Chapitre 10 - les enfants de Prométhée

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Alors étudiant, Kayak avait reçu un violent shoot d’adrénaline en corrigeant Penta sur l’œil à opérer, mais ce sentiment n’était rien en comparaison de celui qu’il éprouva lorsqu’il découvrit les documents que le vieux chirurgien lui transmit. Les techniques de visualisation issues des programmes militaires, destinées à retarder des aveux sous la torture, paraissaient déjà impressionnantes ; mais l’« exercice circulaire » représentait à ses yeux l’équivalent d’une bombe nucléaire pour l’évolution psychiatrique.

Cette pratique ouvrait la possibilité d’apprendre à piloter un sous-marin en quelques jours, de tuer sans remords, ou de mourir en essayant.

Le principe était d’une simplicité trompeuse : pour ne pas céder lors d’un moment de stress extrême, le soldat devait focaliser son esprit sur l’idée la plus mystérieuse et stimulante qu’il puisse concevoir, tout en sachant qu’elle resterait probablement impossible à satisfaire dans la vie réelle. Ce nœud gordien, en apparence insoluble, l’amenait à accumuler de façon obsessionnelle des réflexions et des fragments de savoir, dans l’espoir infinitésimal qu’ils puissent l’aider. C’est cette fixation absolue, répétée en boucle, qui constituait l’exercice circulaire.

Mais une telle monomanie, si elle développait une intelligence singulière et une endurance hors du commun, entraînait inévitablement, à long terme, des effets secondaires destructeurs. L’expérience subie par les cobayes du centre 51, poussée par des psychiatres militaires jusqu’auboutistes, était allée trop loin et s’était terminée dans un massacre.

Kayak, le livre de Penta sur les genoux, murmura presque malgré lui :
Un esprit peut devenir une arme… mais une arme rongée de l’intérieur.

Il se voyait déjà en héritier, mais il sut très vite qu’une publication éveillerait les soupçons de l’Oncle Sam. Après plusieurs jours d’hésitation, il élabora un plan en deux étapes : rédiger une thèse édulcorée pour décrocher son diplôme, puis, une fois établi, recruter un nouvel adepte — un Penta bis — qui lui permettrait d’entrer dans l’histoire de sa discipline, voire de l’humanité.

Mais encore fallait-il franchir les cycles de formation. Or, affecté au centre psychiatrique du Dauphin Blanc, il se heurta à une limite évidente : l’exercice circulaire avait été conçu pour des prisonniers craignant la torture ; comment l’appliquer à des patients qui savaient qu’ils ne seraient jamais torturés ?

« Vous ne pouvez rien contre moi, docteur », lança un schizophrène ricanant, refusant de céder à ses menaces verbales.
Kayak, glacé, nota simplement :
La douleur psychique doit être trouvée ailleurs. Plus intime. Plus tenace.

Trois années passèrent. Son directeur de thèse, inquiet du vide de ses travaux, le convoqua :
— « Kayak, il vous faut un sujet concret. Vous ne pouvez pas rester dans l’abstraction. »
— « Je trouverai, professeur. Je trouverai », répondit-il avec un sourire crispé.

La vérité était qu’il ne trouvait rien, et son corps s’effondra avant son esprit. Quelques mois avant de rendre son doctorat, une douleur atroce lui transperça la poitrine : il vomit du sang. On dut l’opérer en urgence d’un ulcère hémorragique, rare à son âge. À deux doigts de la septicémie fatale, il comprit qu’il devait réduire son stress sous peine d’y laisser sa vie.

Deux choix : trouver une idée de thèse, ou mourir.

Alité, il se parla à lui-même :
— « Deux options : la tombe… ou Prométhée. »

En tant qu’étudiant en psychiatrie, il avait étudié les mythes grecs d’où découle la psychiatrie moderne. Souffrant du ventre, il pensa au titan enchaîné, le foie sans cesse dévoré par l’aigle de Zeus, renaissant chaque nuit pour souffrir à nouveau. Et s’il s’agissait d’un message caché ? Prométhée n’était jamais tué, seulement puni, maintenu à la limite du supportable.

De son lit d’hôpital, il observa par la fenêtre un patient marchant en rond, appuyé sur une canne. Fixant cette répétition, il s’endormit tard dans la nuit et rêva qu’il courait nu autour du parc. Un autre coureur apparut, le dépassa, se moqua de lui. Blessé, Kayak tenta de le rattraper. L’inconnu se transforma en aigle, planant au-dessus de lui. Hercule, dans le mythe, tue l’oiseau d’une flèche. Kayak fit apparaître un arc, banda la corde… mais au moment de tirer, une voix intérieure l’arrêta.

N’essaie pas l’exercice sur toi-même. Ne deviens pas Penta.

Il se réveilla, le cœur battant. Mais la douleur avait disparu.
— « Dans mon rêve, j’ai forgé l’arme… et cela seul a calmé l’aigle », chuchota-t-il.

Il tenait sa thèse. Il la baptisa : la pensée dirigée à des fins de soulagement physiologique.

De retour au Dauphin Blanc, il testa sa méthode sur des patients en dépression légère. Les résultats furent probants. Sa thèse fut rédigée et soutenue à temps. L’examen final ne posa pas de problème.

Installé dans un cabinet new-yorkais confortable, Kayak se spécialisa dans les troubles psychosomatiques liés à l’anxiété. Il traitait des hommes d’affaires ployant sous des douleurs abdominales, des militaires minés par des palpitations après avoir tué. Parfois, pour inspirer confiance, il confiait :
— « Moi aussi, j’ai failli mourir de l’angoisse. J’ai survécu grâce à ma méthode. »

Mais il n’évoquait jamais Penta.

Pendant quinze ans, il sélectionna puis conditionna discrètement des adolescents. Trois d’entre eux devinrent ses élus, sa « famille ».

Il y avait Anna Sorbo et sa sœur Élisabeth, marquées par un drame : enfants, une dispute en voiture avait poussé la cadette à ouvrir la portière en marche. Elle tomba et perdit la vue. La culpabilité d’Anna et le traumatisme d’Élisabeth devinrent le terreau idéal. Introduites au cabinet, elles progressèrent vite. La cécité d’Élisabeth aiguisait ses autres sens : elle distinguait les eaux minérales, percevait les ultrasons, cousait à la machine. Son toucher exceptionnel lui permettait de reproduire en argile un objet tenu quelques secondes. Anna, de son côté, développait mémoire et fidélité absolue, prête à se sacrifier pour Kayak, au prix de violentes angoisses.

Le troisième était Nicolas Van Houttenberg. Hypersensible, il réagissait de façon démesurée à la moindre odeur, au spectacle d’un animal blessé. Diagnostiqué tôt grâce à sa mère Isabelle, il fut orienté vers Kayak. Celui-ci transforma son handicap en force : pour apaiser son hyperréactivité, Nicolas apprit à détourner son esprit, à inventer. Ainsi naquit en lui une pensée originale, capable de résoudre des problèmes qui dépassaient ses camarades et parfois même ses professeurs.

Une première catastrophe survint : un cobaye se suicida. La famille porta plainte. Kayak dut dévoiler partiellement ses méthodes. Il choisit de mettre en avant Élisabeth.

Devant les journalistes, il lui souffla :
— « Dis-leur ton histoire. Dis-leur que tu sculptes parce que tu vois autrement. »
Élisabeth hocha la tête, les yeux blancs tournés vers lui :
— « Oui, docteur. Je leur dirai. »

Ses sculptures, liées à la mythologie grecque devinrent un rempart médiatique. Elles trônaient dans son bureau comme autant d’exorcismes.

Dix ans, une séance par jour : peu à peu, entre Kayak et ses trois élus, se forgea le sentiment d’appartenir à une même famille. Mais il savait, dans le secret de son esprit :
— « Les enfants se laissent guider. Les adultes, eux, résistent. »

Et l’adulte qu’il était devenu ne cessait de résister à l’aigle en lui qui l’obligeait à avancer dans son projet de création de cobaye qu’il préférait nommer adepte, comme Penta, dans une moindre mesure dût résister à l’œil dans le cercle.

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