Chapitre 5 - La rose et la mer
Le revolver de poche du docteur Kayak pesait dans sa veste comme un secret mal gardé. Il lui semblait plus lourd que le matin même, lorsque, à l’heure grise de seize heures, il s’était présenté dans la ruelle du restaurant, accompagné de son patient. Les néons suspendus diffusaient une clarté livide, rongeant les ombres sans parvenir à les dissiper.
Ils attendirent.
Natalie parut enfin, en retard de quelques minutes, fruit d’un apprêtement plus long qu’à l’ordinaire — comme si elle avait pressenti que l’instant pèserait sur sa destinée. Elle descendit les marches étroites, hésitante, puis se planta devant eux.
— Messieurs, il n’y a pas de mystère. La fourrure était là, dit-elle simplement en désignant du doigt le pied de la benne souillée.
Un souffle froid traversa la ruelle. Nicolas, sans un mot, tira son appareil photo, fixa l’endroit par des clichés rapides, puis fouilla du regard derrière les amas immondes, comme si l’ordure pouvait receler un secret. Sa voix tomba, brisée, mais ferme :
— Cette artère est passante. Pourtant, vous seule avez remarqué le manteau. Comment l’expliquez-vous ?
Natalie baissa un peu les yeux.
— C’est difficile à dire… Il détonnait. Comme une dissonance au milieu du décor. Instinctivement, ça m’a frappée. On aurait dit un mouton noir dans un troupeau clair. J’ai senti qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Mais… c’est peut-être lié à mes crises de dépersonnalisation.
Kayak redressa imperceptiblement l’oreille. Nicolas, lui, resta figé, puis désigna du doigt une caméra accrochée au mur.
— Cette caméra au sud, pourquoi l’enquête ne la mentionne-t-elle pas ?
— Elle a été installée après, répondit Natalie, le regard voilé. Mais… comment savez-vous que c’est le sud ?
Un éclat ironique traversa le visage du balafré.
— En théorie, c’est moi qui pose les questions.
La serveuse, piquée au vif, eut un rire bref.
— Vous voulez un chèque en bois, beau brun ?
Nicolas esquissa un sourire — un vrai, le premier depuis des mois. Ce sourire lui échappa, presque étranger à lui-même. Sa voix se fit plus douce :
— Je n’ai qu’une passion véritable : la voile. J’appartiens au New York Yacht Club. J’ai appris à me repérer grâce aux étoiles. Même en plein jour, je sens la direction, comme si le nord était gravé en moi.
Natalie le fixa, amusée.
— Vous seriez une sorte de boussole humaine.
— Non. Un marin… qui aime les tours de magie.
Un silence pesant. Natalie sentit remonter une pensée noire : un tour de magie capable de faire disparaître des parents adoptifs dans un puits. Elle l’avala, tremblante. Les deux hommes perçurent son trouble.
— Vous allez bien ? demanda Kayak.
— Je suis debout depuis six heures… et je n’aime pas cette ruelle. On peut parler ailleurs ?
— Bien sûr, dit Nicolas, qui partageait le même rejet pour cet endroit. Nous avons une voiture. Pouvons-nous vous accompagner ?
— Je ne vous connais pas assez. Allons plutôt boire un verre, là-bas, de l’autre côté de la rue.
Le trio s’installa dans un salon de thé banal. L’air semblait plus respirable, mais l’électricité demeurait.
Natalie reprit :
— Puis-je vous poser une question personnelle ?
— Allez-y.
— Qu’est-ce qui vous motive, dans la vie ? L’argent, le plaisir, l’art ?
Le regard de Nicolas s’assombrit.
— Rien de tout cela, peut-être une quête d’absolu. La seule fois de ma vie où je me suis senti heureux fut lorsque j’ai grimpé au sommet du mât de mon voilier, entouré d’un horizon infini, mer et ciel confondus. Ce jour-là, j’ai cru toucher le bonheur.
— Vous ressemblez à un prêtre qui médite seul dans son cloître, hasarda Natalie.
— Je dirais plutôt un artiste en quête de sens.
— Non. Un marginal, rectifia-t-elle. Un homme riche qui finance ses caprices. Un vrai artiste crée : peinture, musique, poésie… Vous, vous contemplez.
Nicolas tressaillit. Sa mère lui avait dit ces mots-là, autrefois. Sa voix se fit grave :
— Si je prends en photo cette théière et me proclame artiste, le suis-je ? Pour moi, la beauté est ailleurs : dans un ciel d’orage, dans le sourire d’un enfant. Mieux vaut contempler ce que Dieu — ou le hasard — a créé, que d’habiller une crotte de chien d’un ruban.
— Et le cinéma, les musées, les chefs-d’œuvre vendus des millions ? Tout cela n’est rien pour vous ?
Le silence de Nicolas pesa. Kayak saisit l’occasion :
— La beauté est affaire de goût. Nicolas, quel objet créé par l’homme aimez-vous le plus ?
— Mon bateau : La Vie en Rose.
— Si un seul homme l’avait construit, ce serait une œuvre d’art, non ?
— Peut-être…
— Pourtant, un coucher de soleil, voué à disparaître, est plus beau que votre navire.
— C’est vrai, admit Nicolas.
Natalie souffla presque :
— La beauté tient à l’éphémère.
— Comme une rose coupée, qui jamais plus ne refleurira, ajouta le marin.
Elle baissa les yeux, troublée. Kayak les observait, fasciné. Leur dialogue s’était transformé en joute, en confidence, en aveu. Il souriait, paternaliste.
— Jeune fille, votre esprit vif honore cet endroit plus que ces néons glauques de la ruelle. Si je pouvais, je prolongerais ce moment. Qu’en dites-vous, Nicolas ?
— J’ai appris où gisait le manteau… et j’ai trouvé ici une conversation qui m’a rappelé que j’existe.
Kayak calculait déjà. Cette serveuse aux yeux clairs venait d’ouvrir une brèche dans son patient. Une chance rare. Pourquoi ne pas l’exploiter ?
— Mademoiselle, je suis l’ami de cette famille, engagé pour remettre Nicolas sur pied. Mais d’autres obligations m’appellent. Or, en une heure, vous lui avez apporté plus de vie que moi en des semaines. Accepteriez-vous de devenir sa… compagne d’esprit, pour l’aider à retrouver goût au monde ? Au fait, il y a une statue de Sisyphe au Metropolitan Museum of art qui est à moins de cinq minutes d’ici. Peut-être pourrions-nous l’admirer ?
— Maintenant ?
— Pourquoi pas ?
— Sisyphe va devoir attendre, car je vous connais à peine et le soleil se couche à présent.
— Demain ? déclara le balafré.
Kayak insista, évoqua son salaire de misère, promit dix fois plus. Elle blêmit, mais finit par accepter. Le psychiatre tira un chèque, froid, précis, comme on tend un piège.
— Merci, murmura-t-elle. Dès demain, je poserai des congés sans solde au Crabe doré.
Nicolas Prit son smartphone et envoya un message, auquel on répondit aussitôt.
— Voilà, Anna est prévenue pour demain.
— Très bien, répondit Kayak.
Natalie fronça les sourcils.
— Qui est-ce ?
— Mademoiselle Sorbo, une amie de la famille. Elle est garde du corps, aussi fidèle que discrète. Elle ne nous a pas conduits jusqu’à vous, mais nul doute qu’elle nous observe, invisible.
Natalie mordit ses lèvres pour ne pas demander où était cette « fidèle » protectrice lorsque les Van Houttenberg avaient été agressés. Elle préféra se taire et finir son thé, avant de rentrer chez elle.
En serrant le chèque contre elle, elle sentit son cœur battre trop fort. Elle pressentit que ce pacte la mènerait vers des ombres qu’elle n’avait pas choisies.

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