Chapitre 3 - Sous le sceau du sang

6 minutes de lecture

Quand Nicolas Van Houttenberg émergea du noir cotonneux des anesthésiants, ce fut d’abord une tache rouge qui l’accueillit, éclatant dans la pénombre de sa mémoire comme une plaie impossible à refermer : le sang de sa mère qui s’étalait sur son manteau blanc. Cette vision, brutale, obstinée, s’accrochait à lui comme une signature au fer. Elle portait avec elle l’odeur métallique, l’écho sourd d’un cri arraché trop tôt, et le poids d’une culpabilité qui ne le lâcherait plus.

Puis, lentement, le cauchemar recula. À sa place surgit la lumière crue d’une chambre d’hôpital, clinique et impersonnelle, où les murs blancs semblaient plus froids que la pierre. Chaque bip du moniteur sonnait comme un glas. Des tubes serpentins couraient de son bras jusqu’aux machines, et les draps empesés qui l’enserraient avaient la rigidité d’un linceul. Ses paupières lourdes s’ouvrirent enfin sur deux silhouettes.

Anna Sorbo se tenait à sa droite, figée comme une statue de marbre noir. Sa posture était celle d’un soldat au garde-à-vous, mais ses yeux, eux, trahissaient l’émotion. Elle représentait la force militaire, la protection sans faille, mais pour Nicolas elle n’avait jamais été qu’un témoin silencieux, la sentinelle impuissante de ses enfances brisées.

À côté d’elle, penché sur lui comme un père qui veille, mais dont l’autorité ne tolère aucun rival, se tenait le docteur Pierre Kayak. Sa blouse immaculée contrastait avec son visage fatigué, buriné de rides profondes où s’étaient gravées les obsessions d’une vie. Lui n’était pas seulement un psychiatre : il était le gardien de ses abîmes, le sculpteur invisible qui avait modelé son âme.

— Où… est ma mère ? articula Nicolas, chaque syllabe comme une écharde arrachée de ses lèvres.

Le silence s’alourdit, épais comme un couvercle de plomb. Anna détourna le regard vers le sol. Ce fut Kayak qui rompit l’attente :
— Elle n’a pas survécu.

Les mots tombèrent, tranchants, et dans leur chute brisèrent quelque chose en Nicolas. Sur sa joue, une larme solitaire traça son chemin. Ni cri, ni tempête — seulement cette goutte d’eau, fragile, qui suffisait à dire la perte. Ses muscles, à demi paralysés par la morphine, refusaient le sursaut d’un sanglot. Mais dans ce corps bridé par la douleur, son cœur battait trop vite, trop fort.

Il tourna lentement la tête vers Anna. Elle comprit aussitôt.
— Qui ? souffla-t-il.

La voix d’Anna claqua, sèche, comme un rapport militaire :
— Nous ne savons pas. L’affaire est confiée à l’inspecteur Tom Mac Logan. Aucune caméra, aucun témoin. Mais le manteau… il sera décisif. On y trouvera peut-être des empreintes. Dites-moi une chose : par combien d’hommes avez-vous été frappé ?

D’un effort immense, Nicolas leva un doigt. Un seul.

— Pouvez-vous l’identifier ?

Il secoua faiblement la tête. Ce simple mouvement fit grimacer son visage de douleur, et l’écran du moniteur se mit à grésiller d’ondes précipitées.

— Un détail, n’importe lequel… insista Anna, glaciale mais vibrante d’inquiétude.

Alors le souvenir le frappa de plein fouet : le souffle fétide de l’agresseur, l’éclat métallique de l’arme, l’odeur aigre de sueur et de fer. Ses muscles se tendirent, le moniteur s’emballa, l’alarme hurla. Des pas précipités résonnèrent dans le couloir. Une seringue perça sa peau. En un instant, un sédatif apaisa ses convulsions, et son corps s’affaissa, brisé, retombant dans le gouffre.

— Avec ça, il va rêver, votre golden boy, souffla l’urgentiste, soulagé.

Anna lui arracha la seringue, ses doigts crispés de rage.
— J’avais besoin de ses mots !

— Il vous aurait lâché son dernier souffle, madame, répondit l’homme en relevant ses lunettes. Mon rôle est de le maintenir en vie, pas de nourrir votre enquête.

Kayak s’interposa, d’une voix douce mais inflexible :
— Laissez-le. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.

L’urgentiste voulut consulter le dossier médical. Kayak l’arrêta, son regard dur comme un rempart :
— Ces archives sont classées. Ses antécédents sont trop lourds pour être confiés aux hôpitaux. Entre vos mains, ils deviendraient une arme qu’on pourrait retourner contre lui.

Le médecin recula, frustré. Anna se mura dans le silence, bras croisés, le regard rivé au sol. Kayak, lui, resta penché sur le jeune homme endormi, ses traits se radoucissant malgré lui. Car dans ce lit, c’était son œuvre qui reposait, mais aussi sa plus grande menace.

Nicolas n’avait pas choisi Kayak. C’était Isabelle, sa mère, qui avait ouvert la porte.

Il avait grandi dans la solitude glaciale des couloirs d’un hôtel particulier trop vaste, où les tableaux accrochés aux murs semblaient le surveiller plutôt que l’accueillir. Fils illégitime d’un violoniste d’opéra et d’une femme brisée trop tôt, il portait en lui une hypersensibilité maladive : pleurs incontrôlés, colères brûlantes, une fragilité à vif. Les psychiatres s’étaient succédé, impuissants, jusqu’à l’arrivée de Kayak.

Kayak ne soignait pas : il façonnait. Dix ans d’expérience, des méthodes contestées, mais la réputation d’un dompteur d’âmes rétives. Avec lui, l’enfant hypersensible se transforma en adulte de glace. Ses émotions étouffées se reconvertirent en obsessions d’ordre et de calcul. Les nombres devinrent son refuge, les affaires son champ de bataille et une fois adulte, la fortune ne tarda pas à lui sourire.

Preuve en fut lorsqu’il racheta et démantela l’orchestre de son père, poussant le musicien au suicide. Cette revanche, loin de l’apaiser, l’enchaîna à jamais à la culpabilité.

Isabelle, horrifiée, tenta de le ramener à l’amour. Lui refusa. Alors, dans son désespoir, elle appela Kayak.

Leur affrontement eut lieu dans le salon lambrissé d’Isabelle, où des chandeliers projetaient des ombres mouvantes comme si la maison elle-même voulait écouter.

— Votre fils n’est plus ce fragile garçon, déclara Kayak. J’ai transformé sa faiblesse en force. Grâce à moi, il est ce qu’il est devenu.
— Et qu’est-il devenu ? répliqua Isabelle. Un homme froid, sans larmes. Vous ne l’avez pas guéri : vous l’avez mutilé.

Kayak n’avait jamais eu de descendance. Il lui manquait ce repère intime, cette expérience silencieuse qui permet de deviner ce qu’un parent attend vraiment pour son enfant. Aussi, il ne put anticiper que, pour son interlocutrice, l’argent ou le pouvoir n’étaient pas la priorité.
Ce qu’elle voulait, c’était une voie plus subtile, plus invisible peut-être, mais infiniment plus essentielle pour elle : un espace où son fils puisse exister pleinement, sans s’effacer, sans être broyé.

Le psychiatre allait l’apprendre à ses dépens.

— Mais il n’est pas guéri…

— Parce qu’il n’est pas malade, interrompit Kayak. L’hypersensibilité n’est pas reconnue médicalement comme un trouble ni comme un handicap, car elle ne limite pas ses facultés. C’est plutôt un trait de personnalité, même si pour Nicolas, il est si prononcé qu’on pourrait se poser la question.

—Je ne suis pas d’accord ! Au mieux, le problème n’a fait que se déplacer. Son père est mort sans que cela l’attriste et j’estime que c’est en partie de votre faute.
— Je l’ai sauvé. Sans moi, il serait mort ou enchaîné, s’agaça le psychiatre.
— Non. Vous l’avez enfermé dans une autre prison : celle du pouvoir et de la solitude.

Puis elle lâcha la phrase fatale :
— Je n’ignore pas que Nicolas vous a offert une clinique à cent millions de dollars et je vous en félicite, mais c’est une mère qui vous explique que son fils n’est pas un cobaye et que vous feriez mieux de l’aider au lieu de vous servir de lui.

Ces mots frappèrent Kayak comme une lame. Cette nuit-là, dans son appartement, il fracassa des verres contre le mur, vida une bouteille de whisky, et vomit sa rage dans l’évier. Sa carrière, sa fortune, son œuvre — tout reposait sur la volonté d’une mère.

Le lendemain de cet appel, Isabelle fut tuée, par un marginal selon les premiers éléments de l’enquête, alors qu’elle revenait avec son fils de la représentation d’une comédie musicale.

Quant à Nicolas, attaqué presque simultanément, l’agression fut bien plus violente que prévu par le commanditaire. Et cela, désormais, posait un problème.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 16 versions.

Vous aimez lire Olivier Giudicelli ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0