Café de Minuit
En sortant du Bureau des quotas, le froid glacial de l’extérieur accueillit Karidja. Le monde des monstres ne lui avait pas manqué. Elle s’arrêta un instant, le dossier toujours en main, admirant la noirceur du ciel.
Alors qu’elle s’apprêtait à s’éloigner de l’endroit, la voix de son binôme la figea.
— Maintenant que tu as trouvé ce que tu cherchais, dit Emmett, le ton décontracté, on pourrait en profiter pour se connaître un peu plus. Y a un café que j’aime beaucoup. Chez les vampires !
Karidja tourna lentement la tête, cherchant à décrypter son expression. Elle savait qu’il ne pouvait être sérieux, mais ses yeux brillants, emplis d’une curiosité certaine, la mettaient légèrement mal à l’aise.
— Chez les vampires ? répéta-t-elle, d’un ton sceptique. Et pourquoi donc ?
Emmett haussait les épaules, un sourire en coin, comme s’il n’avait rien à perdre.
— On va travailler ensemble, je veux juste détendre l’atmosphère et connaître ma partenaire.
La femme ne répondit rien mais pensait au monde des humains. Emmett insista.
— Écoute, commença-t-il, là où on va, tu vas forcément trouver des choses intéressantes. C’est un bon endroit pour discuter (il fit une pause, ses yeux passant de la lueur des réverbères qui illuminaient la rue à la silhouette de Karidja). Et, entre nous, tu sembles bien plus intéressante quand tu es un peu moins concentrée sur ton boulot.
Karidja reprit ses esprits et le dévisagea un instant.
— Tu vois, j’ai réussi à attirer ton attention.
— Très bien, allons-y ! s’exaspéra Karidja.
Emmett lui proposa affectueusement de prendre appui sur son bras mais elle refusa.
— C’était une gentille façon de te dire que nous allons nous téléporter jusqu’à la fameuse adresse, Kari.
Karidja ne discuta pas et s’accrocha à Emmett. Soudain, la femme sentit son corps s’alourdir de plus en plus. Comme une sensation désagréable d’être dans une attraction. Ses pupilles tournèrent dans leurs orbites. Un sifflement strident s’ajouta au rapide voyage.
Enfin arrivés, Karidja s’écroula sur un genou mais elle se releva brusquement, évitant un autre contact avec Emmett.
— Nous y sommes ! cria-t-il. Voici le Café de Minuit. Tu vois, c’est un peu comme chez les humains.
— On dirait un Starbucks.
— Un quoi ? s’étonna Emmett.
— Sans déconner, tu n’es jamais venu dans le monde des humains ? Même pas une fois ? sursauta Karidja, le ventre encore retourné.
— Non, mais tu me montreras ! lança le vampire, optimiste. Ici, le gérant s’est inspiré des humains pour monter son affaire. C’est pas si mal !
Karidja afficha un léger rictus et cligna des yeux. Une moue curieuse se dessina sur son visage.
Avec beaucoup de soin, elle contempla les moindres détails de la structure. Les fenêtres formaient un visage qui semblait inviter les gens à ne pas trop circuler. Pourtant, la belle paroi noire en pierre laissait apparaître le nom de l’établissement "Café de Minuit", copiant le même design que celui de Starbucks. Karidja hallucina en voyant cela.
En rentrant dans le café, les deux collègues découvrirent des chauve-souris récolter les commandes des clients et les apporter au comptoir. L’équipe de baristi se plia aux mêmes pratiques qu’un café lambda, en y ajoutant sa touche personnelle ; des crocs de vampire.
Subjuguée par l’intérieur froid mais convivial, Karidja suivit Emmett et s’assit sur une table en bois positionnée en hauteur. Il y en avait une rangée. De petits chaudrons dégageaient de la fumée, diffusant des odeurs de café. Les monstres, tels que les sorciers, les vampires et les gorgones, représentaient la majeure partie de la clientèle.
Assise sur la banquette, l’Inspectrice des quotas remarqua des gravures sur la table : il s’agissait de la carte des boissons chaudes. Emmett avait son café favori ; le Moka Mortel. Karidja se perdit en lisant la liste. Son partenaire de travail appela une serveuse pour prendre les commandes.
— Je vais prendre un Moka Mortel !
— Une douceur trompeuse, cachant sous son chocolat profond une force qui vous donnera de l’énergie ! Et vous ?
Karidja, hésitante, ne trouvait pas son bonheur. La serveuse l’aida un peu.
— Le Frappe-sang est froid et revitalisant, avec son cocktail glacé. De l’extérieur on dirait du sang mais c’est bien du café.
— Ça s’inspire du café frappé ?
— Exactement ! Wow je vois que vous avez passé du temps chez les humains, s’attarda la serveuse, admirative.
— Oui, je vais prendre ça alors, confirma Karidja.
La chauve-souris décolla et apporta la commande au comptoir. Pendant ce temps, Karidja contemplait les tableaux qui mettaient en valeur quelques boissons célèbres du Café de Minuit.
Emmett lui faisait de grands signes avec la main pour capter son attention.
— Raconte-moi tout ! Cinq ans que tu fais ce métier ! Cinq ans que tu verbalises, arrêtes et sanctionnes les sorciers en infraction.
— Oui…
— Allez, l’encouragea Emmett, je vais te coller toute la journée si tu ne me dis pas ce que j’ai besoin de savoir.
— D’accord, d’accord, calma Karidja, qui n’en pouvait plus. J’ai suivi les histoires de Nancy Œil-en-trop, et tout ce qu’elle a pu accomplir. Sa lutte, contre les sorciers et les sorcières qui utilisaient leurs pouvoirs de façon déraisonnée, m’a inspirée. Par exemple, les mauvaises manies restent dangereuses. Un être humain n’a pas à subir les intentions diaboliques de vilaines sorcières.
— En gros, tu refuses qu’on vous affiche ? Ou peut-être que tu as vécu un sentiment d’injustice quand tu as vu que nos lois visaient les sorcières ?
— Ouais… si on peut le dire comme ça, témoigna la jeune femme. Je sais que nous sommes têtues et qu’on n’arrive pas à respecter les règles. Être Inspectrice des quotas, c’est prouver que nous sommes capables de nous adapter !
— Qu’est-ce que tu trouves de bien chez Nancy ? questionna l’homme, curieux.
— Sa fermeté, même si je l’imaginais plus douce en venant la voir pour la première fois. Puis son discours sonnait faux… D’habitude, je parlais avec son assistante mais elle a dû démissionner. J’avais lu un article dans lequel elle disait qu’il est important de considérer les autres. Quand on est puissant, pas besoin d’être odieux, on a déjà les gens à nos pieds. Peut-être qu’elle n’était plus en phase avec Nancy.
La serveuse apporta les boissons demandées avec un large sourire. Elle déposa les mugs, qu’elle avait fait léviter depuis le comptoir. Les tasses, modelées comme des calices gothiques et ornées de gouttes de sang s’écoulant autour, mettaient en valeur le café de l’établissement. Emmett paya avec de la monnaie en forme d’amulette. Enfin, il se mit de plus en plus à l’aise et examina les moindres traits physiques de son interlocutrice. Les lèvres de Karidja se rapprochèrent délicatement, caressant le récipient. Le partenaire de la jeune Inspectrice des quotas secoua la tête pour reprendre ses esprits.
— Et toi ? Tu disais que tu étais surveillant pénitentiaire ? demanda Karidja, qui appréciait son café même si le goût lui semblait fort.
— Oui ! Je ne fais pas honneur à ma famille avec ce genre de métier. Il fallait trouver quelque chose qui ait du sens…
Karidja sirota lentement son Frappe-sang, concentrée.
— Tu as toujours été dans les prisons ? Ici, c’est très rude… dit-elle, neutre.
Une musique douce installa un climat tranquille, laissant les clients partager leurs histoires, il s’agissait de Chan Chan de Buena Vista Social Club. Karidja bondit doucement du fauteuil, surprise d’entendre ce morceau.
— Le gérant connaît ses classiques, fit-elle remarquer en faisant allusion à la chanson.
— Oui, c’est une vieille connaissance, je vais te le présenter.
— Finis d’abord de raconter ton histoire, indiqua la femme, qui voulait finir cette étape avant de passer à autre chose.
Emmett valida en s’abreuvant.
— J’ai toujours entendu parler des humains sans vraiment aller dans leur monde. Tu vas me demander « mais comment fais-tu car les vampires boivent du sang ? ». C’est simple, les humains qui ont reçu trop de mauvaises manies sont corrompus et se transforment en Monstres Altérés si la situation empire. Étant donné qu’ils ne sont pas nés comme nous, eh bien, ils sont néfastes et ne sont plus adaptés à la vie humaine. Donc nous, les vampires, on boit leur sang jusqu’à la fin de leurs jours. Après, certains d’entre nous ne respectent pas les règles et continuent de perpétuer les anciennes traditions là-bas.
— Je comprends mais vous pouvez boire le sang comme bon vous semble et ça m’agace ! Il n’existe pas d’Inspecteur des quotas pour les vampires. On se focalise trop souvent sur nous.
— Tu l’as dit toi-même, les sorcières ont du mal à respecter les règles. Nous on boit pour s’alimenter ce n’est pas méchant, c’est naturel !
— C’est pour ça que tu en connais un rayon sur les sorciers et surtout les sorcières, constata Karidja. Tu parlais aussi de ton flair ? Il ne servait pas dans les prisons, non ?
Emmett termina son Moka Mortel d’un coup. Des perles de liquide coulèrent sur ses lèvres, qu’il essuya sous les yeux de sa collègue et reprit son discours :
— J’étais le seul vampire dans la plus horrible des prisons de notre monde. Le seul capable de convaincre les prisonniers à rester exemplaires. Cependant, comme je n’étais pas assez ferme, l’Assemblée des Monstres a jugé bon de m’envoyer au Bureau des quotas et, sans vouloir le cacher, j’ai toujours aimé les sorcières et j’en connais un rayon !
La jeune femme fronça les sourcils et eut une étincelle soudaine.
— Comment ça ? Tu as vécu avec les sorcières ? interrogea Karidja, perturbée. Je pense à quelque chose… tu es aussi capable d’exécuter des sorts d’entrave. J’ai remarqué des traces sur ta main gauche dès ton arrivée chez Nancy Œil-en-trop.
L’homme applaudit son sens de l’observation.
— Oui, je peux effectuer un sort d’entrave par le lien du sang.
— Comment est-ce possible ? Ce sort est tellement ancien… s’offusqua Karidja, qui avait l’air de plus en plus intéressée par les propos d’Emmett. La première sorcière à avoir réalisé ce sort se nommait Tylia Okwo. Son sort permettait de créer un contrat magique diabolique dans le but de dominer psychologiquement et physiquement sa victime. Toute son essence en était vidée jusqu’à que mort s’en suive… La sorcière bénéficiait de la jeunesse éternelle et du renforcement de ses pouvoirs. Aujourd’hui, cette incantation fait partie des sorts interdits…
Karidja paniqua et prononça les mots suivants :
— Tu n’es pas qu’un simple surveillant, tu es aussi un bourreau… et je ne comprends pas que tu puisses l’exécuter. As-tu vécu avec les sorciers ?
Emmett changea de mine. L’air grave et légèrement enjoué, il répondit :
— Tu es bien renseignée, mais il y a certaines choses qui méritent de rester confidentielles.
Un frisson parcourut le dos de Karidja. Cette dernière posa son mug, les yeux rivés sur la main d’Emmett qui la cacha sous la table. Avant d’aller à la rencontre du gérant, la jeune femme cherchait encore des réponses. Quel genre de vampire Emmett était-il ? Et quel rôle jouait-il vraiment à son nouveau poste ?
— J’ignore combien de prisonniers tu as sous entrave mais cela ne présage rien de bon… tu profites de leur essence et de leur énergie pour renforcer tes pouvoirs, je n’ose imaginer les conséquences sur un vampire.
— N’imagine pas… il vaudrait mieux, menaça gentiment Emmett qui rapprocha son visage de celui de sa partenaire.
Un silence les scia, accentuant la playlist de l’enseigne. Emmett se leva et invita Karidja à le suivre mais elle avait une question qui lui trottait à l’esprit.
— Tu parlais aussi de ton flair… j’aimerais savoir de quoi il s’agit exactement.
— Ce n’est pas extraordinaire mais c’est efficace et je pense que tu le sais déjà. Allez viens !
— Une dernière question et je te suis…
— Je t’écoute, Kari, s’exclama l’homme.
— Quel est ton lien réel avec nous ? Je parle de ma communauté…
Emmett prit un peu d’avance en s’approchant du comptoir et se tourna vers elle.
— J’aime beaucoup les sorcières, dit-il, en chuchotant de manière séduisante. Tu n’imagines pas à quel point…
Karidja le scruta du regard, sans rien ajouter. Elle se rendit à l’arrière du comptoir comme convenu avec beaucoup de méfiance. La présence de ce binôme ressemblait à un coup du mauvais sort tout droit sorti des ténèbres mais elle refusait d’abandonner et de décevoir Nancy.
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