Chapitre 3

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Lorsque le richissime Nicolas Van Houttenberg se réveilla dans sa chambre de l’hôpital privé Lennox Hill de New York, la première chose qui lui vint à l’esprit fut la vision de la tache de sang qui avait éclaboussé le manteau immaculé d’Isabelle, sa mère. Cette image obsessionnelle était due à l’agression et aux anesthésiants, mais également au goût d’hémoglobine qui tapissait le fond de sa gorge.

Cependant, cette fresque commença à se dissiper quand il put enfin ouvrir les yeux, mais cela ne fut que pour découvrir un tableau plus terrible encore, à travers deux personnes, à l’air accablé et qu’il connaissait bien. Il s’agissait de la responsable de sa sécurité, Anna Sorbo et son psychiatre Pierre Kayak, qui suivait Nicolas pour différents troubles mentaux depuis des années.

Dès que les visiteurs s’aperçurent du réveil de leur employeur, ils se dépêchèrent d’appeler l’urgentiste qui vérifia les constantes, avant de leur laisser lui poser quelques questions, afin de ne pas trop le fatiguer.

- Où est ma mère ? réussit-il à articuler malgré sa mâchoire cassée.

- Je suis sincèrement désolé, mais elle n’a pas survécu à l’agression, répondit le praticien privé, après s’être levé.

Une larme coula le long de la joue droite du jeune homme, mais pas un cri ne sortit de sa bouche, non par stoïcisme, mais parce que la morphine faisant de moins en moins effet, bouger le moindre de ses muscles le faisait souffrir atrocement. Cependant, cette douleur ne fut pas suffisante pour l’empêcher de s’exprimer, quitte à lui faire sauter quelques points de suture. Nicolas se tourna vers la responsable de sa sécurité et prononça un seul mot, entre deux pénibles déglutitions.

- Qui ?

Tel un militaire endurci qui se doit d’être précis et concis au milieu de la bataille, Anna se leva à son tour et après s’être appuyée sur le lit, s’exprima sans fioriture.

- Nous l’ignorons pour l’instant, mais je me suis renseignée sur le chef d’enquête. Il s’appelle Tom Mac Logan et il est très compétent. Je l’ai contacté et il a accepté de me donner certaines informations. Nous n’avons pas d’enregistrement vidéo utilisable ni de témoin à part vous, cependant le manteau nous a été rapporté et on a de bonnes chances d’y trouver des traces ADN. À mon tour, je vais vous poser une première question : par combien de personnes avez-vous été agressé ?

Le jeune homme ne dit rien, mais pointa son index vers le ciel, ce qui indiqua qu’un seul assassin était présent.

- Seriez-vous capable de le reconnaître ?

Un râle involontaire, suivi d’un pénible mouvement de la tête de droite à gauche fit comprendre à la femme à l’esprit rigide que non, ce qui la fit grimacer.

- Avez-vous remarqué quelque chose de particulier chez l’assaillant qui pourrait nous aider à l’identifier ?

En entendant cette phrase, Nicolas se remémora en détail l’agression. Aussitôt son pouls s’accéléra jusqu’à 160 pulsations par minutes, ce qui fit passer le cardioscope de quelques timides bips à une sirène suraigüe. Après quelques secondes, le médecin de garde se précipita et injecta au malheureux un puissant somnifère par voie intraveineuse. Après quelques secondes d’observation, l’urgentiste s’exprima avec une voix rassurante.

- Avec ça, il va bien rêver, le golden boy !

À l’instant même, Anna prit avec détermination la seringue des mains du praticien et vérifia qu’il s’agissait bien d’un sédatif, avant de lui exprimer ses reproches.

- J’avais besoin de lui parler, déclara la jeune femme.

- Pas ce soir, il est trop faible. De toute manière, il ne se réveillera plus avant demain matin.

- Je me suis engagée auprès des autorités afin de les aider à trouver son agresseur. En le forçant à dormir, vous allez à l’encontre de ma mission.

- Mais pour qui vous prenez-vous ? Rambo. Vous croyez que vos responsabilités professionnelles s’appliquent dans cet hôpital ! Ma priorité est de garder mes patients en vie et je ne vous laisserais pas le stresser pour qu’il fasse une crise cardiaque… Déjà que l’étage est truffé de policiers à cause de vous !

- Il a raison, déclara le psychiatre. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.

- À propos, je sais que cet homme d’affaires s’appelle Nicolas Van Houttenberg et qu’il a été agressé, mais je n’ai pas eu accès à ses antécédents médicaux…, pouvez-vous me les transmettre ? questionna l’urgentiste.

- Il n’a pas d’allergie et ses vaccins sont à jour. C’est tout ce dont vous avez besoin de savoir, indiqua Kayak sur un ton ferme.

- Je me moque de sa fortune.

- Je suis désolé, cher confrère, mais son dossier médical complet doit demeurer secret, car entre de mauvaises mains, il représenterait un moyen de pression. N’est-ce pas, Anna ?

- Surement, concéda la professionnelle en sécurité.

L’urgentiste haussa les épaules, puis retourna auprès de ses autres patients, non sans extrapoler en vain les causes pour lesquelles ce psychiatre avait fait preuve de si peu de transparence. La réponse était liée à un secret que Kayak ne souhaitait pas divulguer : la manière dont Nicolas avait réussi à surmonter une sensibilité psychologique extrême, puis à devenir richissime.

*

Fils illégitime d’un violoniste d’opéra et élevé par sa mère, Nicolas Van Houttenberg fut diagnostiqué hypersensible très jeune. Médicalement, cette haute émotivité, qui n’est pas un trouble à proprement parlé se concrétise par une exaltation des sentiments, ce qui se manifesta chez lui dès ses cinq ans. Une fois adolescent, les crises s‘intensifièrent et Nicolas consulta sans succès de nombreux psychiatres jusqu’à ce qu’on l’oriente vers l’un d’eux aux méthodes controversées : le docteur Kayak. Il fallut deux ans de thérapies, d’efforts et de larmes pour que Nicolas puisse contenir son hypersensibilité à travers une approche expérimentale.

En revanche, certains effets secondaires étaient notables. Pour le jeune homme, cela se traduisit par une attirance vers ce qu’il appelait l’harmonie des nombres et des lois. Autodidacte et possédant un sens aigu des affaires et de l’innovation, il monta son entreprise ce qui lui permit de devenir milliardaire en cinq ans. La relation alors uniquement médicale avec Kayak passa à amical, voire patriarcale, aux vues de la fortune colossale dont Nicolas disposait à présent et qu’il accepta de partager en toute confiance avec son docteur. Celui-ci avait conscience qu’un transfert psychologique avait été effectué entre lui et son patient, mais avait décidé de conserver cet avantage sur le jeune homme, afin de bénéficier de sa fortune pour un projet secret.

Cependant, l’évolution de la personnalité de Nicolas ne fut pas sans conséquence moralement discutable. La plus frappante se déroula quelque temps avant l’agression, quand Nicolas racheta puis dissout l’orchestre où son père, qu’il jugeait responsable des difficultés que sa mère avait dû surmonter, avait travaillé toute sa vie. Quand cet artiste apprit accidentellement les raisons de la disparition de sa troupe et conscient que son fils était en mesure de l’empêcher de partager sa passion pour la musique, il ne put le supporter et se suicida.

Après l’enterrement, Isabelle eut une courte conversation téléphonique Nicolas, mais celui-ci se contenta de noyer le poisson. Après cet échec, la mère appela Kayak, qu’elle ne portait pas dans son cœur, afin d’essayer de mieux comprendre la situation.

- Allo, docteur. Il faut que nous parlions.

- Je suis désolé, mais je n’ai pas le temps.

- Si vous ne prenez pas ce coup de fil, je ferais en sorte que Nicolas cesse de vous financer !

En entendant cette menace, Kayak se figea, alors qu’il se voyait déjà raccrocher au nez de l’importune. Nicolas et son argent étant indispensables à certains de ses projets, le psychiatre manqua d’avaler sa salive de travers, avant de reprendre le combiné.

- Docteur, vous êtes toujours là ?

- Oui, je suppose que vous voulez parler des conséquences du suicide du père de Nicolas.

- En effet !

- Votre fils était un être hypersensible et éprouvait les plus grandes difficultés à s’adapter à la société. Grâce à notre travail, cette faiblesse a été transformée en force et il est maintenant milliardaire.

Kayak n’avait jamais eu d’enfant et il ne put donc anticiper que pour son interlocutrice l’argent ou le pouvoir n’étaient pas la priorité qu’elle souhaitait pour son fils. Le psychiatre allait l’apprendre à ses dépens.

- Mais il n’est pas guéri…

- Parce qu’il n’est pas malade, interrompit Kayak. L’hypersensibilité n’est pas reconnue médicalement comme un trouble ni comme un handicap, car elle ne limite pas ses facultés. C’est plutôt un trait de personnalité, même si pour Nicolas, il est si prononcé qu’on pourrait se poser la question.

- Je ne suis pas d’accord ! Au mieux, le problème n’a fait que se déplacer. Son père est mort sans que cela l’attriste et j’estime que c’est en partie de votre faute.

- Je vois. Ce que vous devez comprendre c’est que d’un point de vue psychiatrique, l’immoralité de la vengeance à de particulier qu’elle est un facteur d’autodestruction.

- Ne commencez pas avec votre charabia de gourou, s’il vous plait !

À cet instant, Kayak s’aperçut qu’il n’avait plus ni la confiance, ni l’ascendant sur la mère de famille et s’il ne voulait pas voir partir son patient le plus exceptionnel et accessoirement milliardaire, il devait sortir le grand jeu. Le problème vint du fait que dans la précipitation, on commet des erreurs.

- Vous perdez votre sang froid, mais au vu des circonstances, je vous pardonne.

- Je n’ai pas besoin de votre indulgence.

- Je crois comprendre votre anxiété et tiens à vous rassurer : Nicolas ne sera légalement jamais inquiété pour le suicide de son père. Cependant, si je fais en sorte qu’il entame un travail de deuil de manière trop brutale, comme vous le faites avec moi en ce moment, il pourrait prendre le même chemin. Je ne mettrais pas le verre dans la pomme volontairement et à votre place, j’éviterais de tenter l’expérience.

- C’est une menace ?

- Pas du tout, Madame.

- Mon fils éprouve trop ou aucune émotion. Ce n’est pas une guérison, à peine une rémission.

- Je vous ai déjà précisé qu’il n’était pas malade, mais pour vous faire plaisir, je vais partir du principe que c’est le cas. Êtes-vous contente ?

- Merci docteur. Maintenant, vous allez m’expliquer pourquoi il est passé de pleurs en voyant un lever de soleil sur la mer, à fermer des entreprises dans le Monde entier, sans penser aux conséquences pour leurs salariés.

- Mais cela n’est pas mon problème, ma petite dame, proclama Kayak sur un ton excédé. Je ne sais pas si son hypersensibilité exceptionnelle est de naissance ou le résultat de son éducation, mais sans moi, il serait surement dans un asile psychiatrique ou mort. Vous devriez me remercier au lieu de me harceler.

Un silence assourdissant figea les deux interlocuteurs, qui bien que sans le vouloir, avaient fini par franchir la ligne rouge. De toutes évidences, leurs rapports ne seraient plus jamais les mêmes. Le regard de la mère s’assombrit progressivement, puis ses lèvres se pincèrent. Elle avait traversé trop de cris et de larmes pour perdre son sang-froid au cœur de la bataille et Kayak allait l’apprendre à ses dépens.

- Je me rends à l’église tous les dimanches et si je devais retenir une chose, c’est que la plus noble des revanches est de pardonner. Si pour racheter ses fautes, mon fils devait tout recommencer à zéro en faisant un choix entre vous et moi, qui pensez-vous qu’il suivrait ?

- Vous, déclara le psychologue après un moment de réflexion.

- Je n’ignore pas que Nicolas vous a offert une clinique à cent millions de dollars et je vous en félicite, mais c’est une mère qui vous explique que son fils n’est pas un cobaye et que vous feriez mieux de l’aider au lieu de vous servir de lui.

Sachant qu’il ne pouvait remmener son interlocutrice à son point de vue, kayak préféra faire profil bas, en tout cas dans un premier temps.

- Je comprends et vous prie de bien vouloir m’excuser, si je vous ai offensée, déclara-t-il en brisant un crayon de papier.

- C’est déjà mieux.

- Je reconnais qu’il y a eu un relâchement vis-à-vis du suivi de Nicolas que j’attribuerai à ses priorités professionnelles et ses loisirs nautiques. Vous savez, je ne le vois en thérapie qu’une heure par jour, même s’il dort dans sa résidence à la clinique toutes les nuits.

- Je comprends votre point de vue. Je lui demanderai de me rejoindre en ville demain, car je souhaite assister à un spectacle à la mode. Je lui parlerai à cette occasion de vous et de son manque d’empathie.

- C’est une bonne idée, mais pensez-vous qu’il pourra se libérer ?

- J’ai peur que vous ignoriez les liens qui nous unissent, docteur. Tout milliardaire qu’il est, mon fils ne peut rien me refuser. J’ai trop souffert pour cela.

- Je vous crois sur parole et vous souhaite bon courage. Avez-vous d’autres questions ?

- Non, ce sera tout.

- Dans ce cas, je vous dis au revoir, assura le psychiatre avant de raccrocher.

Kayak se leva, brisa quelques bibelots de sa somptueuse villa, puis vida une bouteille de whisky en gémissant, avant que des douleurs ventrales ne l’obligent à vomir. Le projet de sa vie était en danger et il se devait d’empêcher un grain de sable de briser sa belle mécanique.

Le lendemain de cet appel, Isabelle Van Houttenberg fut tuée, par un marginal selon les premiers éléments de l’enquête, alors qu’elle revenait avec son fils de la représentation d’une comédie musicale. Par une malheureuse coïncidence, Anna Sorbo n’assurait pas la sécurité de son employeur et de sa mère ce soir-là, car il avait oublié de l’informer qu’ils devaient aller en ville. Cependant, l’agression envers Nicolas s’était déroulée de manière beaucoup plus violente que désiré, ce qui représentait un problème pour son commanditaire.

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