Chapitre 12 – Ce qui échappe

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Dans leur superbe villa surplombant la mer, Nicolas et Natalie vivaient comme dans une parenthèse hors du temps. L’espace baignait dans une lumière mouvante, presque liquide. Les grandes baies vitrées laissaient entrer le souffle du large, et chaque matin, l’air salé semblait bénir leurs corps encore enlacés, comme une promesse de recommencement. Il y avait entre eux cette atmosphère suspendue, ce calme d’avant la tempête que l’on prend pour du bonheur. Ils riaient souvent, d’un rire clair, complice, celui des amants qui croient encore que rien ne viendra briser leur harmonie.

Leur quotidien avait la saveur d’un luxe discret, fait de gestes tendres et de rituels qu’ils ne remettaient plus en question. Ils se baladaient en ville, à la recherche d’un restaurant caché dans les ruelles, riaient de leurs trouvailles, buvaient du vin à la terrasse d’un port jusqu’à ce que le soir les enveloppe d’un halo doré. Anna, en tant que protectrices les surveillait en permanence, mais sa présence était si discrète, qu’ils ne la remarquaient plus.

Parfois, ils embarquaient à bord de leur voilier, La Vie en rose — leur fierté, leur refuge mouvant, où la cerbère ne pouvait les suivre. Sur la mer, tout redevenait simple. Nicolas tenait la barre avec une concentration tranquille, le regard perdu vers l’horizon. Natalie, étendue sur le pont, les yeux mi-clos, se laissait bercer par le roulis et le vent, respirant la paix qu’il semblait lui offrir. Ces instants leur donnaient l’illusion d’un équilibre parfait, comme si leur amour avait trouvé la juste fréquence du monde.

Nicolas adorait gâter Natalie. Il lui offrait des bijoux, des robes, des fleurs — parfois sans raison apparente, juste pour le plaisir de la voir sourire. Il y avait dans sa générosité quelque chose de presque fiévreux, comme s’il voulait conjurer une faute invisible ou réparer une absence qu’il ne nommait pas.
— Tu n’es pas obligée de toujours me couvrir de cadeaux, murmurait-elle parfois, la voix tremblante entre gratitude et malaise.
Il répondait en souriant, en lui caressant la joue :
— Ce n’est pas pour t’acheter, c’est pour te remercier d’exister.
Elle voulait le croire. Mais un trouble secret la gagnait peu à peu. Chaque geste tendre, chaque présent trop beau éveillait en elle une inquiétude sourde : pourquoi ce besoin de prouver, d’offrir, de compenser ? Qu’essayait-il d’oublier ?

Un après-midi, alors qu’ils marchaient lentement sur la plage, main dans la main, bercés par le bruit régulier des vagues, Nicolas et Natalie croisèrent Elisabeth. La jeune femme montait à cheval, droite et fière, portée par la souplesse de l’animal qu’elle semblait comprendre intimement. Sa cécité n’avait rien diminué de sa prestance — au contraire, elle lui donnait une aura d’assurance étrange, presque mystique, comme si elle voyait plus loin que les autres, au-delà des formes et des couleurs.

Le sable crissait sous les pas du couple, et le vent faisait voler les mèches sombres de la cavalière. Quand Miss Sorbo passa près d’eux, Natalie sentit son cœur se serrer. Elle ne put s’empêcher de la regarder longuement, fascinée par cette grâce fragile et sauvage à la fois. Il y avait dans sa posture quelque chose d’indompté, une liberté intérieure que même la cécité n’avait pas su réduire. Natalie observait la manière dont Elisabeth posait sa main sur le flanc du cheval, avec une tendresse consciente, presque religieuse, la façon dont elle inclinait lentement la tête, comme pour écouter le battement du cœur de l’animal. Ce geste, si simple, bouleversa Natalie : il y avait là une forme d’union totale, une confiance aveugle — au sens le plus littéral du mot.

— Bonjour, Natalie, déclara la cavalière d’une voix douce, mais assurée.
La surprise fut telle que Natalie eut un léger recul, comme si l’aveugle venait de lire en elle.
— Bonjour, Elisabeth… Je suis impressionnée. Comment avez-vous deviné ma présence ? demanda-t-elle, troublée.
Un sourire effleura les lèvres d’Elisabeth.
— Mon cheval Hardy n’a pas réagi comme à son habitude, expliqua-t-elle. Et j’ai perçu un bruit de pas, en plus de celui de Nicolas. Sans compter votre parfum au citron… il ne passe pas inaperçu.

Natalie rougit. Il y avait dans cette réponse quelque chose d’à la fois charmant et déstabilisant — une acuité presque surnaturelle. Elle sentit le regard de Nicolas sur elle, amusé et tendre, mais en elle, un élan plus profond se formait, une admiration mêlée d’envie.

— Elle aime sentir ce qui échappe, murmura-t-elle, émue malgré elle, comme si elle parlait d’une vérité qu’elle venait de découvrir.

En observant Elisabeth, Natalie ne put s’empêcher d’imaginer la vie que cette jeune femme aurait pu avoir si elle n’était pas devenue aveugle : les couleurs, les paysages, les visages qu’elle ne verrait plus jamais. Cette pensée lui serra la gorge. Comment acceptait-on une telle perte sans se briser ? Pourtant, devant elle, Elisabeth semblait entière, solide, presque lumineuse dans sa vulnérabilité.

Nicolas, lui, suivait la scène avec un intérêt silencieux. Quelque chose, dans la relation entre Elisabeth et son cheval, dans cette écoute mutuelle, l’intriguait profondément.
— Peut-être qu’elle comprend le monde autrement, dit-il enfin, d’une voix songeuse.
Ses mots restèrent suspendus entre eux, comme une conclusion et une question à la fois.

Elisabeth sourit, un sourire franc, sans détour, celui de ceux qui ne mentent pas — pas parce qu’ils ne veulent pas, mais parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt. Ses yeux, d’un gris clair presque translucide, captaient la lumière comme deux éclats de lune. Ils troublaient ceux qui les regardaient trop longtemps : non pas parce qu’ils faisaient peur, mais parce qu’ils semblaient tout renvoyer, comme un miroir trop pur.

Natalie sentit un frisson la parcourir. Cette femme l’impressionnait, la fascinait, mais l’inquiétait aussi, sans qu’elle sache pourquoi. Il y avait chez Elisabeth une intensité tranquille, une force contenue, presque magnétique.
Nicolas, lui, demeura immobile, le regard fixé sur la cavalière qui s’éloignait lentement au pas de son cheval. Il suivit du regard la silhouette qui se fondait dans la lumière du large, comme une apparition.

Ils restèrent un moment silencieux, le vent soulevant autour d’eux un parfum d’embruns et de mystère. Natalie sentit que cette rencontre venait d’ouvrir quelque chose, une fissure minuscule mais profonde dans la trame de leur bonheur. Elle ne sut pas encore la nommer, mais elle sentit confusément qu’Elisabeth n’était pas simplement une passante sur la plage — elle serait, d’une manière ou d’une autre, le point de bascule.

Les jours suivants, Nicolas et Elisabeth se retrouvèrent aux séances du docteur Kayak. Les entretiens prenaient parfois la tournure de voyages intérieurs. Kayak ne se contentait pas d’écouter : il les observait, les testait, les entraînait, comme un alchimiste mesurant les réactions d’une matière rare. Ces séances, bien plus profondes qu’ils ne le soupçonnaient, visaient à stimuler leurs facultés mentales, à accroître leurs perceptions, tout en préservant la cohérence de leur esprit. Mais cela, ni Nicolas ni Elisabeth n’en avaient conscience.

Nicolas parlait souvent de son entreprise, Midas, de la pression constante, de cette quête de perfection qui le tenait éveillé la nuit. Il avouait sa peur d’échouer, d’être un imposteur dans son propre rêve. Elisabeth, elle, évoquait la solitude, ses cauchemars récurrents, cette impression d’être suivie par une ombre qu’elle ne pouvait nommer. Kayak les écoutait, l’air calme, mais son regard, parfois, s’assombrissait. Il observait Nicolas avec une attention presque douloureuse, comme s’il savait déjà qu’il le mènerait, tôt ou tard, vers un sacrifice nécessaire.

Les séances individuelles, brèves et méthodiques, visaient à renforcer leurs aptitudes : l’art de la persuasion et de la stratégie pour Nicolas, l’aiguisement des sens et l’intuition pour Elisabeth. Kayak parlait peu, mais ses mots s’inscrivaient en eux comme des empreintes indélébiles.

La nuit, dans la villa, Nicolas restait éveillé. Il travaillait devant son écran, seul, les épaules courbées par la fatigue. La lumière bleue dessinait sur son visage des reflets métalliques.
— PRS, exécute la simulation trois, disait-il d’une voix lasse.
— Simulation lancée, Nicolas. Temps estimé : deux heures.
Cette voix synthétique, féminine et douce, il l’avait choisie. Elle ne ressemblait pas à celle de Natalie, mais il y avait en elle quelque chose de rassurant, de maternel — un timbre qui apaisait son chaos intérieur. Parfois, il lui parlait, sans s’en rendre compte, comme à une confidente invisible.
— Pourquoi est-ce que tout devient si compliqué ? demandait-il.
— Parce que tu cherches encore ce que tu n’as pas perdu, répondait la voix.
Il fermait alors les yeux, troublé, partagé entre le vertige et la reconnaissance.

Dans la chambre voisine, Natalie veillait souvent sans bruit. Elle percevait la lumière filtrer sous la porte, le murmure étouffé de sa voix qui conversait avec une autre. Elle ne se sentait pas trahie — pas encore. Mais son cœur se serrait. Elle pressentait un déplacement, un basculement invisible, comme si quelque chose, doucement, lui échappait. Parfois, elle descendait jusqu’au bureau, restait immobile dans l’ombre du couloir, observant Nicolas sans oser entrer.

Le lendemain, tout reprenait son apparence idyllique. Ils déjeunaient sur la terrasse, échangeaient des regards tendres.
— Tu as mal dormi, dit-il en versant le café.
— Un peu, répondit-elle. J’ai rêvé que tu étais loin… très loin.
Il se pencha, effleurant ses lèvres d’un baiser.
— Je suis là, chérie. Toujours là.
Mais dans le regard de Natalie, une lueur d’inquiétude persistait. Elle l’aimait plus que tout, d’un amour presque sacré, mais cet amour, à force de brûler, commençait à consumer l’air autour d’eux. Elle savait, sans comprendre encore comment, qu’une épreuve approchait — lente, inévitable, comme une marée qui monte sans bruit.

Et dans son cœur, l’amour devenait prière. Une prière ardente, tremblante, adressée à ce dieu muet qu’était le destin. Et toute prière, tôt ou tard, attend une réponse.

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