Chapitre 1

9 minutes de lecture

2004, dans un hôpital de Chicago

- L’accouchement va devoir être provoqué… Vous en êtes à combien de mois de grossesse ? insistait depuis cinq minutes un médecin des urgences envers une jeune fille.

Ses pupilles dilatées et ses tremblements trahissaient une consommation de produit stupéfiant qui, selon ses antécédents médicaux et l’expérience du praticien, devait être du crack. Ce n’était pas la première fois qu’il observait les conséquences d’une telle dépendance. Cependant, il fut un peu rassuré quand il s’aperçut que la jeune femme pouvait lui répondre, bien qu’elle éprouvât des difficultés à garder la tête droite.

- Restez avec moi ! Vous êtes enceinte depuis combien de temps ?

- Huit mois, j’crois bien, bredouilla-t-elle.

- S’il vous plait, j’ai besoin de connaître votre identité.

- Éteignez la lumière, j’ai mal aux yeux.

- Il fait jour… Attendez, je vais tirer les rideaux.

Le médecin s’exécuta, espérant gagner la confiance de sa patiente. En revenant vers elle, il vérifia le cardioscope qui émettait des bips faibles, mais réguliers, ce qui le rassura un peu.

- Pouvez-vous me donner votre nom ? persista l’urgentiste en prenant un stylo rouge dans la poche extérieure de sa blouse blanche.

- Je ne veux être personne, car sinon j’aurai des problèmes, confia-t-elle avec une grimace embarrassée.

- C’est votre droit. Indiquez-moi au moins votre âge.

- 18 ans, je suis majeure, mentit-elle.

- Je vois, et le père ?

- Vous m’avez regardé ? J’ai l’air d’une fille pour qui on s’inquiète ? Pas de papa pour ma petite ! Pour ça comme pour le reste, j’ai arrêté de rêver.

- Est-ce que vous voulez que je prévienne quelqu’un quand même ?

- Non… merci.

- Ok, je ne vous juge pas, mais le bébé arrive et si je peux me permettre, vous ne me semblez pas prête à l’accueillir dans de bonnes conditions.

À ces mots, la future mère envoya une volée d’insultes, puis de menaces à l’urgentiste, expliquant qu’il ignorait les raisons de sa situation et qu’elle refuserait de les lui révéler. Le praticien avait beau faire preuve de compassion, il se devait de penser à l’avenir de l’être qui allait venir au monde.

Face à cette situation difficile, le professionnel de santé appela la sécurité qui la menotta à son lit, ce qui lui permit de sortir de la chambre quelques minutes, afin d’effectuer un acte que son sens moral l’obligeait. À son retour, la jeune femme s’était calmée, mais sans qu’elle le sache, son destin et celui de son enfant étaient déjà scellés. La question avait été tranchée par l’urgentiste et il ne restait plus qu’à attendre la cavalerie, en essayant de gagner du temps.

- Je dois vous prévenir que nous avons réalisé des analyses de sang, à la suite de votre… malaise.

- Vous n’aviez pas le droit ! s’emporta-t-elle en apercevant le pansement dont était affublé son bras gauche.

- Vous vous êtes écroulée en pleine rue et des passants ont appelé les pompiers. Ils n’allaient pas vous laisser comme ça.

- Mais je suis tombée dans les pommes, c’est tout.

- Je suis désolé de vous contredire, mais ce n’est pas ce que montrent vos analyses qui indiquent des traces de drogue.

- Et alors ?

- Ce n’est rien, à part que cela établit votre consommation de produits stupéfiants, déclara le médecin en vérifiant les examens sanguins.

- Vous croyez que je suis une camée ?

- Je ne peux pas prouver que vous avez une dépendance au crack, uniquement que vous êtes une utilisatrice, mais vous ne tenez même pas debout et dans votre état…

- Vous me retenez de force, je veux partir ! insista la jeune femme en tirant sur ses menottes.

- Maintenant ça suffit, taisez-vous ou je vous anesthésie, s’emporta à son tour l’urgentiste.

À ces mots, il y eut quelques secondes de silence qui permirent au praticien excédé de prendre l’ascendant psychologique sur sa patiente.

- Le travail a débuté et vous ne sortirez d’ici qu’une fois que vous aurez accouché. Alors, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de nous indiquer ce que vous avez consommé ces dernières heures, pour votre bien comme celui du bébé.

Sachant qu’il était inutile de nier et face à l’imminence de sa délivrance, l’adolescente se résigna quelques secondes, puis pleura un peu, avant de trouver une ultime forme de justification.

- Ce n’est pas ma faute si mon ordonnance d’oxycontin n’a pas été renouvelée.

- Sur ce point, je vous crois, car c’est celle de la loi. Cet antalgique est interdit aux personnes enceintes, expliqua du tac au tac le praticien, avant de noter l’information directement sur le dossier médical.

À ce moment, une femme noire et à l’allure sobre entra dans la pièce.

- Ah, vous voilà enfin, annonça le médecin.

- Bonsoir, je suis l’assistance sociale mandatée par l’État. Il faut que nous prenions une décision vis-à-vis de l’avenir de cet enfant, jeune fille.

La surprise se vit dans les yeux de la femme enceinte, qui comprit qu’elle ne passerait plus entre les mailles du filet. Était-ce la police, les pompiers ou ce médecin qui avait prévenu les services sociaux ? Qu’importe, sa bouche parlait, mais son esprit espérait déjà une solution miraculeuse à base d’excuses élimées.

- Pour ma fille, je vous jure que je vais arrêter mes conneries.

Les deux interlocuteurs se regardèrent avec un air entendu, jusqu’à ce que l’assistante sociale prenne la main de la jeune femme et s’exprime d’une voix compatissante.

- Je vais être franche, étant donné que le temps joue contre nous. Selon mon expérience, il y a deux raisons pour qu’une fille qui a vos addictions tombe enceinte et aille jusqu’à l’accouchement. Soit elle veut que son proxénète la laisse tranquille — car les clients ne montent pas avec les femmes dans cet état —, soit elle est tellement accro qu’elle ne peut concevoir les responsabilités qu’impliquent la maternité. Dans les deux cas, son enfant n’est jamais sa priorité.

- Ce n’est donc pas pour moi que vous êtes là, mais pour elle ? interrogea la jeune femme en montrant son ventre.

- En partie, mais laissez-moi vous expliquer quelque chose. Même si votre bébé survit, il faudra le sevrer ce qui lui sera douloureux, sans compter les risques pour son développement physique et mental.

- Je veux changer, lui indiqua l’adolescente entre deux sanglots.

- Pouvez-vous me le prouver dans les cinq prochaines minutes ?

- Vous plaisantez ! Je ne suis pas magicienne.

- Alors, je suis désolée, mais l’intérêt de l’enfant doit prévaloir. Qu’est-ce qui me dit que vous ne replongerez pas à peine sortie d’ici ? À ce moment, que deviendra ce bébé ? Êtes-vous certaine de n’avoir ni famille ou amis à qui le confier ?

En entendant de tels propos, Miss X se calma, sécha ses larmes, puis signa tous les documents qu’on lui présenta, avant d’être conduite en salle d’accouchement. Une fois la tension redescendue, l’urgentiste et l’assistante sociale purent s’entretenir tranquillement autour d’un café.

- Vous avez bien fait de m’appeler, déclara la femme en tailleur.

- Les drogues font de plus en plus de ravages dans la rue. C’est la troisième fille comme elle que je signale cette année.

- Je vous crois. J’aurais voulu l’aider plus que ça, mais elle nous a été adressée trop tard, voilà tout. Selon vous, le bébé aurait-il des séquelles ? interrogea l’assistante sociale, en s’étirant une nuque fatiguée.

- Difficile d’être formel... selon les statistiques, le risque est de 1 %.

L’accouchement se déroula par césarienne et Miss X replongea dans la drogue dès sa sortie de l’hôpital. Le nouveau-né fut sevré avec des doses décroissantes de morphine et il survécut. La seule séquelle, qui ne fut diagnostiquée que plus tard, fut un trouble léger de la dépersonnalisation. Celui-ci fut en partie une conséquence de l’exposition in utero qu’elle avait enduré, mais également aux carences affectives qu’elle allait subir.

*

Au bout d’une semaine, le nourrisson fut adopté par une famille de Chicago, les West. Ceux-ci lui donnèrent le prénom de Natalie, car West Side Story, avec Natalie Wood, était leur film préféré. Il n’y avait pas vraiment d’amour ni de désir de s’occuper de cet enfant, mais prioritairement une envie utopique de chaleur humaine pour la mère infertile, alors que le père n’en voulait simplement pas.

Ils ne la maltraitèrent jamais, mais l’affection qu’ils lui portaient était artificielle, un peu comme quand vous vous sentez obligé de garder le chat du voisin, afin qu’il puisse partir en vacances. En apparence, vous donnez une bonne image à la société, mais secrètement cet acte est dicté par la supposition que si vous refusez, il l’abandonnera. Un contrat moral et social avait été établi entre l’administration et les West et ceux-ci avaient pour principe de ne jamais revenir sur leur parole.

La scolarité de Natalie se passa correctement, mais elle ne put briguer des études supérieures, car elle souffrait d’une forme édulcorée de dépersonnalisation. Ce trouble, qui n’est pas un handicap se caractérise par une sensation de détachement de son corps, en se sentant comme un observateur extérieur de sa propre vie. Dans son cas, cela se traduisit par des problèmes de réflexion, qui l’obligèrent régulièrement à fixer son attention sur des détails afin d’éviter que ses pensées divaguent vers des extrapolations stériles, d’où des résultats scolaires en dents de scie.

À l’adolescence, Natalie se rendit compte que ses parents étaient austères, par rapport à ses camarades, mais cela ne la gênait pas réellement. Un incident allait néanmoins la faire changer d’avis.

- Que faites-vous au-dessus du puit familial depuis une heure ? demanda Natalie alors presque adulte.

- Nous regardons notre reflet, indiqua l’homme.

La brunette s’essaya à l’exercice et aperçut également la forme de son visage dans le fond de l’abîme. Cependant, au bout de quelques secondes, ce faciès lui donna l’impression de la fixer à son tour. « Jette cette chose que tu dois appeler père dans le puit, la mère suivra surement ! » lui indiqua cet étrange reflet. Natalie hésita à choisir cette option, quand une subtilité lui vint à l’esprit. « Peut-être que ces êtres souhaitent se suicider, mais que simplement le courage leur manque. Ils se sont positionnés à cet endroit exact afin de faire croire à un accident et que je ne puisse être accusée de meurtre. Dans cette optique, ils désirent probablement que je les aide à mourir ensemble… mais je ne répondrai pas à leurs prières ».

Était-ce la vérité ? Natalie ne voulant pas réellement le savoir, préféra faire taire le reflet du puit et diriger son esprit vers un autre objectif : partir ou plutôt fuir ces êtres aussi insipides que suicidaires et qui l’auraient rendu comme eux dans quelques années. Le jour de ses dix-huit ans, la jeune adulte fit sa valise et adressa un rapide au revoir à ses parents adoptifs, qui l’aimaient à leur manière, mais ne purent jamais le lui déclarer à cause de leur manque de chaleur humaine. Ils devraient donc attendre seuls la mort.

Natalie savait lire, écrire et avait une santé correcte malgré son trouble et cela fut suffisant pour qu’elle décide de quitter la ville. Ayant appris par une voisine qu’un restaurant de fruit de mer new-yorkais, le Crabe Doré cherchait une serveuse, elle les appela et grâce au petit coup de pouce de cette connaissance, fut engagée à l’essai.

Une bonne douche chaude et un ticket de train, c’est tout ce dont elle avait eu besoin pour laisser à Chicago un manque d’affection caractéristique, de sorte que cette ville aussi gigantesque qu’anonyme représentait un nouveau départ à plus d’un titre.

Les choses se mirent en place bon an mal an à New York entre travail et logement. Son principal problème provenait de ses absences, dues à son sens du détail. Quand elle ne pouvait lisser le mauvais pli d’une nappe ou identifier toutes les subtilités d’une sauce, son esprit parfois vagabondait, ce qui était préjudiciable au service. Cet étrange handicap entraina le fait qu’elle ne s’octroyait aucun plaisir au travail ni en dehors, mais ne vivait que pour un objectif simple : gagner assez d’argent afin d’exister par elle-même, quitte à contourner certaines règles. Par exemple, son patron avait fermé les yeux sur son trouble… à condition de l’employer dix heures par jours au lieu de huit, ce qu’elle avait accepté, surtout que les heures supplémentaires étaient payées en liquide.

Vingt années à compenser les différentes drogues que sa mère avait consommées lors de sa grossesse et une enfance sans plaisir avaient fait de Natalie une femme presque asociale, selon l’avis de certaines mauvaises langues. Les mêmes allèrent jusqu’à évoquer la possibilité que malgré un physique agréable, elle serait incapable d’aimer… Ils ne savaient pas à quel point ils avaient tort.

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