La salle des archives
Karidja, dossier en main, se dirigea vers le panier à balais. Ces objets en bois en libre-service permettaient aux employés d’emprunter les différents accès du Bureau des quotas. Le service de l’inspection comptait à lui seul cinq étages. D’autres Inspecteurs des quotas se chargeaient de veiller à ce que les monstres, comme des sirènes ou bien des gorgones, respectent les règles dans leur domaine. Karidja encadrait les sorciers qui travaillaient parmi les humains ou les monstres.
À l’accueil principal, là où se trouvait Gisèle, les lanternes magiques permettaient d’accéder plus facilement à la section demandée car l’organisme ne contenait pas d’escaliers ni d’ascenseurs. Il y avait plusieurs étages dont le nombre restait inconnu. Des couloirs étroits et parfois très sombres rendaient certains accès difficiles. Les sorciers et les sorcières, généralement employés de l’organisme, disposaient d’une habilitation pour grimper à dos de balai dans l’enceinte de l’entreprise. D’autres monstres ne pouvaient pas utiliser leurs pouvoirs dans l’enceinte du bâtiment pour se déplacer, très souvent la téléportation ne fonctionnait pas. Une fois à l’étage, des moyens de transport plus rapides étaient à disposition. Après utilisation de la lanterne, son utilisateur repartait au point de départ, à l’accueil, dès qu’il avait terminé.
La jeune femme hésita avant de choisir sa monture puis elle se servit devant un Emmett confus. Sur ce balai, il y avait écrit Guidez-moi. Karidja ignora complètement son partenaire et caressa le manche.
— Emmène-moi à la salle des archives, ordonna-t-elle.
Emmett se rapprocha de sa partenaire pour se présenter mais elle continua à le mépriser. Sans tarder, Karidja lévita et se cramponna au balai.
Concentrée sur l’affaire, elle cherchait à prendre connaissance de certains éléments avant de pouvoir commencer son investigation. La jeune femme fonça en un éclair, traversant les différents couloirs du bâtiment sinistre. Elle remarqua des sols tordus, entendit des cris suspects, certainement des fantômes errants, et évita les obstacles tels que les lustres. Plus le balai avançait, plus les étages changeaient d’aspect. L’Inspectrice dépassa tous les différents lieux et s’enfonça de plus en plus dans les profondeurs de l’établissement. Dès qu’elle arriva au lieu demandé, le balai freina sa course devant une salle obscure qui contenait des allées numérotées. La salle des archives apparut enfin.
Un homme en salopette poussait un chariot. Il déposait et triait des documents. Le salarié arrangeait ses lunettes constamment. Il s’arrêta à l’arrivée de Karidja.
— Inspectrice des quotas, se présenta la jeune femme, je viens chercher quelques éléments.
— Je vois, ronchonna l’homme. Deux cartes d’accès ?
— Je suis venue seule, confirma Karidja.
— Non, vous avez une chauve-souris sur l’épaule, pointa du doigt l’homme.
Karidja tourna le regard en direction de son bras et entrevit Emmett qui arborait son apparence de chauve-souris.
— Pas cool, Kari ! Heureusement que mes griffes accrochent bien.
— Descends ! s’agaça Karidja qui le balaya avec un revers de main.
Emmett reprit sa silhouette de vampire et récupéra les cartes que l’homme tendait. Il en distribua une à sa collègue, furieuse, et garda l’autre dans sa poche.
— Ne tardez pas car je vais bientôt fermer cette section, annonça l’homme qui faisait du rangement. Vous savez comment utiliser les cartes ?
— Je suis nouveau donc j’ai besoin d’un mode d’emploi, sourit Emmett, curieux.
Sa partenaire perdit patience et assura au gérant qu’elle allait lui expliquer le protocole.
La femme traversa d’abord un couloir exigu et sombre qui menait aux différents accès de la salle des archives mais, pour y entrer, les deux inspecteurs devaient présenter les cartes d’accès.
— Quand on arrive ici, désigna Karidja, on doit montrer cette carte.
— Je suppose qu’il y a un esprit frappeur ? Je sens sa présence… il n’est pas très aimable…
— Voilà… il détecte les intrus et les supprime sans pitié, se rapprocha Karidja sournoisement.
Emmett apprécia la proximité soudaine de la jeune femme et inspira son souffle chaud provenant de sa gorge. Karidja recula, dérangée par son geste. En prenant suffisamment de distance, elle présenta la carte en hauteur. Une chaleur désagréable traversa les deux corps et les scanna. Emmett eut l’impression de sentir les doigts d’un cadavre parcourir son cou puis la main chaude d’un être vivant. Il ne réagit pas davantage puis révéla sa carte.
Le passage étroit se dissipa et laissa place à la salle des archives.
Emmett, subjugué, contempla le plafond qui semblait se perdre dans la noirceur des ténèbres. Il remarqua des bougies flotter un peu partout ainsi que des lustres qui éclairaient certaines étagères. Des chariots se remplissaient de dossiers scellés par une force invisible.
Karidja avança de façon silencieuse, ignorant encore une fois son partenaire. Ce dernier, agité, la saisit par le bras.
— Tu peux m’expliquer ce que tu cherches ?
— Lâche-moi…
— Je te rappelle qu’on travaille en équipe, clarifia Emmett, tu peux au moins te présenter ! C’est trop difficile ?
La jeune femme souffla d’exaspération et s’exprima :
— Je suis Inspectrice des quotas depuis maintenant cinq ans. J’ai décidé de suivre cette branche pour contrôler et arrêter les sorcières qui ne respectent pas les règles.
— J’ai entendu dire qu’autrefois, les sorcières se faisaient concurrence entre elles pour transmettre de mauvaises manies aux enfants. Quand ils devenaient adultes, leur méchanceté était tellement présente qu’ils devenaient des humains corrompus, des criminels et parfois des fous mais le pire c’est qu’ils pouvaient devenir des Monstres Altérés !
— Des créatures qui ne sont pas nées comme nous mais qui subissent une mutation sévère… tu es bien renseigné, compléta Karidja. Donc, aujourd’hui, nous essayons d’atténuer cette vilaine tradition, en laissant les humains choisir et développer naturellement les mauvaises manies.
— Ah ! Intéressant, réagit Emmett, qui venait d’apprendre quelque chose. En fait, les sorcières peuvent imposer la mauvaise manie qui leur chante ? Comme… mentir ou dénigrer, par exemple ?
Karidja remua la tête pour appuyer les mots de son collègue.
— Et toi ? Pourquoi avoir choisi ce métier ? C’est la première fois qu’un vampire travaille avec nous…
Emmett lui montra son plus beau sourire et fit un clin d’œil.
— Disons que je suis en reconversion professionnelle. Avant, j’étais surveillant de prison, puis on a jugé bon de me faire travailler ici grâce à mon flair…
— Mais on n’a pas besoin de ton flair, on peut facilement se reconnaître entre nous… je n’arrive pas à comprendre.
— L’affaire est complexe, rappela Emmett. Une sorcière très puissante se balade chez les humains. Je pense que mes pouvoirs vont nous aider ! J’insiste.
Karidja resta muette, ne cherchant pas le conflit. Elle se balada dans les allées, sans expliquer ses intentions.
Vexé, Emmett se transforma en chauve-souris et lui mordit le doigt.
— Aïe !
— Que cherchons-nous ? demanda Emmett, impatient.
— Une piste ! répondit Karidja. Je cherche les sorcières qui ont insufflé de mauvaises manies il y a plus de quarante ans. Je n’ai accès qu’à celles qui ont eu un avertissement ou un rappel à l’ordre. Je pourrai déjà voir le compteur exact de la sorcière concernée en termes d’expérience.
— Mais ça va te prendre un temps fou ? s’indigna Emmett. Les Insuffleuses de mauvaises manies étaient nombreuses à ne pas respecter les règles !
— J’ai toujours fonctionné comme ça… ne me dis pas ce que je dois faire !
Emmett revêtit son apparence de vampire et se positionna devant Karidja qui n’avait plus accès aux dossiers. Il se colla aux étagères et la força à avoir un contact visuel.
— Je commence à comprendre. Tu es contrariée parce que je vais travailler avec toi. Tu le vois comme un avertissement de la part de Nancy. Comme si elle ne te faisait pas confiance, un truc du genre… et il me semble que c’est la première fois que tu la vois physiquement.
— Non, ce n’est pas ça, murmura Karidja.
— Si c’est ça… T’as peur que je prenne ta lumière ? C’est typiquement féminin de se comporter comme ça. Heureusement que je ne suis pas une nana. Quel mauvais sort m’aurais-tu jeté ?
Le regard de Karidja devint cinglant.
— Ravale tes paroles immédiatement avant que je te transforme en rat !
— Tu vois, j’ai réussi à attirer ton attention ! se marra Emmett. Postulons à l’un des postes de cette fameuse entreprise pour être dans le feu de l’action.
— C’est risqué, hésita Karidja. J’évite de travailler comme ça…
— Mais ce n’est pas interdit, souligna Emmett.
Karidja hésita une seconde pendant que son partenaire la scannait du regard. Il affichait un sourire niais mais aussi bienveillant, espérant la voir changer d’avis.
— On postule et ensuite ? demanda la femme, tendue.
— Cela te permettra de retrouver la criminelle… Tu as tes méthodes mais je suis sûr que ça va fonctionner !
La jeune femme resta silencieuse mais se rapprocha d’un document qui retraçait les dernières infractions. Parmi celles-ci, des sorcières avaient été rappelées à l’ordre. Il y en avait une centaine. Pour Karidja, ce document pouvait constituer une première piste.
Une fois la pêche terminée, le gérant de la salle des archives attendit sagement que les deux compagnons reviennent à lui. Comme prévu, les cartes furent remises.
Karidja sortit la lanterne et bredouilla quelques mots pour annoncer son départ. Emmett posa sa main sur l’objet et se laissa consumer pour rejoindre l’accueil. Enfin arrivés, la sorcière transmit la lanterne à Gisèle.
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