Chapitre 4 - Sisyphe au comptoir
Un mois s’était écoulé. Trente jours comme trente blocs de granit, lourds, muets, immobiles. L’enquête s’était lentement dissoute dans les méandres administratifs, dans les tiroirs qui grincent des commissariats, puis dans l’oubli vorace de New York. La ville, toujours pressée, avait tourné la page comme on referme un journal taché de café : sans émotion, sans mémoire. Mais pour Nicolas Van Houttenberg, rien n’était clos. Chaque matin, en ouvrant les yeux, il retrouvait la même vision : La fourrure souillée de rouge, et cette certitude inébranlable qu’il avait échoué là où un fils ne doit jamais faillir — protéger sa mère.
Ce matin-là, dès l’ouverture du Crabe Doré, deux hommes franchirent la porte vitrée. Le restaurant s’éveillait à peine : l’odeur du café amer emplissait l’air, les banquettes de skaï étaient encore marquées des empreintes froissées des noctambules de la veille, et le néon au-dessus du bar clignotait déjà avec une obstination maladive, comme une paupière tremblante qui refuse de se fermer.
Le premier des deux hommes avançait raide, presque effacé. Il portait un caban azur et boutonné jusqu’au col, une marinière pâle en dessous, une casquette enfoncée sur le front, et surtout ce masque chirurgical — vestige d’une pandémie, mais surtout bouclier contre les regards. Ses yeux, seuls visibles, brillaient d’un bleu si pur qu’il semblait douloureux d’y plonger. Le second, à l’opposé, respirait l’assurance étudiée : costume à carreaux élégant, cravate sobre, gestes mesurés. On sentait chez lui la discipline du praticien, du notable habitué aux intérieurs feutrés, mais ses pupilles scrutaient la salle avec une vigilance d’animal en terrain hostile.
Ils s’avancèrent vers le comptoir, où Natalie West alignait machinalement des tasses encore tièdes de vaisselle. Ses cheveux noirs, attachés à la hâte, laissaient échapper quelques mèches rebelles ; son tablier était taché de vin séché, et ses gestes rapides trahissaient autant la fatigue que la maîtrise. Elle leva les yeux sur eux, méfiante.
Le bar était presque vide à cette heure incertaine, entre la fin de la nuit et l’heure des bureaux. Les ampoules ambrées suspendues diffusaient une lumière trouble, qui n’éclairait jamais vraiment mais semblait plutôt sculpter des zones d’ombre. Le bois sombre des tables portait les cicatrices d’innombrables verres posés trop vite, les reflets d’alcool renversé luisant encore par endroits. Au fond, un vieux jukebox laissait filtrer une mélodie étouffée, sans que personne ne songe à l’écouter.
— Bonjour, Miss West, dit l’homme en costume, la voix posée, presque cérémonielle, comme s’il récitait une formule. Auriez-vous quelques minutes à nous accorder ?
Natalie, qui finissait de passer un coup de balais, releva la tête. La politesse trop travaillée éveilla immédiatement sa méfiance.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, les bras croisés, comme pour dresser une barrière invisible entre elle et eux.
L’homme esquissa un geste discret vers son compagnon.
— Pierre Kayak, psychiatre. Je vous ai laissé plusieurs messages. Voici mon patient, Nicolas Van Houttenberg. Il a subi une agression il y a un mois…
Mais déjà, Natalie n’écoutait plus. Son regard venait de se poser sur le masque du jeune homme. Tout son corps se figea. Elle connaissait ce nom, ce visage d’autrefois : celui qui hantait les magazines économiques, les plateaux télé, icône de réussite arrogante, silhouette droite, sourire froid, traits presque sculptés. La perfection distante de ceux que rien n’atteint.
Et maintenant… ce masque.
Elle sentit la curiosité la brûler, cette envie interdite d’imaginer ce qui se cachait dessous. Était-ce une cicatrice, un gouffre, ou pire encore : un visage à jamais brisé ? Ses yeux restèrent accrochés quelques secondes de trop, comme aspirés par un abîme invisible. Quand elle prit conscience de son insistance, elle détourna la tête, le cœur battant, un malaise glacial dans la poitrine.
— Pas si fort, dit-elle soudain, en baissant le ton, comme si quelqu’un pouvait les entendre derrière les murs. Personne n’est au courant de… de ce que j’ai fait.
Kayak, d’un geste lent et maîtrisé, leva une main apaisante.
— Vous n’avez rien à vous reprocher.
Natalie esquissa un sourire amer.
— Rien à me reprocher ? J’ai livré ce manteau à la police. Vous savez ce qu’il valait ? Dans mon quartier, ça revenait à me promener avec une pancarte « proie facile ». Alors, si vous me cherchez, soyez directs.
Kayak inclina légèrement la tête. Son geste avait quelque chose d’ancien, de rituel, comme un ambassadeur d’une cour invisible.
— Rien de plus qu’un verre… et une conversation.
Le silence qui suivit était saturé par les bruits ordinaires du bar : un verre qu’on essuie derrière le comptoir, la monnaie qui tombe, un rire lointain. Mais autour d’eux, la scène avait pris une densité étrange, comme si tout ce décor banal n’était qu’un décor de théâtre — et qu’au centre de la scène, trois existences venaient de s’accrocher dans une tension trop grande pour tenir longtemps.
Natalie demeura interdite. Son instinct lui criait de s’en tenir loin, de rester neutre comme elle le faisait toujours avec les clients trop bavards. Mais quelque chose, dans la posture silencieuse de Nicolas, dans son mutisme oppressant, éveillait une curiosité sourde. Était-ce la compassion qu’elle n’avait jamais su éprouver ? Était-ce simplement le désir de mesurer, à travers lui, ce que peut un être riche et brisé face à l’ordinaire misère des autres ?
— Très bien. Asseyez-vous au fond. Je viendrai.
Ils obéirent, se glissèrent dans une banquette sombre. Nicolas resta immobile, l’échine collée au dossier, comme s’il cherchait à disparaître. Kayak, lui, occupait l’espace avec l’élégance mécanique de l’habitude. Quand Natalie les rejoignit, les mains posées sur la table, il prit la parole.
— Merci d’avoir accepté.
— Ne me remerciez pas, rétorqua-t-elle. Je ne vois pas ce que je pourrais vous apprendre.
— Mon patient a besoin de comprendre ce qui s’est passé. Le manteau de sa mère… il porte vos empreintes, mais aussi un autre ADN.
— Vous savez à qui il appartient ?
— Pas encore.
— Alors, dit Natalie en serrant les lèvres, vous vous improvisez inspecteurs dans mon restaurant. Vous me questionnez là où la police n’a rien trouvé. Et si le tueur était assis derrière vous, à siroter son café ? Vous y avez pensé ?
Le reproche claqua comme une gifle. Kayak se raidit, pris en faute. Ce fut alors Nicolas qui, pour la première fois, parla. Sa voix, basse, rauque, comme sortie d’une cave, la troubla comme l’aurait fait un ténor à l’opéra.
— Si nous vous avons mise en danger, pardonnez-nous. J’ai passé des jours à fixer la photo de cette tache de sang sur la fourrure de ma mère. Des heures à me demander ce que j’aurais pu faire pour l’empêcher d’exister.
Natalie soutint son regard, troublée malgré elle. Elle décelait derrière le masque une sincérité à vif, une plaie béante. Mais son instinct, toujours, la ramenait à la défense.
— Vous me rappelez ces généraux qui donnent leurs ordres de loin, lança-t-elle doucement, alors que d’autres s’exposent au front.
Un éclat traversa les yeux de Nicolas derrière son masque.
— Vous pensez que tenir la barre, c’est rester à l’arrière ? Croyez-moi, j’ai payé ma part. Bâtir ma vie, ma fortune… rien ne m’a été offert.
Sa voix n’avait pas la morgue des hommes comblés, mais une dureté sèche, presque fiévreuse. Natalie reçut ces mots comme une pierre froide. Elle plissa les yeux : ce n’était pas un riche qui se vantait, mais un homme qui parlait d’un effort arraché au gouffre.
— Cette tache symbolise votre traumatisme, n’est-ce pas ?
— Elle est ma honte, avoua Nicolas. J’étais là, et je n’ai pas protégé ma mère. Montrez-moi où vous avez trouvé ce manteau. C’est tout ce que je demande.
Il posa ses mots avec une gravité telle que le silence sembla s’épaissir autour d’eux. Natalie, déconcertée, détourna un instant les yeux. Elle sentait le piège se refermer, non par contrainte, mais par la force d’une douleur trop humaine.
Quelques secondes s’écoulèrent et Kayak, craignant qu’elle ne fuie, intervint :
— Ne voyez rien de malsain dans la démarche de mon patient, car il ne fait que suivre le protocole que j’ai créé, afin de l’aider. Vous devez comprendre que ce travail de Sisyphe l’oblige à se remémorer cette tragédie en permanence, ce qui lui pèse...
Natalie fronça les sourcils.
— Pardon, je suis si passionné par mon travail et la mythologie grecque, qu’il m’arrive d’oublier que tout le monde n’est pas psychiatre. Le personnage de Sisyphe fut condamné à pousser une grosse pierre en haut d’une montagne, d’où elle finissait inéluctablement par retomber avant d’atteindre le sommet.
Natalie resta silencieuse un moment, ses doigts serrant machinalement une salière. Les mots lui venaient, mais elle hésitait encore à les offrir. Puis, d’une voix plus posée que décidée, elle finit par dire :
— La nuit revient toujours… elle suit le jour, inlassablement. On croit y voir une logique, une certitude, mais c’est un cycle qui se répète sans véritable fin. Alors je me demande, docteur… pour lui, qu’attendez-vous vraiment ? Qu’il s’incline devant l’obscurité, ou qu’il tente malgré tout de la repousser ?
Un soupir glissa dans le silence, traînant comme une fatigue ancienne. Kayak reprit, presque avec douceur :
— Dans un premier temps… qu’il sache reconnaître cette obscurité, l’accueillir. La refuser de front serait trop dangereux. Mais vous… vous pouvez lui offrir autre chose. Il a besoin de votre présence pour ne pas s’y perdre.
Alors Nicolas, brusquement, reprit l’ascendant. Il fit signe à son psychiatre. Celui-ci sortit un chéquier, puis griffonna un chiffre. Cependant, Nicolas, au moment de tendre la feuille, la retourna et y posa la salière qu’elle venait de déposer sur la table.
Natalie comprit aussitôt le message : l’argent était là, invisible, mais pesant, comme une arme. Elle le fixa longuement. Puis, sans un mot, saisit le chèque, le déchira et laissa tomber les lambeaux sur la table.
— Vous savez ce que vous venez de perdre ? siffla Nicolas.
— Moi, je m’achète un soupçon de moralité. Seize heures, derrière le restaurant. Un conseil, profitez-en.
Elle se leva, tourna les talons, retourna au zinc sans un regard en arrière. Les deux hommes réglèrent en silence. Le néon clignotait toujours, obstiné. Mais l’air semblait plus lourd, chargé d’une promesse sombre.

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