait la musique l’envahir. Ses doigts glissaient tout seuls sur le manche, le grésillement enrageait Lloyd.

Billy se mit à hurler les paroles, qui résonnèrent dans les caissons de basses et se propagèrent dans toutes les directions. Tchad avait l’air ému, ce solo de guitare que son ami n’était jamais parvenu à jouer correctement semblait soudain d’une facilité déconcertante. La fumée se dissipa laissant apparaitre la silhouette élancée et mince de l’adolescent, tout recroquevillé sur sa guitare, criant à plein poumons les paroles brutes et enragés de la chanson.

Ce morceau de bois pourrait-il résister à l’assaut imminent des balles et des tirs de suppression qui allait fondre sur lui comme un essaim de frelons. Tchad se releva et renversa la poubelle, les fusées partirent à l’horizontal, traversant le corps des soldats. Lloyd se jeta au sol en rentrant la tête dans ses bras.

Il leva légèrement le regard et vit ses hommes tomber les uns après les autres. Billy était à court de feux d’artifices, Lloyd se redressa et dégaina son arme. Il avança en pointant son Colt sur le jeune homme. Tchad agrippa un caillou et le lui jeta dessus. Touché au visage, il laissa tomber son arme. Billy posa la guitare et accouru vers le pistolet. Il glissa sur les fesses en l’attrapant au passage

Ce bijou chromé et sublime était à présent dans les mains d’une âme calme mais torturée. Il avança vers le militaire qui était à genoux devant lui. Le meurtrier de ses parents était devant lui, il était sur le point de l’abattre. Les yeux plongés dans le regard dur de Lloyd il lisait la haine, si l’inverse s’était produit, Lloyd n’aurait pas hésité. Billy saura-t-il en faire autant. Un doigt palpitant sur la gâchette. Il lui suffirai d’une simple pression pour en finir.

Un petit craquement dans la ruelle voisine détourna son attention. Une voix douce et perçante appela : « Papa ? » Lloyd frémis et tourna la tête. Billy recula de quelque pas. La fille dans la petite ruelle sombre n’était autre que Kassey, qui s’avéra être la fille de ce monstre.

Billy fut submergé par ses sentiments. Elle était là devant lui, un amour devenu impossible au moment même où il comprit qui elle était réellement. Il se rappela les paroles dures de Lloyd et détourna son arme vers elle. Lloyd hurlait :

Lloyd – Si tu touches à un seul de ses cheveux, tu es mort.

BillyTAISEZ VOUS ! gueula-t-il en effrayant Tchad.

Kassey – Billy ? Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

Lloyd – Ma chérie, je croyais t’avoir perdu…

Kassey – Je t’ai cherché partout papa…

BillyASSEZ ! hurla-t-il à nouveau, écourtant ce léger moment père/fille.

Billy – Regardez la une dernière fois, contemplez-la, profitez-en. Je veux que vous souffriez comme j’ai souffert, je veux que vous voyiez la lueur disparaitre dans ses yeux, comme je l’ai vu disparaitre dans ceux de mes parents, de ma sœur et de Stan. Je veux que vous compreniez la douleur qui perce le cœur et qui déchire votre âme, à tel point que vous remettez en question votre propre existence. Les souvenirs deviennent fades, amers. La vie se cherche un autre sens en gardant à l’esprit cette douleur, toujours cette douleur. Cette souffrance est invisible, ce n’est pas une plaie béante, c’est votre esprit qui saigne et qui se vide de tout plaisir. Même les choses simples deviennent compliqués à vivre et à comprendre. Chaque erreur, vous la liez à cette douleur. Si vous n’y arrivez pas, c’est à cause de cette douleur qui vous ronge. Regardez ses cheveux, observez bien la finesse de ses traits, car bientôt, ils vont devenir froids et raides. Je vais vous arracher ce qu’il reste d’humain en vous. Ce que vous allez vivre c’est pire que la mort, c’est une mort lente et intérieure. Vous supplierez pour qu’on vous achève si vous ne le faites pas vous-même. Vous chercherez le bonheur ailleurs, il existe mais tout vous ramènera à cette souffrance. Jusqu’au jour où cette blessure deviennent une large cicatrice. Vous vous direz que ça y est, vous etes guéri, c’est faux. Cette cicatrice vous démangera, parfois même, elle vous brulera et vous voudrez vous arracher la peau. Vous vous sentirez vide, vos émotions et vos joies vous aurons quittées, alors, vous errerez comme un corps sans âme. Maintenant, souffrez ! Adieu Kassey…

Billy actionna la gâchette et la balle traversa la tête de sa bien-aimée. Lloyd ne réalisa pas, tétanisé, il n’osait plus bouger, il n’arrivait plus à se lever. Même s’il le voulait, il ne pourrait même pas attraper Billy. Ce dernier avait les lèvres tremblantes et les prunelles humides.

Il venait d’arracher un morceau de l’âme de Lloyd, comme le militaire l’avait fait avec lui onze ans plus tôt. Un sentiment de revanche éphémère traversa le corps du jeune homme. Malgré cette sensation d’immense victoire, il ne pouvait ignorer la sournoiserie du remords qui vint grignoter son cœur.

Il fixa une dernière fois Lloyd, la douleur avait remplacé la colère dans ses yeux. Attaqué par le sentiment acide de se repentir, il abattu Lloyd pour écourter sa sentence. Il écarta les doigts, laissant tomber l’arme sur le sol meurtri et cendré de Phoenix.

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