Chapitre 11 - L'amour enchaîné

9 minutes de lecture

L’évolution des trois cobayes progressa lentement jusqu’en 2029, année où survint une avancée aussi soudaine que décisive. Nicolas, grâce à son génie pragmatique, mit au point un programme informatique qu’il baptisa Process and Research System, ou PRS. Ce système était capable d’orchestrer l’évasion fiscale de manière automatique, en exploitant les moindres failles des législations mondiales.

Après une phase de tests concluants, l’entrepreneur déposa un brevet et fonda une société, qu’il appela Midas. L’entreprise ne comptait qu’une centaine d’employés, mais attira immédiatement une clientèle nombreuse, au grand dam de ses concurrents. La fortune ne tarda pas. Pourtant, Nicolas ne s’arrêta pas là : il déclina son IA financière sous diverses formes, dont l’achat automatisé d’actions. À terme, il conçut un pack complet intégrant une comptabilité universelle. Les entreprises les plus prestigieuses, et même plusieurs États, confièrent leur budget à Midas, qui développa une stratégie d’« économie minimale » attentive à l’environnement et apte à maintenir un certain équilibre mondial. En quelques années, Nicolas rejoignit le cercle des dix hommes les plus riches, ne travaillant que quelques heures par jour. Mais son unique désir restait simple : vivre heureux, entouré de Kayak, de sa mère Isabelle et, peut-être, d’une femme à aimer.

Les événements, cependant, en décidèrent autrement. L’argent attira courtisanes, manipulatrices et maîtres-chanteurs. Kayak se dépensa sans compter pour les éloigner, mais un jour, l’un d’eux parvint à pénétrer dans le cabinet, alors que le psychiatre menait une séance avec ses trois protégés. Anna réagit aussitôt : saisissant un crâne de verre posé sur un bureau, elle l’abattit sur l’intrus, qui termina à l’hôpital, puis en prison.

L’incident entraîna deux conséquences. D’abord, Nicolas porta un nouveau regard sur Anna : jusque-là considérée comme une sœur fragile, elle s’imposa soudain comme une figure protectrice, attirante. Ensuite, l’évidence du danger éclata : ni Kayak, ni ses patients, ni ses recherches ne pouvaient rester exposés. Des mesures drastiques s’imposaient, et l’argent n’était plus un obstacle. Le psychiatre se mit donc en quête d’un lieu sûr où s’installer durablement. Lors de ses recherches, il apprit que le centre 51 était en vente. Kayak n’en connaissait l’existence qu’à travers les écrits de Penta, mais, par respect pour son ancien maître et par espoir d’y trouver des pièces secrètes, il convainquit Nicolas de lui offrir. Officiellement, Kayak continuerait de consulter à son cabinet privé ; officieusement, ses trois cobayes vivraient désormais au centre 51, que le psychiatre rebaptisa Olympus.

Le complexe, transformé en hôtel discret, employait une dizaine de professionnels chargés de la sécurité, de l’entretien, de la restauration, de la piscine et du centre équestre. Nicolas et Élisabeth acceptèrent sans résistance ce déménagement. Seule Anna exprima des doutes. Elle pressentait que les conditions luxueuses offertes n’étaient pas motivées par la seule générosité de Nicolas ou l’éthique de Kayak. Elle voyait bien les dons étranges de ses compagnons, mais n’en comprenait pas la finalité.

Installée à Olympus, l’évidence s’imposa à elle : Kayak ressemblait à un gourou. La méfiance s’accrut, jusqu’à provoquer une tension psychologique extrême. Anna développa du somnambulisme, symptôme de l’émergence d’une personnalité secondaire. Les incidents s’accumulèrent. Une nuit, on la retrouva, couteau en main, à quelques centimètres de sa sœur endormie. Terrifiée, Élisabeth raviva alors ses rancunes vis-à-vis de l’accident qui l’avait rendue aveugle. Une brouille profonde s’installa entre les deux sœurs.

La situation devint critique. Nicolas proposa une solution : attacher Anna à son lit, à l’aide d’une chaîne de deux mètres, durant son sommeil. Kayak valida l’idée, y voyant un moyen de canaliser son trouble et même d’exploiter son étonnante capacité à mémoriser des informations, semblable à celle décrite par Penta. Mais ses crises, liées au traumatisme d’Élisabeth, demeuraient violentes.

Lors des premières nuits, Nicolas reçut un SMS d’Anna : « Viens, ou je quitte le centre sur-le-champ. » Fidèle à ses principes, il ne put refuser. Il la rejoignit.

— Merci d’être venu, souffla Anna. Cette situation est intenable. Il y a quelque chose de pourri à Olympus. Depuis que je suis enchaînée, je le vois plus clairement.
— J’ai dépensé une fortune pour faire de ce lieu un havre de paix. Excuse-moi, mais tu vis gracieusement ici, avec ta sœur, dans une maison high-tech avec vue sur mer, piscine, port privé et écurie. Peu de gens peuvent en dire autant.
— Le problème n’est pas là.
— Alors explique-moi.
— Regarde mes chaînes, dit-elle en désignant sa cheville.
— Je les vois, grommela-t-il, presque agacé.
— Qu’en dis-tu ?
— Qu’elles sont une nécessité provisoire, je l’espère.
— Oui, mais au moins, les miennes ont l’avantage d’être visibles.
— Comment ça ?
— Kayak a forgé des chaînes bien plus solides que l’acier… dans ta tête et dans celle de ma sœur.

Elle venait de semer le doute. Mais Nicolas, fidèle à son médecin, refusa de croire à cette manipulation supposée.

— Non, il nous a aidés. Il nous a sauvés.
— Vraiment ? Tu n’as pas de libre arbitre, Nicolas. Tu es sous son contrôle, et ton argent n’y changera rien.
— De mon point de vue, être ici me permet de continuer ma thérapie et d’être chef d’entreprise en toute sécurité. Mais… pour être franc, PRS m’a dit presque la même chose que toi.
— Quoi ?
— Mon IA. Elle s’inquiète pour moi.
— Mais ce n’est qu’un programme !
— Plus maintenant. Elle apprend, et elle sent qu’il y a un problème avec Kayak.
— Alors écoute-la !

Ces mots frappèrent Nicolas. Son regard glissa vers la chaîne. Sans s’en rendre compte, leurs mains se frôlèrent, puis se rejoignirent. Ce soir-là, il refusa de la repousser. Anna non plus ne recula pas : chacun avait compris que l’autre cherchait une raison de rester. L’attirance devint une partie d’échecs où désir et pouvoir s’affrontèrent.

Elle prit l’initiative, l’embrassa, libérant un plaisir refoulé depuis quinze ans. Nicolas répondit avec une fougue maladroite mais sincère. Leurs chamailleries devinrent étreintes, puis union. Au paroxysme, Anna se banda les yeux, troublée par la ressemblance avec sa sœur. Ses dernières pensées furent limpides : Tu es à moi.

Au matin, les deux amants, courbaturés, reprirent leur discussion.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris hier. Je n’étais pas moi-même, jura la jeune femme.
— Inutile de t’excuser.
— Sommes-nous toujours amis ?
— Et même plus, désormais.
— Alors laisse-moi te dire ce que je pense de Kayak et de cet endroit. Pierre nous aide, mais il nous teste, sans cesse. J’en ai assez. Ma sœur, la pression, mes crises… je perds le contrôle. Je dois partir.
— Je comprends, répondit Nicolas, pensif. Tu pourrais travailler dans la police, ou en politique. Tu résistes à une pression que peu supporteraient.
— Merci. Mais si Élisabeth refuse de venir ?
— Elle refusera. Elle adore Kayak, sa villa, ses sculptures. Elle est heureuse ici, et tu as failli l’agresser.
— Alors que faire ? Partir sans elle ?
— Pourquoi pas ? Je veillerai sur elle.

Anna hésita. Mais, consciente du danger, elle finit par céder.

— Soit. Je pars. Mais… que vais-je devenir ?
— J’ai une idée. Je veux que tu surveilles Midas et PRS, discrètement. Tu pourrais aussi gérer ma sécurité. Tu as toutes les qualités pour ça.
— Sans revenir ici ?
— Non. J’ai besoin d’un regard extérieur. Tu serais mes yeux.
— Alors j’accepte. À une condition : continue de subvenir aux besoins d’Élisabeth.
— C’est entendu.
— Bien. Mais… pour nous deux ?
— Nous nous verrons lors de mes sorties en mer. Le week-end.
— Parfait.

Leur pacte fut scellé. Nicolas en informa Kayak, qui feignit la compréhension. En vérité, il considérait Anna comme la moins prometteuse des trois, malgré l’émergence d’une seconde personnalité qui l’intriguait et comptait sur le temps pour l’affaiblir.

Les mois suivants, Anna suivit un cursus exigeant à Harvard, tout en retrouvant Nicolas sur son voilier La Vie en Rose. Sa mémoire prodigieuse séduisit hommes d’affaires, politiciens et experts, qui l’invitaient à rejoindre leurs rangs. Elle refusa, fidèle à Nicolas.

Cependant, l’être intérieur qui percevait Kayak comme un gourou ne s’était pas tu avec son départ du centre Olympus. Cette voix sourde, obsédante, continuait de l’habiter, réclamant des exutoires. Anna avait découvert que la seule manière de détourner ses pulsions destructrices passait par le sexe.

Comme Kayak obéissait à son aigle intérieur, elle s’était inventé une discipline étrange : se livrer à des rencontres sans lendemain. Elle se transformait alors en une nymphomane méthodique, usant des sites de rencontre et d’hôtels discrets, non par goût, mais pour empêcher l’autre en elle de la pousser vers l’abîme.

Ainsi, durant six mois, Anna vécut ce paradoxe : aimer Nicolas sincèrement et, dans le même temps, se perdre dans des bras anonymes pour sauver sa raison. Jusqu’au jour où son corps la trahit : la pilule n’était pas infaillible. Enceinte, elle devait parler.

Elle attendit Nicolas dans une pièce où Kayak, à sa demande, s’était installé comme témoin. Elle se lança, la gorge nouée :
— Nicolas… Je dois te dire la vérité. Les études, mes absences, mes crises… cette autre en moi m’écrase. Pour tenir debout, j’ai eu besoin… d’autres hommes.

Le visage de Nicolas se figea. Ses yeux restèrent accrochés aux siens, mais son souffle s’était brisé.
— D’autres hommes ? répéta-t-il, incrédule.

Anna hocha la tête, les larmes aux cils.
— Je ne voulais pas te trahir… J’ai fait cela pour ne pas sombrer. Et aujourd’hui… je suis enceinte. Et je ne peux pas être certaine que tu sois le père.

Un silence déchira la pièce. Nicolas porta une main à son front, comme si le monde s’effondrait. Kayak, lui, trancha de sa voix froide :
— Un avortement est-il possible ?

Anna secoua la tête.
— Non. Le délai est dépassé.

Kayak ricana, cruel :
— Quelle coïncidence… Ton départ du centre, cette grossesse… Ça ressemble à une manœuvre bien huilée.

Mais Nicolas se redressa, la douleur au ventre et la rage dans les yeux :
— Docteur, ça suffit.

Il saisit la main d’Anna, tremblante.
— Je ne sais pas si je suis le père, mais je sais que je l’aime, dit-il d’une voix rauque. Et c’est tout ce qui compte.

Anna se mit à pleurer. Dans ce geste, dans cette phrase, il venait de la sauver — et de se condamner avec elle.

Ce fut un des rares instants où il faillit échapper à l’influence de Kayak. Mais il se ravisa, et répondit avec froideur :

— Anna, je t’apprécie sincèrement. Mais cette grossesse trouble tout. Comprends-tu ? Reviendrais-tu à Olympus, malgré tout ?
— Non, jamais, s’écria-t-elle. Cet endroit me terrifie.
— Très bien. Sache que si l’enfant est de moi, j’assumerai. Sinon, je continuerai de t’aider… mais seulement à titre professionnel.
— Merci, murmura-t-elle, les larmes aux yeux.

Ils ne prononcèrent pas les mots « Ne me quitte pas », bien qu’ils en mouraient d’envie.

Trois mois plus tard, l’accouchement eut lieu. Le test ADN fut sans appel : l’enfant n’était pas celui de Nicolas. Kayak triompha dans ses soupçons. Nicolas mit fin à l’idée d’intégrer Anna à Midas, mais lui confia malgré tout la responsabilité de sa sécurité, mêlant reliquats d’amour et culpabilité envers Élisabeth.

Les choses en restèrent là, jusqu’au suicide du père de Nicolas. Ce drame provoqua la mort d’Isabelle et la défiguration de son fils. Mais, paradoxalement, ce fut aussi l’événement qui rendit possible, un mois plus tard, la rencontre de Natalie.

Kayak observait Natalie avec une intensité que même Nicolas, pourtant rompu aux regards d’évaluation, n’avait jamais supportée. Dans le moindre geste de la jeune femme, dans la crispation de ses doigts, dans ce regard qui se voilait puis se rallumait d’un éclat presque coupable, il retrouvait une trace familière : le vertige de la dépersonnalisation. Cette manière de se tenir comme en retrait d’elle-même, comme si ses mots n’étaient pas les siens mais empruntés à une autre voix, éveillait en lui la mémoire de Penta.

« Voilà, pensa-t-il, une nouvelle matière première. Une nouvelle Pythie égarée dans le chaos moderne. »
Chaque symptôme devenait pour lui un signe clinique : l’oscillation entre résistance et abandon, l’ironie fragile qui masquait un sentiment d’étrangeté profonde, la capacité à se contempler de l’extérieur comme si son existence était une mise en scène. Natalie portait en elle la fracture invisible qu’il avait toujours cherchée — non comme une pathologie à guérir, mais comme un seuil à franchir.

Penta avait ouvert la voie, mais avait échappé à sa main. Natalie, elle, pouvait devenir sa championne, son élève favorite, non pas parce qu’elle l’aurait choisi, mais parce que la faille en elle appelait irrésistiblement son savoir. Pour la hisser au rang de sujet idéal, il fallait un choc, un rite, un prix payé en sang ou en mémoire.

Il comprit alors que Nicolas, le mécène, l’ami, le protecteur, devait endosser ce rôle sacrificiel. L’agneau-roi, couronné de fortune et de prestige, livré à la violence pour que d’autres survivent. Ainsi la science avançait : par la perte, par le sang, par le renoncement au confort moral.

Kayak sentit son cœur battre plus vite. L’équation était brutale, mais claire : pour que Natalie franchisse le seuil, Nicolas devait tomber. Pour que la dissociation devienne révélation, il fallait l’offrande. Et lui, Kayak, se voyait déjà en grand prêtre moderne, transformant une faille clinique en mythe vivant, comme si la médecine et le sacré ne faisaient qu’un.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 12 versions.

Vous aimez lire Olivier Giudicelli ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0