Chapitre 6 - Cassandre au Metropolitan

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À dix heures trente, le pavé encore humide de rosée renvoyait une clarté pâle, presque douloureuse. Natalie, enveloppée d’une robe noire qui soulignait sa silhouette fragile, patientait sur les marches solennelles du Metropolitan Museum. Ses escarpins à talons, instruments de contrainte et d’élégance, claquaient parfois contre la pierre, comme pour rappeler au monde sa présence inquiète.

Elle vit paraître l’homme qu’elle devait accompagner. De prime abord, rien n’aurait dû troubler ce tableau : un T-shirt quelconque, un jean froissé, des baskets comme en portent des milliers d’anonymes. Pourtant, l’effet était tout autre. Son visage s’était comme effacé de l’humanité. Casquette vissée, lunettes opaques, masque chirurgical : une triple cuirasse qui empêchait quiconque de deviner les crevasses, les failles béantes où s’était engloutie son ancienne beauté d’ange. Cette dissimulation lui donnait l’allure d’un spectre moderne et si ces artifices le rendaient moins nerveux, ils semblaient aussi le soustraire à lui-même, jusqu’à l’excès.

Natalie, quant à elle, se voulait attentive. Elle avait conscience que ses déductions, nourries d’un goût instinctif pour l’art, lui assuraient un lien privilégié avec la puissante famille Van Houttenberg. Cet interlude, au milieu d’une existence morose, lui semblait presque un jeu raffiné, une échappée vers un monde moins terne. Mais elle ignorait encore que son esprit créatif n’avait jamais été vraiment éveillé. Ni la famille, ni l’école, ni le hasard n’avaient su nourrir en elle ce feu intérieur. Aussi avait-elle étouffé cette voix intime, la réduisant au silence. Or, depuis la rencontre avec Nicolas et Pierre, une brèche s’était ouverte, un Nouveau Monde s’était révélé. Pour la première fois, le désir, et non le simple besoin, guidait ses pas.

— Bonjour, Miss West, murmura l’homme d’une voix feutrée. Êtes-vous prête à ressentir les merveilles apaisantes qui sommeillent entre ces murs ?

— Bien sûr, répondit-elle, mais peut-être pourrions-nous comparer nos sens de l’observation et de la déduction, comme l’avait suggéré le bon docteur.

Un pli d’ironie passa sous le masque.
— Vous croyez donc à un concours ? Pour moi, cet endroit n’est pas une arène de superlatifs creux, mais l’antre sacré de la contemplation.

Et déjà il se plaçait dans la file, parmi les visiteurs ordinaires, pour obtenir leurs billets.

— Vous avez raison, admit Natalie, nul ne distribuera de points. Pourtant, j’avoue, j’ai le goût de la compétition. Qui de nous deux saura le mieux déchiffrer les subtilités cachées dans ces œuvres ?

Il eut un léger sourire, invisible derrière ses voiles de tissu.
— Puis-je vous poser une question avant d’entrer ?

— Allez-y.

— Kayak vous trouve très douée… mais il s’étonne de vous voir cantonnée au rôle de serveuse. Il voudrait en connaitre la raison.

Le cœur de Natalie se contracta. Elle se redressa lentement, et ses yeux se perdirent dans un vague insondable. Ouvrir son passé équivalait à marcher sur un champ de mines. Chacun de ses souvenirs dormait comme une bête tapie, prête à mordre. Répondre, c’eût été comme tendre un verre de grand cru à un alcoolique en se jouant de sa rechute. Alors, comme toujours, elle éluda.

— Le destin, je suppose.

— Ou peut-être un don, insista-t-il doucement. Comme l’oreille absolue… ou la bosse des mathématiques.

À peine avait-il prononcé ces mots que l’ouvreuse, d’un geste mécanique, déchira leurs billets. Le cri sec du papier lacéré traversa l’air comme un coup de fouet. À cet instant, Nicolas se figea. Ébranlé, il sentit revenir le fracas de ses os brisés, cette détonation intime qui hantait sa mémoire. Son corps tout entier se raidit, comme si le masque avait été arraché.

Natalie le vit lever la main, tracer un V tremblant avec ses doigts.

— Ça va ? demanda-t-elle d’une voix douce.

— Oui, souffla-t-il, crispé.

— Alors, baissez le bras, je vous en prie. On dirait que vous commandez deux cafés…

Il obtempéra, honteux, et se laissa choir sur un banc. À ses côtés, la jeune femme distingua une artère bleuâtre battre à vive allure sous sa peau cireuse. Sa pâleur, presque lunaire, trahissait une angoisse incontrôlable. Elle pencha légèrement la tête, esquissa un sourire apaisant, comme on calmerait les passagers d’un ferry trop lourd qui menacerait de sombrer.

Mais l’instant fragile fut aussitôt brisé. Une odeur de Cologne, acide, envahit l’air. Une main fine et ferme se posa sur son épaule. Natalie n’avait jamais vu la femme, mais la reconnut immédiatement : Miss Sorbo, l’ombre fidèle.

Le bouclier se tenait derrière eux, silhouette droite, visage fermé, les yeux noirs balayant les alentours avec la fixité d’un rapace. Son parfum âcre d’eau de Cologne semblait être une armure invisible, une frontière qui séparait les corps et glaçait l’air.

— Ce n’est rien, Anna, murmura Nicolas d’une voix contrainte. Le bruit des billets qu’on déchire m’a rappelé celui de mes os lorsqu’ils ont cédé.

Natalie tressaillit. Elle, l’intruse, crut bon de se défendre.
— Moi, je n’ai rien fait, balbutia-t-elle, intimidée par la sévérité de la garde du corps.

Le masque de pierre de Sorbo se fendit à peine.
— Calmez-vous, Miss West. Je vous crois. La lettre V qu’il a dessinée est un code. Cela signifie qu’il n’est pas en danger, mais qu’un malaise le submerge.

— Je comprends, concéda Natalie, mais alors pourquoi être intervenue ?

Un sourire forcé déforma les lèvres de Sorbo.
— Par acquit de conscience. S’exposer ainsi est dangereux. Mais, comme toujours, les Van Houttenberg ne prennent jamais mes avertissements au sérieux.

Elle se tourna vers Nicolas, sa voix se fit plus ferme :
— Monsieur, vous êtes encore fragile. Peut-être devrions-nous retourner à la clinique. Ne franchissons pas ces portes… J’ai un mauvais pressentiment.

Nicolas se redressa, la fixant de son regard voilé. Ses mots tombèrent, graves et presque solennels :
— Anna, tu me rappelles l’Iliade… l’œuvre favorite de Kayak. Tu as le visage de Cassandre, cette femme qui voyait l’avenir, mais que nul ne croyait. Elle implora que l’on n’introduise pas le cheval de bois dans Troie, et personne ne l’écouta. La ville brûla, pillée, dévastée.

Sorbo haussa légèrement les épaules.
— Parfois, j’ai l’impression d’entendre Kayak en toi, avec ses métaphores antiques. Et puis, j’ai vu le film…

— Et alors ? insista Nicolas, presque fiévreux.

— Alors, quand on sait qu’un danger nous guette, on devrait renoncer. Ou, au moins, avancer avec prudence. Marcher sans frein, voler sans aile, n’est-ce pas folie ?

— Non, très chère. Ce n’est qu’une visite au musée, pas une tragédie grecque. Allons-y. Nous avons déjà perdu trop de temps.

Sorbo serra la mâchoire.
— Soit. Mais je reste auprès de vous.

Un pli de contrariété traversa le visage du jeune homme, mais il céda. L’ouvreuse, lasse d’attendre, leur fit signe. Ils franchirent le seuil monumental, indifférents aux sculptures japonaises, aux antiques égyptiennes, aux joyaux des civilisations trépassées. Leur but unique était ailleurs : la salle des arts grecs, là où Sisyphe, condamné à son rocher, devait les attendre.

Mais l’œuvre avait disparu.

Un guide âgé, vêtu d’un uniforme élimé, confirma d’un ton sans appel :
— Cela fait deux semaines que Sisyphe n’est plus exposé.

— Êtes-vous sûr ? demanda Nicolas, une inquiétude dans la voix.

— Je travaille ici depuis quarante ans, monsieur. Je crois savoir ce que je dis.

Le milliardaire blêmit, son pied martela le sol.
— J’aurais dû me renseigner… Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Le guide eut un mince sourire.
— Plus de deux millions d’œuvres se trouvent ici. Vous devriez malgré tout trouver chaussure à votre pied.

Et, d’un regard malicieux, il fixa les escarpins de Natalie.

Un silence pesant suivit cette remarque triviale. Un de ces silences épais, où les mots prononcés semblent se dissoudre avant même d’avoir trouvé un écho. Nicolas, lui, sentait cette lourdeur s’étendre entre eux comme une nappe d’ombre.

Natalie détourna légèrement les yeux, comme si le sol se dérobait sous elle. Ses doigts se serrèrent sur la lanière de son sac, réflexe nerveux. Elle ne savait plus très bien pourquoi cette banalité la déstabilisait, mais quelque chose, dans le ton faussement détaché de Nicolas, réveillait en elle une inquiétude ancienne : cette impression qu’il parlait toujours en surface, qu’il se réfugiait dans la légèreté pour éviter les abysses. Et plus il paraissait calme, plus elle sentait le vertige croître en elle.

Anna, à l’inverse, soutint Nicolas du regard, attentive. Elle avait senti la tension de Natalie sans savoir d’où elle venait, et cherchait instinctivement à la dissoudre. Elle comprenait les mots, mais pressentait que, sous cette conversation anodine, quelque chose d’autre se jouait — un tremblement, un sous-texte trop dense pour être dit.

C’est alors que Nicolas, d’un ton soudain plus léger, presque désinvolte, brisa la gêne :
— Alors, mon brave, les iris de Van Gogh sont-ils encore visibles ?

La question sembla absurde dans le contexte, déplacée même. Et pourtant, elle fonctionna. Le vieil homme derrière le comptoir leva la tête, surpris, avant de répondre avec un sourire fatigué :
— Oui, au second étage.

— Merci, mon ami. Permettez-moi de vous dire que vous exercez un beau métier, ajouta Nicolas avec un calme presque théâtral, comme s’il cherchait à reprendre le contrôle de la scène, à imposer un ton, un décor, une illusion d’équilibre.

Le vieil homme hocha lentement la tête. Ses yeux s’humidifièrent, et sa voix, plus basse, vibra d’une sincérité simple :
— Je le sais, monsieur Van Houttenberg. Bon voyage parmi ces œuvres.

Natalie sentit son cœur battre un peu plus vite. Le vieux gardien avait reconnu le milliardaire, dévisagé, mais avait eu le bon goût de faire son travail sans excès de zèle. De plus, ce « bon voyage » résonna étrangement en elle, comme un pressentiment. Une partie d’elle aurait voulu saisir Nicolas par le bras, le retenir, lui dire de ne pas aller plus loin — dans le musée, ou peut-être dans cette direction qu’elle ne comprenait pas encore.

Anna, elle, observa les deux, partagée entre fascination et malaise. Elle avait l’impression que le vieil homme, sans le savoir, venait de refermer une porte sur quelque chose qu’ils ne pourraient plus éviter.

Et dans le silence qui suivit, tandis qu’ils montaient lentement vers le second étage, les pas de chacun résonnaient différemment : ceux de Nicolas, déterminés mais solitaires ; ceux d’Anna, prudents, comme si elle marchait sur une corde tendue ; ceux de Natalie, hésitants, chargés d’une peur qu’elle n’osait nommer.

Face aux iris de Van Gogh, Nicolas s’y plongea tout entier. Natalie, debout à ses côtés, ne voyait qu’un parterre de fleurs bleues, une toile vive et banale, mais lui, le mutilé, le survivant, s’abîmait dans ce champ fragile. Il y percevait une harmonie, une douceur, une invitation au voyage, subtile et poignante, qui le capturait tout entier. Hypnotisé, il oublia l’heure. Ce fut Natalie qui dut l’arracher à sa rêverie, rappelant que le jour avançait, que le corps réclamait son dû.

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