Chapitre 7 - le colosse endormi
L’après-midi les conduisit vers le yacht-club, havre de prestige où se mêlaient senteurs marines et parfums trop lourds des riches désœuvrés. Le vent portait un mélange de gasoil, de bois humide et d’iode qui s’accrochait aux narines. Dans le cliquetis métallique des mâts et le grincement des coques sur leurs bers, des silhouettes en blazer blanc circulaient avec une lenteur affectée, jetant sur le trio des regards curieux.
Au milieu de ce théâtre, Nicolas retrouva son ami le plus fidèle, sa chimère et son orgueil : La Vie en Rose. Le navire, immobilisé en cale sèche, se dressait comme un colosse endormi. C’était un Swan 100, vingt mètres de grâce et de puissance, taillé dans le tek massif, profil effilé comme une flèche tendue vers l’horizon. Vingt millions de dollars figés dans le silence du quai, sous le regard jaloux des marins qui n’osaient s’approcher.
Ce voilier faisait verser des larmes aux amateurs de nautisme, tant il incarnait le sommet du luxe classique. Mais pour les initiés, il était plus encore : un instrument de dépassement, un appel au grand large, à la lutte solitaire contre l’océan sans la béquille des outils de navigation moderne. Là où les autres voyaient une vitrine, les marins reconnaissaient une épreuve, une mise à nu de l’âme. Le moindre boulon semblait chargé d’une promesse d’absolu.
Natalie, qui levait la tête vers le mât nu, laissa échapper un souffle admiratif :
— C’est un oiseau superbe… Dommage qu’il soit à sec. J’aurais aimé longer la statue de la Liberté à son bord.
Nicolas tourna vers elle un regard sévère, presque blessant :
— Miss West, ce serait un sacrilège. Sortir ce navire pour un simple aller-retour reviendrait à demander à un samouraï de tirer son sabre pour couper du beurre.
Le timbre sec de sa voix fit sursauter un vieux marin à pipe qui passait derrière eux. Natalie se mordit les lèvres, piquée, mais osa encore :
— Et comptez-vous le garder ici longtemps, prisonnier de ses amarres ?
À cette bravade, le milliardaire se crispa. Une ombre passa dans ses yeux. Car derrière la question de Natalie se cachait un conflit plus ancien, plus profond : le désaccord âpre entre lui et sa mère à propos de ce projet de tour du monde. Une idée d’évasion ou de défi, qu’elle jugeait folie.
Il monta sur le pont, inspecta les cordages, posa la main sur le bastingage, caressa du regard les membrures comme on ausculte une cicatrice. Le bruit de ses pas résonnait dans la coque comme un écho d’autorité. En contrebas, Natalie le suivait des yeux, fascinée par ce mélange d’intransigeance et de fragilité.
D’un geste brusque, il appela le responsable du club, un homme empesé dans son uniforme, et exigea que La Vie en Rose soit mise au mouillage avant le coucher du soleil. Les spectateurs alentour échangèrent des murmures : personne ne contestait l’ordre de Midas.
— Demain après-midi, Miss West, dit-il en redescendant, l’air fermé. Nous prendrons la mer.
— Avec joie… Et demain matin ? risqua-t-elle.
— Demain matin, je travaillerai seul. Des vérifications sont nécessaires, même pour une sortie brève. Vous resterez chez vous. Je suis de très mauvaise humeur quand je prépare un navire. Je ne veux personne dans mes pattes. Cela vous convient-il ?
— Oui… bien sûr, concéda-t-elle, presque penaude.
— Mais je n’ai qu’une exigence, ajouta-t-il en se radoucissant à peine : pas d’escarpins. Je ne souhaite pas voir le pont meurtri par vos talons.
Un sourire gêné passa sur les lèvres de Natalie. Anna Sorbo, elle, fronça les sourcils. Elle avait perçu, comme une ombre qui grandit, l’attirance fragile qui commençait à relier ces deux êtres. Pour briser cet élan, elle intervint d’un ton ferme, mais diplomatique :
— Peut-être devriez-vous profiter de la cale sèche pour vous occuper des préparatifs, monsieur. C’est là qu’apparaissent les fissures invisibles, celles qui deviennent fatales une fois en mer.
Nicolas répéta, comme frappé :
— Les fissures… au pire moment.
Sa voix s’était durcie, son visage fermé comme une forteresse. Une obscurité soudaine couvrit ses traits. Le silence se fit autour d’eux, ponctué seulement par le cri d’une mouette. Poliment, mais fermement, il chassa ses invités. L’ombre de son humeur mauvaise s’abattit sur le quai, et plus personne n’osa insister.
Le soir venu, Natalie téléphona au docteur Kayak. Elle se pliait à ce rituel imposé, compte rendu quotidien qui ressemblait à une confession contrainte.
— Merci, Natalie, dit la voix nasillarde. Mon intuition en vous engageant était juste. Dites-moi, que ferez-vous demain matin ?
— Je resterai chez moi.
— Et que ressentiez-vous au Metropolitan Museum ?
— C’était intéressant, admit-elle, mais je n’ai pas le bagage théorique. Les subtilités me dépassent.
— Je pourrais vous transmettre ce bagage, et vous me livreriez vos impressions.
Natalie se crispa.
— Je croyais que mon rôle se limitait à Nicolas.
— Vous oubliez une chose, reprit le psychiatre. C’est moi, votre véritable employeur. Mais je vous laisse le choix.
Un silence lourd s’installa. Elle serra son téléphone à deux mains, comme si elle voulait l’écraser. Une colère sourde, ce sentiment d’injustice, monta en elle. Mais elle songea à l’épreuve du puits, à cette sagesse douloureuse qui consistait à taire sa révolte pour survivre. Mieux valait esquiver frontalement que de risquer l’exclusion.
— J’entends, dit-elle enfin. Mais demain, je dois acheter des chaussures adaptées pour monter sur La Vie en Rose.
Kayak émit un rire bref.
— Savez-vous ce qu’elles ont de particulier ?
— Non.
— Les semelles adhèrent au pont. Deux choix s’offrent à vous. Les mocassins, idéaux pour une sortie légère : confort immédiat, mais intérêt à court terme. Ou les chaussures de régate : plus chères, plus durables, plus sûres dans la tempête. Un investissement, une confiance qui se gagne avec le temps.
Natalie comprit aussitôt la métaphore : derrière les chaussures, c’était elle qu’il jugeait, pesant ce qu’elle pouvait devenir pour lui. Le piège était clair : céder sa créativité à cet homme, offrir son âme d’artiste encore balbutiante, en échange d’une promesse de stabilité.
Elle refusa le marché, mais avec douceur.
— Docteur, je dois me concentrer sur la sortie en mer. Quand mon contrat sera achevé, je vous livrerai mes impressions sur l’œuvre de votre choix.
— Fort bien, conclut-il avec une froideur feinte. Je vous rappellerai dans quatre jours, puisque vous êtes engagée pour cinq. N’oubliez pas votre rapport tantôt.
Elle crut, naïvement, avoir remporté un avantage. Mais Kayak, derrière ses lunettes épaisses, caressait déjà une autre victoire : son arme invisible, une méthode de conditionnement subtil, capable de plier les résistances sans qu’on en ait conscience. Cette arme lui avait assuré fortune et réputation, mais jamais encore elle ne lui avait livré ce qu’il désirait : la clé des mythes grecs, le sens ultime de ces récits qui fondaient la psychiatrie moderne.
Natalie, fragile et lumineuse, portait peut-être en elle cette clé. Et il la voulait, avec la patience d’un démiurge sombre.

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