Chapitre 11
En thérapie individuelle ce matin-là, Nicolas était allongé sur le divan de son psychiatre et s’épanchait une fois de plus sur son mal-être, lié au décès de sa mère et les difficultés à contenir son hypersensibilité.
- Nicolas, comment te sens-tu aujourd’hui ?
- Cela peut vous paraître hypocrite, mais pas très bien.
- Comment cela ?
- J’ai tout pour être heureux… Natalie que je fréquente depuis quelques mois, de l’argent et vous avec le centre Olympus. Pourtant, ce n’est pas le cas.
- Tu penses toujours à ta mère, n’est-ce pas ?
- En effet et particulièrement quand je viens vous voir, docteur.
- Tu sais, il existe cinq phases du deuil : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. J’estime que tu en es au quatrième. Es-tu d’accord ?
- Plutôt, oui.
- D’après toi, que faudrait-il pour que tu franchisses le niveau suivant ?
- Que le criminel soit arrêté et jugé, je suppose !
- Et si cela ne pouvait pas être le cas ?
- Je l’ignore. Cependant, je pense que j’en souffrirai jusqu’à ma mort, murmura-t-il la gorge serrée.
Le jeune homme positionna sa tête entre ses mains en imaginant une telle éventualité. Une abyssale angoisse se lut sur son visage, encore zébré de quelques balafres, que ni ses sentiments pour Natalie ou son argent ne pouvait endiguer. Finalement, le marionnettiste réussit à mettre le doigt de son pantin de chair et d’os dans l’engrenage qu’il souhaitait, à travers une simple phrase.
- Nicolas, je pense que tu souffres d’une forme sévère de mélancolie, dût à ta dépression. Tu dois faire quelque chose, avant qu’il ne soit trop tard.
- Me marier avec Natalie ?
« Surtout pas ! » souffla l’aigle en Kayak. Quelque part au fond de son âme, celui qui refusa d’être juré et bureau trouva les mots pour faire renoncer son cobaye, à cette éventualité.
- Le psychiatre et l’ami que je suis ont peur que cela ne fasse deux malheureux au lieu d’un. Si tu ne reprends pas goût à la vie, la dépression détruira ton couple. Quand mon père est décédé d’un cancer, j’ai marché des kilomètres sur une route de campagne, cela m’a permis de me recentrer sur moi-même et sortir de la bulle dépressive où je me trouvais, afin d’accepter sa mort.
- Cette méthode fonctionnerait-elle sur moi ?
- Sur le principe, oui. Cependant ton hypersensibilité et les raisons de ta mélancolie m’obligent à t’orienter vers quelque chose de plus abouti. Tu m’avais parfois parlé de faire le tour du Monde à la voile et en solitaire avec la Vie en Rose, c’est l’occasion rêvée. Tu sembles avoir besoin de temps pour accepter la possibilité que le meurtrier de ta mère ne soit jamais appréhendé et je te sais toujours heureux sur ton bateau.
- C’est une bonne idée, laisse-moi un moment de réflexion s’il te plait.
Il ne fallut que quelques minutes au surdoué hypersensible pour considérer cette idée comme excellente, puis évaluer les risques, le temps et les moyens financiers qu’entrainerait une telle aventure. Celle-ci lui parut si réalisable, qu’il y ajouta une escale au pôle Nord pour y déposer les cendres de sa mère.
- Selon mon estimation, il me faudra quatre mois, deux cents kilos de nourriture et d’eau pour effectuer ce voyage.
- Parfait. Tu es conscient que cela pourrait être difficile à entendre pour la plupart des gens, surtout Natalie ? Je te conseille de bien lui expliquer les raisons de ton odyssée et de l’envoyer dans mon cabinet en cas de problème.
- Bien sûr et merci pour ton aide Pierre, tu es un vrai ami.
Une fois que son patient ait quitté Kayak, celui-ci fixa longuement une statue d’aigle qu’Élisabeth lui avait sculpté et qui trônait sur son bureau. « Aléa jacta est — le sorte en est jeté —, il faut que Nicolas parte pour que Natalie tombe dans mes filets. Ensuite, je la transformerai en une novice, puis une adepte de l’exercice circulaire, afin qu’elle me livre les secrets de la psychiatrie, qui me feront entrer dans l’histoire, comme Freud ou Rorschach. Je suis persuadé que l’esprit humain recèle des capacités qui peuvent lui permettre d’atteindre un nouveau stade de son évolution. Penta en était l’inavouable preuve et il est de mon devoir de faire en sorte que Natalie l’égale, voire le surpasse » considéra-t-il.
*
Il fallut quelques jours au parangon de courage Van Houttenberg, afin d’annoncer son plus grand projet personnel, à celle dont il était tombé amoureux. C’est au moment de prendre un thé cet après-midi-là dans sa superbe villa du centre Olympus, qu’il se lança à l’eau.
- Nathalie, je voudrais te parler… sérieusement.
- Bien sûr, qu’est-ce qu’il y a ?
- Voilà, ça risque d’être dur à entendre, mais je souhaite faire le tour du Monde avec la Vie en Rose, puis me rendre au pôle Nord afin d’y déposer les cendres de ma mère, dévoila le jeune homme d’une voix déterminée.
Alors assise dans un confortable canapé en cuir, Natalie ne comprit pas de suite la signification de cette étrange déclaration, mais son thé lui parut avoir un goût plus amer tout à coup.
- Mais bien sûr et moi je souhaite avoir quatre bras !
- Je ne plaisante pas. Pour une fois dans ma vie, j’ai décidé de faire quelque chose qui me tient à cœur, insista-t-il en venant s’asseoir à côté de sa dulcinée.
- Apparemment, tu as fait ce choix sans me demander mon avis ?
- Dans l’absolue, je n’ai pas besoin de ton accord, mais j’avoue que cela me ferait plaisir.
- Tu veux que nous fassions le tour du monde à la voile ?
- Oui… et non. Comme je te l’avais dit, j’appartiens au club des navigateurs en solitaire et sans assistance…
- Je rêve. Tu envisages de faire ce voyage seul ?
- Exactement et sans que quiconque puisse savoir où je me trouve !
Natalie rit aux éclats à cette déclaration presque surréaliste. Cependant, après quelques secondes, elle se ressaisit et son sourire se crispa de nouveau.
- Il n’en est pas question. Je t’aime — mots qu’elle n’avait encore jamais prononcés — et n’accepte pas que tu ailles périr en mer pour un caprice d’ado.
- J’apprécie les challenges et ce voyage est le nouveau but dans mon existence. L’argent ou le pouvoir ne m’intéresse plus et je veux me sentir vivant, tu comprends ?
- Tu peux t’offrir tout ce que tu désires, comme un avion, une fusée ou… une piscine de champagne. Pourquoi m’abandonner et risquer ta vie ?
La petite amie était passée d’un ton léger à une réelle angoisse en quelques secondes. Elle allait entamer une longue argumentation liée aux dangers d’un tel périple et le jeune homme dut lui avouer le véritable but de son odyssée.
- Il y a un élément que tu ignores. Je sais qu’il me faudra admettre que l’assassin de ma mère ne sera surement jamais retrouvé. Ne le prends pas mal, mais j’ai besoin de faire ce voyage pour l’accepter et souhaite en profiter pour déposer ses cendres au pôle Nord. Elle adorait cette région et j’estime que je lui dois cela.
Ce fut d’abord un sentiment de confusion qui envahit Natalie. Celle-ci savait que parfois les gens font des folies sur un coup de tête, comme acheter une moto de course à cinquante ans, mais dans ce cas, les choses étaient plus dangereuses.
- Ta mère est décédée et tu n’y es pour rien. Moi, je suis ici et représente ton avenir.
- Je comprends ton point de vue, mais c’est important pour moi et ce ne serait que pour quelques semaines.
- Tu te rends compte de ce que tu me demandes ?
- Oui, mais j’insiste.
- Si tu tombes du bateau, tu mourras !
- Je sais.
- Une mauvaise rencontre, c’est pareil.
- Peut-être !
- Si la Vie en Rose coule pour une raison ou une autre ?
- Adios le Nico, déclara le jeune homme amusé, en haussant les épaules.
- Tu trouves peut-être cela drôle, mais pas moi ! s’agaça l’amante.
- Allons, calme-toi. J’ai étudié la question et tu connais mes capacités organisationnelles. J’ai tout prévu comme l’eau, la nourriture, la navigation…
- Moi ? l’interrompu-t-elle.
- Bien sûr, car Pierre s’est proposé pour te soutenir pendant mon absence et tu peux rester ici autant de temps que tu le souhaites.
- J’ai démissionné du Crabe Doré et rendu mon appartement pour vivre avec toi.
- Je le sais bien et t’en remercie. Cependant, tu n’as pas à t’inquiéter, car le centre Olympus dispose d’une piscine, de chevaux et tout un tas d’activité qui ferait pâlir d’envie n’importe qui. Considère mon tour du Monde comme une escapade en barque sur un grand lac.
- Là au moins, je pourrais t’avoir à l’œil.
- Dans ce cas, disons que je serai en voyage d’affaires !
- Ben voyons. À propos et pour ton entreprise ?
- Midas peut vivre sans moi, car les cadres et PRS veillent au grain.
- Reste la question d’Anna et Kayak. Ils me font peur et sans toi… avoua-t-elle en posant sa tête contre l’épaule de son amant.
- Allons, je les connais depuis toujours. Ils ont leur caractère, mais on peut leur faire confiance, insista-t-il pour la rassurer.
Natalie ne trouva sur le coup aucun argument capable d’infléchir le désir de quête spirituelle de son amoureux. Cependant, en femme ayant conscience que sans le milliardaire à ses côtés, sa situation devenait précaire au centre, elle imagina une simple exigence.
- Je n’accepterai que si nous nous marions et que tu me fais un enfant.
Nicolas ne fut pas surpris outre mesure par cette exigence, car il se sentait si bien avec sa concubine, que la chose lui apparut naturelle. Cependant, il se devait de s’y opposer pour une raison purement pratique.
- Natalie, si je fais ce que tu me demandes, il est évident que je ne pourrais plus partir. Je plongerai alors dans la spirale de la dépression où le crime impuni de ma mère m’entrainera et cela ruinera notre couple.
- Dans ce cas, fiançons-nous et je veux ta parole qu’après ton retour, nous nous marierons.
Le jeune homme la regarda fixement, puis la prit dans les bras et lui répondit d’une voix douce.
- C’est une excellente idée.
À ces mots, Natalie sourit un instant, puis se tut, car déjà l’angoisse commençait à l’étreindre. Son double trouble de la dépersonnalisation et la maltraitance enfantine qu’elle avait subie se rappelèrent à elle, à travers une terrible interrogation.
- Quand comptes-tu partir ?
- Dans quelques jours.
- Si tôt ?
- Plus vite je m’éloigne, plus vite je reviens.
- Après cela, penses-tu que le souvenir de ta mère assassinée cessera de te hanter ?
- Oui, je le crois.
Natalie inspira profondément avant de boire une gorgée de son thé, puis fixa son visage qui se reflétait sur le breuvage ondulant et au goût amer. Ce fugace instant fut suffisant pour qu’elle repense à l’épreuve de son portrait dans le puit et de quelle manière l’adolescente avait failli tuer ses parents adoptifs. Après quelques secondes d’éternité où Natalie s’imagina assassiner Nicolas à cause de l’angoisse qu’il allait lui procurer, elle prononça ces quelques mots.
- Par respect pour le souvenir de ta mère, j’accepte, soupira-t-elle avant de finir son thé.
Les deux tourtereaux se fiancèrent de manière officielle le lendemain dans un restaurant romantique de New York, sous le regard discret d’Anna qui resta au bar. Malgré la distance, le diamant lui parut particulièrement volumineux, comme les applaudissements feutrés des clients qui comprenant la situation se mirent à les complimenter.
Le jour du départ, Natalie ne se rendit pas au port pour le serrer Nicolas dans ses bras, de peur de devoir le retenir au dernier moment... de gré ou de force. Elle préféra l’attendre sur le ponton du centre Olympus, afin qu’il la salue uniquement de loin, ce qu’il fit avec ferveur quand il passa au large, avant de disparaitre dans le soleil couchant. La fiancée resta jusqu’au bout, comme le docteur Kayak qui déjà formait cent prières, afin de transformer la chrysalide en papillon et cela le plus vite possible.
Ce jour-là, un détail tracassa Anna, alors qu’elle avait choisi de voir partir la Vie en Rose, depuis son quai d’appontage. « Si le meurtrier de la mère de Nicolas est arrêté, comment pourrons-nous le lui faire savoir ? »
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