Chapitre 8 - Sous le masque, la mer
Riche ou pauvre, lourde ou fluette, brune ou blonde, Nicolas les avait toutes croisées, toutes effleurées sans jamais se laisser happer. Il avait parfois déployé son faste, convoqué le luxe pour masquer son vide : week-ends improvisés à Las Vegas, escapades parisiennes en jet privé, loges à l’opéra. Tout cela n’avait été qu’un théâtre vain, une mascarade où son cœur, impassible, n’avait jamais cédé. Aucune femme n’avait franchi la forteresse glacée de son âme… jusqu’à Natalie. L’hypersensibilité maladive de Nicolas et la dépersonnalisation instinctive de la jeune serveuse semblaient se répondre comme deux abîmes, deux failles situées aux extrémités du spectre humain. De cette improbable rencontre naissait déjà une nécessité tragique.
Ce matin-là, Nicolas avait passé des heures à inspecter chaque recoin de La Vie en Rose. Le pont luisait sous l’eau savonneuse, les cordages pendaient avec une précision militaire. On aurait pu croire que le balafré préparait une parade navale pour un amiral fantôme. Vêtu d’un t-shirt élimé et d’un short trop large, il ressemblait à un vieux loup de mer échappé d’une tempête. Son visage, couvert d’une prothèse translucide, laissait deviner les lignes de ses traits sans jamais permettre d’en saisir l’expression, comme si son âme entière s’était retirée derrière ce voile.
Avant même que Natalie n’apparaisse, Nicolas aperçut Anna, postée à distance sur le quai. Droite, immobile, elle le fixait comme une sentinelle qui ne dort jamais. Il marcha vers elle, tranchant.
— Je ne me souviens pas vous avoir invitée.
— Je le sais, répondit la garde du corps sans ciller. Mais tant que vous êtes au port, je dois veiller sur vous.
— Je préférerais finir au fond de l’océan plutôt que vous me suiviez en mer… avec mon invitée.
Il ne criait pas. Ses mots étaient calmes, mais acérés. Anna baissa les yeux, consciente que chaque phrase ravivait une blessure ancienne. Elle resta en retrait, veillant de loin.
Quand Natalie arriva, hésitante, il fut frappé par son allure maladroite, mais décidée. Elle posa un pied sur la passerelle.
— Je n’ai jamais mis les pieds sur un bateau, murmura-t-elle.
— Alors souvenez-vous d’une règle : quand vous avez peur, regardez l’horizon. Ça aide à tenir.
Elle monta, s’asseyant vite, saisie d’un malaise qu’elle ne s’expliquait pas. L’odeur du sel, le roulis léger : tout l’oppressait. Nicolas, lui, semblait respirer enfin, comme si l’air marin lavait ses angoisses.
Ils quittèrent le port. La silhouette de la statue de la Liberté s’éloignait derrière eux. Natalie observait le sillage blanc que laissait le bateau.
— C’est beau, dit-elle. Mais j’ai l’impression qu’on s’éloigne de tout… et qu’il n’y aura pas de retour.
— C’est exactement ce que je cherche, répondit-il. Un endroit où rien n’existe plus, sauf la mer et soi-même.
Il désigna soudain des éclats d’argent dans l’air.
— Regarde. Des poissons volants.
Elle sourit, fascinée.
— Ils ne savent pas s’ils appartiennent à la mer ou au ciel.
— Comme nous, dit-il après un silence. On ne sait pas toujours où est notre place.
Elle osa le regarder en face. Derrière le masque, elle devinait les yeux fixés au loin. Sa voix à lui portait une fatigue qui ressemblait à une confession.
La conversation dériva vers les constellations, les légendes de marins. Mais ce n’était pas vraiment de navigation qu’ils parlaient : plutôt de perte, de repères, de la peur de disparaître. Chaque mot était comme une pierre posée sur un chemin fragile.
Quand le soir tomba, Natalie pâlit, incapable de supporter plus longtemps le roulis. Nicolas jeta l’ancre. Il installa un hamac improvisé dans une voile. Ils s’y allongèrent côte à côte, bercés par les mouvements de l’eau.
Le ciel s’ouvrait au-dessus d’eux, saturé d’étoiles. Natalie brisa le silence :
— Parfois, j’ai l’impression que mon corps est là, mais que mon esprit flotte ailleurs. Comme si j’étais… absente.
— Moi, c’est l’inverse, dit-il. Mon esprit est toujours trop présent. Je ressens tout, trop fort, jusqu’à en suffoquer.
Leurs phrases s’accrochaient comme des confidences interdites. Ils ne parlaient pas d’amour, pas de désir. Mais l’un et l’autre savaient : leur solitude trouvait un miroir.
Elle murmura, presque inaudible :
— Si tu enlevais ton masque… on pourrait s’embrasser.
Il secoua la tête.
— Sans lui, je n’existe plus. C’est ma béquille.
Il se leva brusquement, plongea dans l’eau noire. Lorsqu’il remonta, trempé, elle l’attendait, enveloppée dans un peignoir blanc. L’image l’assaillit — sa mère, revenant du passé. La douleur fut immédiate.
— Rentrons, dit-il sèchement.
La phrase claqua comme une condamnation.
Ils accostèrent au cœur de la nuit. Anna était toujours là, immobile, fidèle comme un fantôme. Natalie osa une question, presque une accusation :
— Parfois tu es doux, presque tendre. Mais d’un coup, tu deviens froid, cassant. Ça me fait peur.
Nicolas détourna les yeux.
— Tu ignores certaines choses. J’ai cru être le père du fils d’Anna. J’ai eu tort. Et le Dr Kayak… il est plus qu’un médecin. Un père spirituel. Il m’a sauvé de ma propre sensibilité.
Natalie n’insista pas. Le silence s’imposa. Anna, en retrait, observait la scène, un voile de douleur dans les yeux.
Quand la voiture de Natalie disparut au coin d’une rue, Nicolas prit la route de la clinique Olympus. Derrière lui, Anna suivait à moto, comme une ombre fatiguée qui n’a plus le choix.
Natalie, de son côté, appela Kayak. Elle raconta la soirée, chaque détail, sans mesurer le piège qu’elle venait de refermer sur elle-même. Le psychiatre écoutait. Dans sa voix se devinait déjà l’étincelle d’un projet secret, immense, dont elle devenait la pièce maîtresse. En effet, il avait à présent la preuve qu’existait en la dame de compagnie l’être naturellement doué qui pouvait lui faire atteindre les objectifs qu’il n’avait jamais réussi seul à accomplir.
Mais quels étaient-ils et pourquoi ce projet était-ce si important pour le psychiatre ?

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