Chapitre 9 - L'exercice circulaire
Si Nicolas avait surmonté son hypersensibilité et, par un effet secondaire inattendu, développé des aptitudes hors normes dans la finance, cela avait aussi provoqué une avancée décisive dans les recherches psychiatriques du docteur Kayak. Rien ne pouvait pourtant être publié : ses travaux provenaient d’un projet militaire classé secret. Cette expérience, survenue durant ses années d’université, lui avait permis de traiter certains troubles psychiques, mais au prix d’un franchissement irréversible d’une limite morale.
En 1992, Kayak avait vingt ans. Étudiant en médecine à Yale, il travaillait plus de soixante heures par semaine, absorbant anatomie, chimie et biologie jusqu’à l’épuisement. Son objectif était simple, sans détour : soigner. Les cours avançaient de manière mécanique, jusqu’à son premier stage au bloc opératoire.
Son tuteur se nommait Penta. Membre du conseil d’administration de l’hôpital, ancien chirurgien réputé, il déclinait. Ses erreurs se multipliaient, qu’il rejetait systématiquement sur ses élèves. Le climat se dégrada : six étudiants abandonnèrent. Les quatre restants, dont Kayak, se contentaient d’observer, sans plus intervenir.
En juillet 1994 survint l’incident. Une patiente, cancer cérébral en phase terminale, devait subir l’ablation de l’œil droit. Penta, tenant la radiographie inversée, se préparait à retirer l’œil gauche. Kayak constata l’erreur. Il hésita une seconde. Puis souffla :
— Mauvais œil.
L’intervention fut stoppée de justesse. Le silence fut brisé par des insultes, des regards hostiles. L’opération reprit, la main de Penta tremblante, mais sans incident. Beaucoup auraient préféré que l’erreur aille à son terme : une plainte aurait mis fin à la carrière du vieil homme.
Kayak rentra chez lui. La question ne fut pas : « Ai-je bien fait ? » mais : « Comment retrouver cette intensité ? » Ce moment où une information vitale bascule entre deux mains. Il sous-estima la réaction de Penta.
Le lendemain, il fut convoqué. Le chirurgien, contre toute attente, souriait. Café servi, paroles mesurées :
— Je n’ai pas dormi.
— Rien d’étonnant, après un accident évité, répondit Kayak.
Penta jouait avec son stylo. Ses gestes alternaient menace et détente. Puis il déclara :
— Je ne vous punis pas. Je vous remercie. Et je vous offre un cadeau.
Kayak imagina un objet banal — un instrument ancien, un livre. Il se trompait.
— Vous m’avez ouvert les yeux, poursuivit Penta. Je vais mourir. Avant cela, je veux transmettre un secret que je porte depuis quarante ans.
— Assez, répondit Kayak en se levant.
Penta sortit alors un revolver de sa blouse. Le canon pointa l’étudiant.
— Asseyez-vous. Quand vous sortirez, je serai mort. Mais avant, vous écouterez. C’est mon présent. Ou votre arrêt de mort.
Kayak s’assit. Le protocole changeait de registre.
Penta inspira longuement, puis commença à dérouler son récit. Sa voix vibrait d’une fièvre sèche, parfois entrecoupée de rires brefs, inappropriés. Ses yeux s’illuminaient de lueurs dangereuses, comme si, derrière eux, un autre être parlait.
Il évoqua les années 1970, son rêve d’espion nourri par les films de James Bond et par la guerre froide. Il avait rejoint l’armée, espérant devenir officier, mais il découvrit trop tard l’objectif réel : participer à une expérience militaire secrète visant à renforcer la résistance des prisonniers à l’interrogatoire et à la torture.
Cette méthode portait un nom : l’« exercice circulaire ».
L’idée semblait d’une simplicité biblique. Il fallait concentrer son esprit sur une seule image, une seule phrase, répétée sans relâche, jour et nuit, jusqu’à ce que toute pensée s’y réduise. Une spirale mentale, resserrée à l’extrême. « Une obsession volontaire », expliqua Penta, la voix chevrotante. « Un cercle parfait qui dévore tout. Capable d’éteindre douleur, peur, doute… et jusqu’à l’humanité elle-même. »
La pratique, elle, relevait de la torture. Des heures passées dans l’obscurité, sans repère temporel, avec pour seule consigne de répéter l’exercice. Les plus faibles sombraient vite : crises d’angoisse, décompensations, folie. Sur cent recrues, quatre-vingt-dix échouèrent et rentrèrent chez elles dans le meilleur des cas. Restait une poignée d’êtres transfigurés — ou dévastés.
— J’ai tenu, poursuivit Penta, parce que j’avais perdu dans l’écrémage l’amour de ma vie… et que cette douleur est devenue le centre de mon cercle.
Son visage se contracta, une grimace mêlée de rage et de jouissance.
— Au bout de semaines, mon esprit s’est métamorphosé. Mémoire absolue : chaque mot lu gravé comme au burin. Une langue assimilée en quelques jours. Des techniques chirurgicales comprises en quelques heures. Mais le prix était lourd… oh, si lourd. Colères incontrôlables. Voix intérieures obsédantes. Le sentiment de me dédoubler.
Il approcha son visage de celui de Kayak, les yeux exorbités.
— Je n’étais plus un homme. J’étais un outil. Et au centre du cercle, il y avait un œil. Il me regardait. Il me parlait. Il me commande encore.
Ceux qui survécurent furent envoyés au Centre 51, un complexe clos, à l’est de New York. Une forteresse sans fenêtres, sans horizon. Des dortoirs métalliques, des salles d’expérimentation, une cantine au silence sépulcral. Là, ils n’étaient plus des hommes, mais des cobayes. Des sortes de monstres dociles, capables d’apprendre des manuels russes de pilotage de fusées en quelques minutes. Testés, poussés aux limites de l’endurance. Ceux qui tombaient disparaissaient dans le néant.
— Une des voix dans ma tête me souffla, continua Penta en serrant son revolver comme un chapelet, que les responsables ne prévoyaient pas de nous laisser en vie. Alors lorsque je devins le dernier cobaye, une nuit, j’ai massacré tous ceux qui s’y trouvaient. Chercheurs comme gardes. Tous. J’ai poussé la plupart à s’entretuer. Parce que les morts seuls ne parlent pas. Parce que seul le cercle commande.
Il rit, un rire sec, étranglé, qui fit frissonner Kayak.
Penta se redressa, son arme toujours posée sur ses genoux, comme si elle était devenue le prolongement de son bras. Son regard se perdit un instant dans le vide, et sa voix reprit, lente, obsédée :
— Quand je suis sorti du Centre 51, j’avais déjà disparu. L’homme que j’étais… mort là-bas, dans ces murs. J’ai erré des semaines en tant que SDF, traqué par la certitude qu’ils me retrouveraient. Dès que j’ai pu, j’ai pris une autre identité, puis me suis remodeler le visage, grâce à une opération au miroir dont je vous passe les détails. Enfin, grâce à un faux diplôme, mais de vrais compétences, je suis devenu chirurgien.
Il ferma les paupières, serra le poing, puis explosa soudain :
— Je vois encore l’œil au centre du cercle et qui me traque ! Ici, derrière mon crâne, brûlant comme un soleil noir ! Vous croyez que je mens ? Vous croyez que je fabule ? Non. Cet œil existe, Kayak. Il me dévore la nuit. Il dicte mes gestes. Il m’a sauvé, mais il me tue.
Sa respiration devint sifflante. La sueur perlait sur son front. Ses mots sortaient en rafales, à mi-chemin entre la confession et le délire mystique :
— J’ai tenu des journaux, des cahiers remplis d’ordres, de schémas, de souvenirs que je ne veux plus garder en moi et qui explique l’exercice circulaire. Tout est là, consigné, comme si une main étrangère avait guidé la mienne. Ces pages… je vous les laisse. Vous comprendrez, mais surtout n’utilisez pas cette technique sur vous-même, car on ne peut être cobaye et médecin, sinon on devient juge et bourreau.
Il se leva d’un bond, fit les cent pas, frappant parfois son crâne du canon du revolver, comme pour chasser les voix. Kayak, figé, n’osait bouger.
— Vous croyez m’avoir sauvé hier, reprit-il, l’œil halluciné. Mais c’est moi qui vous ai choisi aujourd’hui. Ce secret devait passer à quelqu’un. Pas à mes pairs — trop lâches, trop compromis. À vous. Parce que vous m’avez vu faillir. Parce que vous m’avez regardé quand j’étais nu.
Soudain, son visage se transforma. Une étrange sérénité l’envahit, comme si la folie avait basculé dans une forme de clarté implacable. Il posa le revolver contre sa tempe.
— Comprenez ceci, Kayak. Le cercle ne se ferme jamais. Il continue de tourner, de tourner… Et au centre, l’œil.
Son doigt pressa la détente. La détonation claqua comme un coup de tonnerre dans la pièce.
Le corps s’affaissa, raide, contre le sol.
Le silence revint. Mais Kayak, tétanisé, n’entendait que les échos de ce rire sec, et la phrase qui tournait, infinie, dans son esprit : « Le cercle ne se ferme jamais. »

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