Chapitre 2 - Vertige de fourrure
On raconte qu’une Australienne, un jour, tomba sur un Picasso dans un dépôt-vente de quartier et l’acheta pour presque rien. Quand on lui demanda pourquoi elle avait eu l’intuition d’acquérir ce tableau, elle resta incapable de mettre des mots sur ce coup de cœur. Elle était simplement sensible à l’art, comme ces spectateurs qui vont à l’opéra une fois dans leur vie et n’en ressortent jamais tout à fait les mêmes. Devant la toile, son esprit avait été happé, comme deux regards amoureux qui ne peuvent se quitter.
C’était ce même vertige qui fit s’arrêter Natalie, un soir de 2027, alors qu’elle sortait les poubelles du restaurant où elle travaillait. Banlieusarde de Chicago, la jeune femme s’était forgée dans une ville où seuls les efforts et la débrouille permettaient d’exister. Elle avait appris à se tenir droite, à s’affirmer — même si son trouble intérieur, ses absences ne la lâchaient pas.
Près de la benne, une masse blanche et poilue attira son regard. Les passants, déjà nombreux, n’y avaient vu qu’un débris immonde — peut-être des chats écrasés, et avaient accéléré le pas. Mais pas Natalie. Elle resta figée, happée par l’étrangeté de la scène. Son trouble de dépersonnalisation s’empara d’elle, brouillant sa perception. L’objet, informe, se transforma dans son esprit en mille possibles.
Elle attrapa un bâton, le poussa du bout, et comprit qu’il ne bougeait pas. Soulagée, mais intriguée, elle se pencha. Ce n’était pas un cadavre, mais un manteau de fourrure.
— Soit c’est un faux, soit il a été volé… ou les deux, murmura-t-elle.
Il était encore presque sec, à peine taché, comme s’il venait juste d’être jeté. Une souillure rouge attira son attention. Du ketchup ? Elle hésita, puis finit par cacher le vêtement dans la chaufferie du restaurant, le temps de son service. Si quelqu’un le réclamait, elle pourrait le rendre. Mais personne ne vint. Alors, par pur opportunisme, elle décida de repartir chez elle avec sa trouvaille.
Après son service, Natalie sortit par la petite porte arrière du Crabe Doré, un sac de provisions vide à la main. Le froid mordant de Chicago s’engouffra aussitôt sous sa veste trop fine. Elle serra contre elle le manteau de fourrure caché au fond du sac, comme une voleuse. Dans la nuit, les néons des fast-foods clignotaient au loin, jetant une lumière sale sur les trottoirs enneigés. Chaque pas résonnait dans sa tête comme une faute qu’elle allait devoir payer.
Son immeuble, au bout d’une ruelle, ressemblait à tous les autres : façade décrépie, interphone en panne, odeur de tabac froid mêlée à celle des poubelles. L’appartement qu’elle louait n’était qu’une pièce carrée, au plafond bas, avec une cuisine minuscule et une fenêtre donnant sur un mur gris. Quelques livres usés trônaient sur une étagère, un matelas posé directement au sol servait de lit. Le miroir fendu accroché de travers était son seul luxe : son rituel après chaque journée de travail. C’était devant lui qu’elle essayait de se convaincre qu’elle existait, qu’elle pouvait être autre chose qu’une serveuse anonyme.
Ce soir-là, elle enleva ses chaussures, posa le sac sur la chaise bancale et sortit la fourrure. Le vêtement, jeté à la benne comme un déchet, transforma soudain sa chambre pauvre en loge d’opéra. En l’enfilant, elle ne vit plus les murs jaunis ni le lino craquelé : elle se projeta dans une suite d’hôtel, un verre de champagne à la main. Le contraste était trop violent. Son cœur accéléra, partagé entre la honte et l’ivresse.
— Combien de pauvres bêtes sont mortes pour ton existence ? pensa-t-elle à voix basse.
Puis l’épuisement la terrassa. Elle s’endormit, la fourrure encore sur son corps, à six petites heures de son réveil.
Le lendemain matin, son thé fumant entre les mains, elle réfléchit. Que faire de cette fourrure ? Elle ne pouvait la porter sans éveiller les regards, et la laisser dormir dans son placard semblait absurde. L’idée de la revendre s’imposa naturellement. Après tout, la vie ne lui avait fait aucun cadeau.
Le lendemain, lorsqu’elle poussa la porte de la teinturerie, Andy leva les yeux de son établi. Il avait la soixantaine, les cheveux poivre et sel toujours tirés en arrière, un vieux tablier taché de solvants, et des lunettes rondes qui grossissaient ses pupilles. Derrière son air d’artisan appliqué, il dégageait quelque chose d’autre : une patience infinie, mais aussi une vigilance constante, comme s’il avait appris à écouter plus qu’à parler.
Andy avait la réputation d’être discret, mais Natalie savait, à la façon dont ses clients le respectaient, qu’il en savait beaucoup plus qu’il ne disait. Il connaissait les failles du quartier : les dettes, les adultères, les trafics. Pourtant, il ne jugeait jamais. C’était là sa force : il s’était fait une spécialité de garder les secrets, et cette neutralité lui avait sauvé plus d’une fois la peau. Quand il la regarda ce matin-là, Natalie eut l’impression qu’il devinait déjà toute l’histoire — la benne, le doute, la tentation de revendre — sans qu’elle n’ait besoin de prononcer un mot.
Il n’était pas un simple teinturier : il ressemblait à ces vieilles figures de conte, moitié sages, moitié commerçants rusés, qui savaient jauger une âme d’un seul regard. Derrière son avertissement sévère, elle perçut presque une inquiétude sincère, comme si son instinct de vieux renard lui soufflait que cette fille n’était pas armée pour ce qui l’attendait.
— Jolie pièce, dit-il après inspection. Peau de lapin, styliste reconnu.
— Et ça vaut combien ?
— Trente mille dollars, au bas mot.
Natalie faillit lâcher le vêtement.
— Trente mille ? Mais je l’ai trouvé à côté d’une benne !
Andy haussa les épaules.
— Dans cette ville, les femmes trahies jettent parfois leurs bijoux, ou enfoncent la voiture de leur mari. On voit de tout. Mais il peut aussi s’agir d’un vol. À votre place, je l’emmènerais aux objets trouvés. Si personne ne le réclame dans l’année, il sera légalement à vous.
— Je pourrais pas plutôt le vendre… discrètement ?
Andy la regarda droit dans les yeux.
— Je connais des gens, oui. Mais pas vous. Vous n’avez pas les épaules. Ils vous le prendraient de force, et peut-être pire.
Un frisson traversa Natalie. Son trouble s’imposa soudain : elle se vit déjà violée, tuée, son corps jeté dans une ruelle. Elle tapa du pied pour chasser l’image.
— Et si je le faisais nettoyer ? demanda-t-elle.
— Cent dollars. Mais plus vous attendez, plus cette tâche de sang sera incrustée, répondit-il en désignant la marque rouge.
— Du sang ? Je pensais que c’était du ketchup…. Ou de l’encre rouge.
— Désolé, je suis formel.
Natalie hocha la tête, le remercia, et reprit le chemin du restaurant.
À peine arrivée, elle se figea. Des policiers fouillaient les bennes, l’un d’eux presque englouti dans les déchets. Leur présence attira les regards des badauds. Le cœur de Natalie bondit : ils cherchaient le manteau.
— Ils ne savent pas que c’est moi, pensa-t-elle. Mais s’il y a des caméras, ou si Andy parle, je suis fichue.
Elle inspira profondément, et choisit de se présenter.
— Bonjour. C’est ça que vous voulez ? dit-elle en extirpant la fourrure de son sac.
Un policier leva les yeux, méfiant.
— Qui êtes-vous ?
— Natalie West. Je travaille ici. Je l’ai trouvé hier, en jetant les poubelles.
Un autre, couvert de restes de poisson, sortit de la benne et la pointa du doigt.
— Pourquoi ne pas l’avoir déclaré immédiatement ?
— Je ne savais pas que vous le cherchiez, indiqua-t-elle calmement.
Le policier renifla.
— Ce manteau vaut trente-deux mille dollars. Mais surtout, on a tué une femme et blessé un homme pour le voler. Votre témoignage nous est indispensable. Vous venez au poste.
— Mais… je commence mon service dans dix minutes.
— Soyez heureuse qu’on ne vous passe pas les menottes, lança celui qui empestait la marée.
Une image fulgurante envahit l’esprit de Natalie : elle, enchainée et jetée dans une cellule. Elle se ressaisit, se concentra sur une seule question.
— Comment avez-vous su qu’il fallait chercher dans cette benne ?
— L’équipe cynophile nous l’a indiquée, souffla l’un d’eux.
Natalie soupira. Elle venait de maudire la race canine tout entière.
Au poste, on préleva ses empreintes et son ADN. L’interrogatoire se déroula sans accrocs. Elle passa sous silence sa rencontre avec le teinturier, prétextant la peur d’éveiller les soupçons. Une fois son alibi vérifié, elle fut relâchée.
Avec trois heures de retard, chose exceptionnelle, elle reprit son service. Ses collègues, eux, avaient aussi subi des interrogatoires, et nul ne lui en tint rigueur.
En nettoyant les tables, Natalie comprit que son instinct l’avait sauvée. Si elle avait tenté de vendre la fourrure, elle se serait retrouvée au cœur d’un meurtre sordide. Le manteau représentait bien plus qu’un vêtement : une pièce maîtresse pour identifier un criminel qui avait assassiné une femme et défiguré son fils milliardaire, selon la télévision du restaurant. Celle-ci montrait le visage indemne du bel homme et Natalie eut une de ses absences. Elle le vit comme une toile de Picasso, déstructurée, brisée en mille morceaux. Puis la voix sèche de son patron la ramena au présent :
— Natalie, occupe-toi des tables !

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