Chapitre 9
Alors étudiant, Kayak avait reçu un shoot d’adrénaline en indiquant à Penta qu’il se trompait d’œil, mais ce sentiment n’était rien face à celui qu’il ressentit en découvrant les documents que le vieux chirurgien lui avait transmis. Si les techniques militaires de visualisation afin de retarder des aveux étaient impressionnantes, l’exercice circulaire représentait l’équivalent de la bombe nucléaire en matière d’évolution psychiatrique. Celle-ci semblait permettre à terme de tuer sans remord, apprendre à piloter un sous-marin en quelques jours ou… mourir en essayant d’y parvenir.
La technique militaire est relativement simple sur le principe : afin de ne pas craquer lors d’un moment de stress, le soldat doit penser continuellement à la chose la plus mystérieuse et stimulante psychologiquement qu’il peut connaitre, tout en ayant conscience qu’elle est difficile à satisfaire dans la vie. Pour démêler ce nœud gordien, le novice va emmagasiner de façon obsessionnelle ses réflexions et des informations, même s’il sait qu’elles n’auront qu’une infime chance de l’aider. C’est cette capacité à se concentrer de manière absolue et cyclique qui représente l’exercice circulaire et développe une forme d’intelligence permettant de réussir où les autres échouent. Cependant, des effets secondaires dus à cette monomanie se révèlent à plus ou moins long terme. Ils peuvent être ralentis ou stoppés provisoirement, mais finissent toujours par devenir autodestructeurs.
Imaginons qu’un soldat est fait prisonnier lors d’une guerre. Il est interrogé, mais ne craque pas, car son esprit est occupé à répéter tous les mots qu’il a déjà entendus. Il a ainsi une méthode pour s’échapper mentalement et gagner du temps. Le problème se situe dans le fait qu’une fois libéré, il souhaitera en connaître d’autres. Cela représente provisoirement un avantage, étant donné que cette capacité lui permettra de s’insérer positivement dans la société. Par exemple, il pourra réussir des concours d’orthographe ou devenir professeur de français, mais sans nouveaux mots à apprendre, il sombrera, ce qui arrivera à un moment ou un autre. Si le trouble s’accroit, il n’acceptera aucune faute de syntaxe de la part d’un tiers, quitte à le tuer.
Kayak avait conscience de cette difficulté grâce au livre de Penta, mais des problèmes plus immédiats se rappelèrent à lui.
Un premier obstacle apparu, car Pierre devait prendre en compte que des révélations publiques pourraient éveiller les soupçons de l’oncle Sam. Après plusieurs jours d’hésitation, l’étudiant élabora un projet en deux phases. D’abord, publier une thèse édulcorée afin d’obtenir son diplôme, puis une fois établi en tant que psychiatre, créer un nouvel adepte, semblable à Penta et si possible capable de le faire entrer dans l’histoire de sa discipline, voire de l’humanité.
Pour cela, Kayak devait décrocher tous les cycles de sa formation ; or cela représentait un problème. Celui-ci était en rapport avec les malades du centre psychiatrique où il était affecté, le Dauphin Blanc, car l’exercice circulaire avait été conçu pour s’appliquer à des prisonniers ; or comment des patients pourraient-ils craindre d’être torturés puisqu’ils savaient qu’ils ne le seraient jamais ? Les menaces verbales n’avaient que peu d’effet et le risque d’être dénoncé à l’administration du centre, un danger bien réel. Cette difficulté fut une source d’angoisse pour l’étudiant idéaliste, ce qui le changea progressivement en un être acerbe, espérant trouver secrètement un patient aussi manipulable que répondant à son cahier des charges.
L’élève chercha ce cobaye pendant trois ans ; or son directeur de thèse commençait à s’inquiéter du manque de travaux présentés. Kayak mangeait peu et dormait encore moins, surtout quand il devait demeurer dans l’asile psychiatrique, avec les hurlements des patients et ce ne fut pas sans conséquence sur sa santé. Quelques mois avant de devoir rendre son ébauche de doctorat, l’étudiant ressentit une forte douleur dans la poitrine, puis vomit du sang. La peur et la souffrance qu’il éprouva lui donnèrent l’impression qu’une bête affamée lui arrachait les entrailles. Il dut être opéré en urgence d’un ulcère à l’estomac dût au stress, alors qu’il n’était âgé que de 28 ans, ce qui est rare à cette période de la vie. Si le traumatisme avait dégénéré en péritonite, l’infection se serait diffusée dans le sang et provoqué une septicémie du foie, potentiellement mortelle.
Cette situation obligea l’étudiant à concevoir un moyen de réduire son stress, car finalement deux choix s’offraient à lui : trouver une idée de thèse ou perde la vie. Instinctivement, il imagina un être qui aurait pu éprouver la même douleur au cours de son existence et en tant qu’amateur de mythologie grecque et de psychiatrie, la première image qui lui vint à l’esprit fut celle du titan Prométhée. Ce bienfaiteur avait volé le feu divin pour le donner aux hommes. Le crime ne resta pas impuni, car Zeus l’enchaina, son foie étant dévoré par un aigle le jour, avant de se reconstituer la nuit.
Des années de frustration avaient fait basculer Kayak dans une qualité de réflexion qui ne sera surpassée que bien des années plus tard. « Et si les personnes qui ont inventé le mythe de Prométhée avaient caché une sorte de message, à l’intention de ceux capables de le comprendre. Le titan est attaqué quotidiennement par l’aigle de Zeus, mais celui-ci ne le tua jamais, pourquoi ? Peut-être veut-il simplement le sanctionner à travers une punition supportable ? De toute manière, j’ai juré d’apporter la lumière prométhéenne aux hommes et ce que j’ai appris de Penta peut m’y aider ». Ayant étudié l’exercice circulaire, Kayak en imagina une variante en à peine quelques heures, alors qu’il se trouvait allongé sur son lit d’hôpital. Cette technique consistait à penser de manière cyclique à un moment agréable, afin de reposer la partie du cerveau qui contrôle l’angoisse, tout en évitant d’en créer une nouvelle.
Pour cela, Kayak se contenta de regarder par la fenêtre un patient avec une canne faire des tours du petit square de l’établissement hospitalier. Une fois son attention fixée sur cet évènement redondant, il s’endormit le plus tard possible. Vers quatre heures du matin, il se mit à rêver qu’il faisait nu un footing autour du parc. Après quelques instants, une autre personne entra en piste. Il courait, mais pas avec lui. Cet athlète le doubla, puis se moqua de son manque de performance. Kayak se sentant offensé voulu le rattraper pour lui reprocher son attitude, mais le sportif allait trop vite, sans jamais vraiment le distancer. Après quelques minutes, cet étranger se transforma en aigle et commença à planer au-dessus de sa tête. Dans le mythe de Prométhée, c’est le héros Hercule qui tua le rapace à l’aide d’une flèche, Kayak le savait et après un effort particulier lié à la haine qu’il éprouvait envers cet adversaire, il réussit à faire apparaitre un arc. Le jeune homme se vit bander son arme, mais à l’instant de décocher sa flèche vengeresse, une voix lui ordonna de retenir son geste. Au dernier moment, il se souvint des instructions de Penta qui lui avaient conseillé de ne jamais s’essayer personnellement à l’exercice circulaire. Pierre se réveilla et fut déçu de ne pas avoir osé se venger, cependant un élément nouveau l’interloqua : il n’avait plus mal à l’estomac. « Dans mon rêve, j’ai voulu combattre une injustice et même si je n’ai pu aller au bout de mon geste, j’ai surmonté ma peur ce qui a calmé l’aigle en moi. C’est en créant une arme capable de terrasser mon adversaire que j’ai réussi à vaincre provisoirement mon angoisse », estima le jeune homme.
Ainsi, il venait de trouver sa thèse simplifiée qu’il baptisa — la pensée dirigée à des fins de soulagement physiologique —.
De retour au Dauphin Blanc, Kayak sélectionna des patients en dépression légère dont il avait bon espoir que sa méthode aurait des résultats. Ceux-ci furent au rendez-vous, suivi de l’établissement de son mémoire, rédigé juste à temps.
L’ultime examen se déroula sans problème et une fois installé dans un coquet cabinet new-yorkais, Kayak se spécialisa dans les troubles physiologiques liés à l’anxiété. Par exemple, il aidait des hommes d’affaires avec des sensations de boules dans le ventre, ainsi que des militaires qui ayant dû tuer, souffraient de palpitations cardiaques. Parfois, il avouait à ses patients qu’il avait failli mourir du même type de trouble afin de gagner leur confiance, mais évidemment il ne mentionnait jamais son projet de création de cobayes, capables d’utiliser l’exercice circulaire.
Dans cette perspective, Pierre sélectionna, puis commença à conditionner, sans qu’ils s’en rendent compte plusieurs adolescents, pendant plus de quinze ans, mais trois d’entre eux sortirent du lot et se faisaient une confiance absolue.
Il y avait Anna Sorbo et sa sœur Élisabeth, dont le désir de contrôle provenait d’un évènement traumatisant. Quand la future garde du corps était âgée de 8 ans, elle se disputa en voiture avec sa cadette qui en avait deux de moins. Celle-ci finit par ouvrir la porte alors que le véhicule roulait, tomba sur la tête, ce qui lui fit perdre la vue. L’aînée avait eu beau s’excuser et se repentir, le traumatisme était très marqué pour l’une comme pour l’autre. Finalement, les deux petites furent admises au cabinet de Kayak et la thérapie commença avec des débuts prometteurs. Privée d’un de ses sens, Élisabeth développa les quatre qui lui restaient et devint capable à seulement douze ans d’identifier des eaux minérales, d’entendre des ultrasons ou de coudre à la machine. Son touché allié à une grande concentration lui permettait de décrire ou reproduire un objet grâce à de l’argile, alors qu’elle ne l’avait tenu dans la main que quelques instants. De son côté, Anna avait développé certaines facilités dans le fait d’apprendre par cœur des informations, mais surtout de la fidélité et un grand sens du sacrifice, de sorte que Kayak aurait pu lui demander n’importe quel service, comme endosser la responsabilité d’un acte illégal. Cette capacité n’allait cependant pas sans des effets secondaires imprévus, comme de violentes angoisses.
Le troisième était Nicolas Van Houttenberg. Encore enfant, il réagissait de manière disproportionnée parce que son cerveau interprétait mal les informations perçues par ses sens. Il pleurait ou faisait des crises de nerfs dès qu’il sentait une odeur désagréable ou voyait un chat écrasé. Heureusement, le garçon fut diagnostiqué hypersensible très jeune, grâce à sa mère Isabelle. Kayak transforma ce trait de caractère en une force, car Nicolas dut se montrer créatif afin de faire taire cette voix intérieure handicapante. Ce faisant, il développa une aptitude à sortir des sentiers battus de la pensée ordinaire et finissait par résoudre des problèmes, dont ses camarades de classe, voire ses professeurs se montraient incapables.
Une première déconvenue intervint lorsqu’un des cobayes nouvellement venus se suicida. La famille porta plainte contre le praticien et celui-ci fut obligé de détailler les séances qu’il procurait, d’abord aux autorités, mais également à la presse spécialisée, afin de laver sa réputation. C’est ainsi qu’il mit en lumière Élisabeth que les médias régionaux surnommèrent la sculptrice aveugle. Dans cet article, Kayak expliquait que grâce à leur travail conjoint, la jeune femme avait réussi à surmonter son traumatisme et s’était prise de passion pour la sculpture. Elle retransmettait à l’aide de son sens du touché les formes les plus complexes et l’article fut favorablement accueilli par la population. Après quelques mois, les choses se tassèrent et Élisabeth devint la mascotte du cabinet du bon docteur. Celui-ci appréciait particulièrement ces œuvres, car elles étaient souvent liées à la mythologie grecque. C’était là le point commun des adeptes de ce marionnettiste, qui utilisait les capacités de ses novices, afin de rendre hommage à différentes divinités et en priorité l’aigle de Zeus. Cela était d’autant plus vrai que sans ces marques d’attention, voire d’offrandes, le rapace venait parfois lui dévorer les entrailles pendant son sommeil.
Dix ans à raison d’une séance par jour forgèrent un sentiment d’appartenance à une même famille de privilégiés entre Kayak et ses trois favoris. Cependant tant que ceux-ci n’étaient que des enfants, le psychiatre se faisait obéir sans problème, il devait en aller autrement lorsqu’ils devinrent adultes.
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