La convocation

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Dans une petite maison d’hôtes, située au Mont Saint-Michel, habitait Karidja, une jeune femme de trente ans. Brune, au teint foncé, elle exhibait de petites taches noires sur les pommettes. Son regard en amande, dévoilait de jolies pupilles marrons. Ses cheveux crépus affichaient de scintillants bijoux capillaires en forme de tête de mort et de cauris[1]en argent. Elle avait soigneusement réalisé des braids[2].

Deux semaines plus tôt, elle venait s’installer pour une longue période de vacances auprès d’un couple à la retraite : Zoé et Hervé. Ce duo appréciait passer du temps avec leurs hôtes.

La maison d’hôtes contenait de nombreux tableaux. Sur ces toiles on pouvait apercevoir, sous tous les angles possibles, le beau paysage de l’îlot rocheux. De magnifiques fresques ornaient les murs, mettant en lumière l’élégance des roses. L’ancien et le moderne cohabitaient dans une parfaite harmonie. Les petits meubles en bois et les accessoires technologiques rendaient la maison originale.

Assise sur une chaise, depuis le jardin, Karidja observait le ciel. Le bruit de l’eau et le chant des oiseaux offraient des merveilles auditives. Elle chantonnait en appréciant la petite brise matinale sur sa peau. Sur la table ronde en face d’elle, Karidja tapa cinq fois avec le bout de ses ongles à l’abri des regards. Aussitôt, une vibration se créa, faisant apparaître une tasse de café.

Karidja ouvrit un journal qu’elle sortit mystérieusement de sa poche. Il s’agissait de La Trouvaille des Sorcières, une revue que tous les sorciers lisaient à travers le monde, leur permettant de garder un lien avec le monde des monstres. La jeune femme faisait défiler les pages, scrutant chaque titre qui pouvait l’intéresser. Soudain, elle posa son index sur un article de la rubrique Société :

Edition spéciale : Un vilain sort dans une colonie de vacances

Une sorcière, directrice de la colonie des cauchemars[3], a été condamnée pour avoir tenté de changer les enfants en monstres exemplaires, dans le but de leur faire oublier le mode de vie des humains.

Voici sa déclaration : “Je souhaitais transmettre notre héritage. Les nouvelles générations ne sont pas ancrées dans nos traditions !”

L’Assemblée des Monstres continue les investigations.

Karidja remua la tête, les sorcières ne changeront jamais, même avec des règles, pensa-t-elle.

En parallèle, elle déplia une carte de vacances qu’elle avait reçue la veille d’un prénommé Danny.

Hola señorita Karidja,

Je suis actuellement à Cuba chez ma grand-mère. Ça fait du bien de décrocher ! J’essaie d’améliorer mon invention magique. Je la nomme le Temporiscope. Tu en penses quoi ? Je t’enverrai une photo.

Profite bien !

La femme afficha un léger sourire et fit disparaître la carte.

Dès qu’elle termina son café, elle rejoignit l’intérieur de la maison et s’isola dans sa chambre. Le couple, absent, lui avait laissé quelques nouveaux draps pour faire son lit. L’odeur que le linge dégageait lui rappelait souvent les parfums et les produits que sa mère utilisait pour rendre les vêtements doux.

Karidja ferma la porte à clé, baissa les stores et saisit l’une de ses valises. Elle posa sa mallette sur son lit et retira une boule de cristal. En caressant l’objet, une lueur rouge éclaira la pièce. Une fumée apparut en formant des lettres :

Convocation au Service de l’inspection

Surexcitée à la vue du message, Karidja se rua sur le bureau et rédigea une lettre aux deux propriétaires. En partant dans son monde, elle allait s’absenter deux jours. Zoé et Hervé savaient qu’elle était prise par son activité professionnelle, comme elle l’avait laissé entendre. Cette convocation lui permettait de rencontrer enfin sa patronne. Obtenir ce privilège après s’être battue sans relâche la rendait folle de joie.

Sans tarder, Karidja déplia un petit bout de papier sur lequel une incantation était inscrite. Elle inspira et expira, prenant le temps de prononcer chaque mot de manière méthodique. L’index plaqué sur le front, elle murmura :

Ouvre-toi, ouvre-toi accès caché

Matérialise-moi à l’antre secret !

Aussitôt, la perception de Karidja changea. Ses yeux découvrirent une nouvelle perspective, un autre angle et un climat différent.

Un couloir froid et sombre se dévoila face à la jeune femme. Karidja se tenait sur un sol lisse et glacial, recouvert de dalles vernies. La teinte affichait des nuances de gris et de noir. A chaque pas qu’elle faisait, la surface du sol crissait. Autour, il y avait de grands casiers contenant une pluie de paperasses. Des corbeaux chanteurs, perchés au-dessus des rangements en métal, semblaient contempler l’invitée avec une attention étrange, presque malicieuse. Leurs yeux brillaient comme s’ils venaient de détecter un trésor inestimable. L’air lourd rendait l’atmosphère mystérieuse.

Au bout du long couloir, un guichet se dressait. Une femme d’un certain âge tamponnait des documents. Elle se nommait Gisèle. Son long nez touchait les papiers. Elle toussait à chaque fois que ses narines rentraient en contact avec les supports divers.

Karidja trouvait cela abject mais elle avait vu pire dans sa vie de sorcière. Elle en profita pour changer de vêtements et enfiler sa tenue de travail : un long manteau noir en cuir. Sur sa poitrine, il y avait un écusson sur lequel figurait le nom Inspecteur des quotas. La jeune femme travaillait au Bureau des quotas, un grand organisme privé, réputé pour limiter les infractions des monstres à travers le monde entier. La structure se divisait en plusieurs sections : la salle des archives, les cellules provisoires des condamnés, le Département des limites infranchissables, le Quartier des contrôles, la Chambre des sévices et réprimandes, les Couloirs des témoins, les grandes réserves et enfin le Service de l’inspection.

Une fois arrivée devant le guichet, Karidja se présenta à l’hôtesse d’accueil, le visage lumineux.

— Bonjour, on m’a convoquée. Je suis Karidja Du Marais.

Gisèle portait un corset noir qui le serrait au point de réduire ses mouvements. Elle se pencha, basculant son corps avec difficulté. Les dents serrées et les yeux plissés pour mieux entrevoir le visage de son interlocutrice, la femme âgée valida son identité.

— Inspectrice des quotas, susurra la femme du guichet, la supérieure vous attend au Service de l’inspection. Voici la lanterne qui vous y mènera.

L’hôtesse alla à l’arrière de son guichet et fit apparaître avec la pensée une lanterne rouge. Sur l’objet, des inscriptions apparurent : “La cheffe du Bureau des quotas”.

— Vous savez ce qu'il vous reste à faire…

Karidja acquiesça et recula légèrement de la sorcière. Elle tendit la lanterne et souffla les inscriptions gravées. Soudain, la lanterne vibra et enflamma la jeune femme sur place qui ferma les yeux à cause du puissant éclat. Le feu inoffensif l’avait consumé en un instant, lui permettant de rejoindre l’accès au bureau de la supérieure. L’odeur des flammes disparut, laissant place à un parfum aigre. Enfin, la vue dégagée, Karidja découvrit un étage. Il y avait plusieurs bureaux : des sorciers vêtus d’uniformes noirs, tenant un carnet à la main. Certaines de ces créatures interrogeaient des monstres et d’autres survolaient à dos de balai les couloirs. La lanterne, qui lui offrit l’accès à l’étage demandé, rétrécissait jusqu’à prendre une forme minuscule qu’elle mit dans sa poche.

Tout au fond des différentes salles, une pièce se distinguait plus que les autres. Il y avait deux grandes portes et le titre de la supérieure hiérarchique.

Karidja déglutit et se mit en route jusqu’à la salle de la cheffe. Les salariés marmonnaient comme si le pire allait arriver. La jeune femme déterminée fonça, silencieuse et concentrée.

Dès qu’elle se présenta au niveau des portes, elle n’eut pas le temps de frapper que le bureau s’ouvrit sur-le-champ. Elle abaissa la main et remarqua un nuage de fumée. La sorcière se donna une claque, comme pour chasser sa peur, puis entra sans hésiter. Soudain, les portes se refermèrent violemment dans son dos. L’impact faillit la propulser en avant mais elle resta solide sur ses jambes. En face de Karidja se dressait un grand bureau sombre, orné de bougies en lévitation. Un chat noir se trémoussait au-dessus des étagères autour du bureau. Tout à coup, le félin malicieux réagit étrangement. Il cherchait à s’enfuir mais, dans un fracas retentissant, il se retrouva enfermé dans une cage. Il se débattit un moment puis il se calma progressivement, comme hypnotisé.

Une boule de cristal fumante se trouvait au centre de la table. Il n’y avait pas de fenêtres et très peu de lumière. Des toiles d’araignées recouvraient le plafond et la surface des murs. Une odeur de poisson avarié flottait dans l’air. D’autres objets oppressants, comme des grigris, se déplaçaient en cachette dans l’ombre du bureau. Les cris du matou se mêlaient à l’atmosphère.

Karidja resta immobile, en voyant une silhouette bouger.

Subitement, d’une voix puissante, la personne s’exprima :

— Karidja Du Marais, fille d’une famille de sorciers soigneurs. C’est bien ça ?

— C’est exact… Madame… répondit Karidja, émerveillée mais un peu anxieuse.

La femme alluma quelques bougies supplémentaires d’un simple regard, éclairant enfin son apparence.

— Vous êtes depuis à peine cinq ans Inspectrice des quotas, n’est-ce pas ? lança la sorcière d’un ton dur.

— Oui, madame ! valida Karidja.

— Comme convenu, votre dernière mission chez les humains s’est bien passée ?

— Oui, cheffe ! Merci encore pour les vacances !

La supérieure quitta sa table avec une démarche lente et assurée puis, d’un simple regard, elle fit apparaître dans les mains de sa subordonnée un dossier dans laquelle l’affaire qui devait être élucidée se trouvait. Karidja eut l’impression de voir une femme usée par le travail. Ses longs cheveux relevés en guise de chignon affichaient une broche en argent. Son dos courbé la rendait sinistre. Son nom se lisait sur sa poitrine, Nancy Œil-en-trop. Elle avait l’air d’exécuter ses sorts grâce à son regard bien affuté. La directrice se distinguait de ses employés grâce à son 3 pièces noir. Grande de taille et élancée, elle intimidait Karidja qui la rencontrait pour la première fois. La jeune Inspectrice des quotas avait lu des articles sur elle sans jamais la croiser. Nancy gérait beaucoup d’affaires et ses déplacements répétés la rendaient inaccessible.

— En général, votre intégration chez les humains se passe bien ? demanda la cheffe, les traits sévères.

— Oui ! Ils sont très aimables. Toujours présents quand on a besoin d’eux et les paysages sont plus chaleureux que notre monde.

— Un simple oui aurait suffi, coupa Nancy, le regard démoniaque. Je n’ai pas envie d’entendre des détails !

Karidja, gênée, lui présenta ses excuses.

— Avant de vous donner la nature de la mission, nous allons attendre la venue de votre binôme.

— Une nouvelle mission avec un binôme ? s’étonna Karidja. Sans manquer de respect, j’ai toujours travaillé seule… ai-je failli ? Est-ce quand j’ai aidé Danny Rodriguez à finaliser les rapports ?

La cheffe lui demanda de se taire. Elle perdait patience.

— Nous avons affaire à une créature puissante qui a traversé les siècles ! Une simple sorcière comme vous ne pourra pas l’arrêter. Certes, vous êtes l’un des meilleurs agents car vous avez résolu de nombreuses affaires mais là, vous allez devoir mettre de côté votre fierté et travailler en équipe. Cinq ans en service ça reste débutant et, croyez-moi, ça ne m’arrange pas non plus !

Karidja grimaça de frustration mais accepta les propos de sa supérieure. Elle avait la fâcheuse impression d’avoir manqué une étape… d’avoir raté une tâche.

Soudain, quelqu’un toqua. Nancy, d’un simple regard, rendit l’accès possible. Un homme d’environ trente-cinq ans apparut. Ses cheveux de jais révélaient des pointes blanches. Il était vêtu d’un long manteau en cuir noir et de bottes assorties. Légèrement pâle, ses joues marquaient quelques nuances de rouge. Ses lèvres charnues accentuèrent la présence de canines puissantes. L’une de ses mains témoignait d’une marque rouge en cercle. En découvrant cela, Karidja garda cet élément dans un coin de sa tête.

— Voici votre binôme, je vous laisse vous présenter, glissa la cheffe qui regagnait son bureau.

— Je suis Emmett Drakson pour vous servir ! se courba-t-il en signe de respect envers Karidja qui reculait.

— Enchantée… déclara la jeune femme, découragée.

Emmett afficha son plus beau sourire, il débordait d’enthousiasme.

La cheffe croisa le regard de son chat qui semblait vouloir lui bondir dessus mais, d’un simple contact avec les yeux, la créature poilue changea de mine. Nancy poursuivit l’échange avec les deux convoqués :

— Vous devez enquêter au sein d’une entreprise dans laquelle une femme adulte de quarante-trois ans a développé de mauvaises habitudes. Comme vous le savez, depuis la nuit des temps, les sorcières ont pour ordre d’insuffler aux enfants de mauvaises manies. Mais l’Assemblée des Monstres a imposé à chaque sorcière, peu importe le métier, un quota afin de ne pas condamner les humains adultes à devenir fous !

— Une sorcière a dépassé le quota autorisé… répondit Karidja, en pleine réflexion.

— C’est cela, confirma la cheffe. Au lieu d’insuffler trois mauvaises manies, la personne a largement dépassé l’acceptable, largement ! Cependant, l’enfant est devenu adulte et nous n’avons pas détecté cette infraction plus tôt. Je n’ai même pas pu détecter la trace de la sorcière dans les archives comme si tout avait été supprimé.

Karidja, plongée dans ses pensées, remarqua des bouts de verre autour du bureau et quelques plumes noires, mais elle fut vite interrompue par l’intervention d’Emmett.

— Beaucoup de monstres n’acceptent plus qu’on impose des limites, s’exprima-t-il l’air taquin. Je ne défends pas la criminelle, je dis juste que c’est frustrant d’avoir accepté de vivre avec les humains et de ne plus agir comme les monstres avaient l’habitude de le faire avant. Et, il faut le souligner, une sorcière qui a beaucoup d’expérience est plus dangereuse qu’un vampire qui a traversé les siècles.

Les deux femmes le dévisagèrent. Le vampire se gratta le haut du crâne, mal à l’aise, plongé dans un silence glaçant.

Outrée, la cheffe se redressa et l'indexa.

— J’entends ce que vous dites, mais en attendant les sorciers et surtout les sorcières sont visés du doigt depuis qu’une directrice de colonie de vacances a commis l’irréparable. C’est une honte pour nous ! Elle cherchait à instruire les monstres de votre génération à ne pas oublier leurs racines mais la façon de faire, je le conviens, n’était pas conventionnelle ! Depuis la nuit des temps, on nous traque sans relâche, nous les sorcières ! On nous observe puis on nous impose des limites ! Depuis que les nôtres ont décidé de vivre parmi les humains, le Bureau des quotas a vu le jour.

— Mais avouez quand même que ce sont les sorciers en général qui gèrent ce travail ! Ce n’est pas si réducteur que ça ? Si ? formula Emmett, manquant de tact. Et, je sens une drôle d’odeur de putréfaction… est-ce mon nez qui me joue des tours ?

Karidja baissa le regard, confuse et embarrassée. Elle voulait disparaître, apercevant les yeux injectés de sang de la supérieure.

— Taisez-vous, Emmett ! stoppa Nancy, en colère. Vous allez tous les deux vous rendre dans cette entreprise retrouver la femme qui cumule un grand nombre de mauvaises manies et, avec ça, vous allez remonter la piste de la sorcière responsable. Dès que vous la trouverez, elle passera devant l’Assemblée des Monstres pour être jugée !

— Bien reçu ! s’exclama Karidja, motivée.

Karidja recula et quitta la pièce avec son nouveau partenaire, Emmett. Ce dernier, afficha un air enjoué et la suivit sans traîner davantage.

[1] Coquillages.

[2] Coiffure traditionnelle qui est constituée de nattes libres sur l’ensemble du cuir chevelu. On l’appelle aussi “coiffure protectrice” car elle permet de réduire la manipulation des cheveux.

[3]Référence à mon livre, la Colo des cauchemars, publié le 13 décembre 2024 chez Cordes de lune éditions.

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