Chapitre 13 — Partir pour ne pas mourir
Ce matin-là, Nicolas s’était allongé seul, sur le divan du cabinet, face au silence attentif de son psychiatre. Ses yeux restaient mi-clos, comme si les mots qu’il s’apprêtait à prononcer lui brûlaient encore la gorge. Une fois de plus, il s’épanchait sur le gouffre qui le rongeait depuis la mort de sa mère et sur l’impossible maîtrise de son hypersensibilité.
— Nicolas, comment te sens-tu aujourd’hui ? demanda doucement Kayak.
— Cela va peut-être vous sembler hypocrite, mais… pas très bien.
— Que veux-tu dire ?
— J’ai tout pour être heureux : Natalie, que je fréquente depuis quelques mois, de l’argent… et vous, ici, au centre Olympus. Pourtant, je n’y arrive pas.
— Tu penses toujours à ta mère, n’est-ce pas ?
— Oui.
Le psychiatre hocha la tête, son agneau était prêt à être sacrifié.
— Tu sais, il existe cinq phases du deuil : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. À mon sens, tu en es à la quatrième. Non ?
— Plutôt, oui.
— Et selon toi, que faudrait-il pour franchir la dernière étape ?
— Que le criminel soit arrêté… jugé. J’imagine.
— Et si cela n’arrivait jamais ?
— Alors… alors je crois que j’en souffrirai jusqu’à ma mort, murmura Nicolas, la voix étranglée.
Il posa sa tête entre ses mains, et une ombre terrible passa sur son visage, encore balafré de cicatrices qui refusaient de disparaître. Ni l’amour de Natalie, ni l’opulence, ni le confort du centre ne pouvaient apaiser cette douleur abyssale.
Kayak, le marionnettiste invisible, décida alors de tendre un fil, de pousser son pantin de chair vers la voie qu’il désirait.
— Nicolas, reprit-il d’un ton grave, tu souffres d’une mélancolie sévère. Ta dépression t’épuise. Si tu ne fais rien, il sera bientôt trop tard.
— Me marier avec Natalie ? tenta Nicolas avec un sourire tremblant.
« Surtout pas », siffla une voix secrète, tapie dans l’ombre de l’aigle qui veillait sur le bureau.
— Le psychiatre et l’ami que je suis, reprit Kayak, redoutent que cela ne crée deux malheureux au lieu d’un. La dépression pourrait détruire ton couple. Quand mon père est mort d’un cancer, je me suis mis à marcher des kilomètres sur une route de campagne. C’est ainsi que j’ai retrouvé le souffle nécessaire pour accepter sa disparition.
— Croyez-vous que cela marcherait pour moi ?
— Le principe, oui. Mais ton hypersensibilité exige davantage. Tu m’as déjà parlé de ton rêve : faire le tour du monde en solitaire, sur ton voilier La Vie en Rose. Eh bien, peut-être est-ce le moment. Tu sembles avoir besoin d’un temps long, d’une épreuve forte pour accepter que le meurtrier de ta mère ne soit jamais arrêté. Et je sais que tu es heureux en mer.
Nicolas ferma les yeux. L’idée s’enfonça en lui comme une étincelle vive. Quelques minutes seulement lui suffirent pour l’embrasser tout entier. Déjà, il évaluait les risques, le temps, les vivres, l’argent. L’aventure lui parut si réelle qu’il y ajouta une promesse : au pôle Nord, il déposerait les cendres de sa mère, elle qui avait tant aimé ces contrées.
— Quatre mois, deux cents kilos de nourriture et d’eau… Voilà ce qu’il me faudra, estima-t-il avec précision.
— Parfait, acquiesça Kayak. Mais sois conscient : pour beaucoup, cette décision semblera incompréhensible, surtout pour Natalie. Explique-lui bien. Et si elle vacille, envoie-la vers moi.
— Bien sûr. Merci pour tout, Pierre. Tu es un véritable ami.
Quand son patient partit, Kayak resta seul dans son bureau. Il fixa longuement la statue d’aigle, sculptée par Élisabeth, trônant au milieu des dossiers. Ses lèvres articulèrent un murmure glacé :
« Alea jacta est… Le sort en est jeté. Il faut que Nicolas parte, pour que Natalie m’appartienne. Je la transformerai en novice, puis en adepte de l’Exercice. Par elle, je percerai les secrets de l’esprit, j’entrerai dans l’histoire comme Freud, comme Rorschach. Penta en fut la preuve interdite. À moi désormais d’aller plus loin, et de la pousser, elle, jusqu’à l’au-delà de l’humain. »
*
Quelques jours plus tard, Nicolas parvint enfin à réunir son courage.
Dans sa villa lumineuse du centre Olympus, il avait convié Natalie à prendre le thé. L’invitation paraissait anodine, presque mondaine, mais pour lui, c’était une épreuve. Son cœur battait comme à la veille d’un jugement, dans ce mélange d’angoisse et d’espoir qu’on ressent avant de se livrer entièrement.
Il avait pris soin de préparer la pièce avec une minutie presque rituelle. Le salon possédait le thème du nautisme, les murs et meubles couverts d’objets en laiton, comme des sextants ou autres compas. Son préféré était un hublot transformé en miroir dans lequel il acceptait de regarder son visage défiguré sans détourner le regard. La lumière du jour filtrait à travers les persiennes blanches, glissant sur les objets qu’il avait choisis comme pour leur confier quelque chose de lui. Sur la table basse en verre, un service à thé d’un éclat discret côtoyait une lanterne tempête en laiton, patinée par le temps. L’ensemble respirait une élégance sobre, mais chaque détail trahissait son trouble intérieur — la volonté de tout maîtriser pour ne rien laisser paraître.
Car sous cette façade calme, une tempête grondait.
Depuis des jours, il rejouait mentalement chaque phrase possible, chaque ton, chaque silence. Devait-il parler directement ? Ou laisser planer ce non-dit qui, à force de tension, finissait par devenir presque plus éloquent que les mots ?
Il voulait paraître détaché, presque léger, mais la simple idée de la revoir faisait vibrer en lui cette corde sensible qu’il n’avait jamais su accorder.
Quand Natalie se présenta, il sursauta. Une bouffée de chaleur dans la poitrine.
Il inspira profondément, essaya de se convaincre qu’il ne s’agissait que d’un thé, rien de plus. Mais au fond, il savait : c’était bien plus. Chaque battement de son cœur lui rappelait que ce rendez-vous serait peut-être une délivrance… ou une condamnation.
— Natalie, dit-il en se raclant la gorge, il faut que je te parle… sérieusement.
— Bien sûr. Que se passe-t-il ?
Il inspira longuement, puis lâcha d’un ton ferme :
— Je veux faire le tour du monde avec La Vie en Rose. Et me rendre au pôle Nord, pour y déposer les cendres de ma mère.
Natalie, assise dans un large canapé de cuir, écarquilla les yeux. Son thé devint amer dans sa bouche.
— Mais bien sûr… et moi, je voudrais quatre bras !
— Je ne plaisante pas, répondit-il en s’asseyant à ses côtés. Pour une fois, je veux accomplir ce qui me tient à cœur.
— Tu as pris cette décision sans me consulter ?
— Dans l’absolu, je n’ai besoin de l’avis de personne. Mais ton approbation me serait précieuse.
— Tu veux dire… que tu partirais seul ?
— Oui. En solitaire. Sans assistance. Sans que quiconque sache où je me trouve.
Natalie éclata d’un rire nerveux, mais il mourut vite dans sa gorge.
— Il n’en est pas question, Nicolas ! Je t’aime, lança-t-elle dans un élan — ces mots-là, elle ne les avait jamais dits. Tu n’as pas le droit d’aller mourir en mer pour un caprice !
— Ce n’est pas un caprice, c’est une quête. L’argent, le pouvoir, tout cela n’a plus de sens. Je veux me sentir vivant.
L’angoisse la saisit. Sa voix se fit suppliante, presque brisée.
— Mais tu pourrais t’offrir n’importe quoi : un avion, une fusée, une piscine de champagne… Pourquoi m’abandonner, moi ? Pourquoi risquer ta vie ?
— Parce que je dois faire face à ce que je ne peux changer. L’assassin de ma mère ne sera peut-être jamais retrouvé. Alors je dois apprendre à l’accepter. Et déposer ses cendres au pôle Nord, là où elle rêvait d’aller.
Un silence lourd s’abattit. Natalie ferma les yeux, comme si elle luttait contre un vertige.
— Ta mère est morte. Tu n’y peux rien. Moi, je suis là. Je représente ton avenir.
— Je sais… mais c’est plus fort que moi.
Elle enchaîna, la voix tremblante :
— Si tu tombes, tu meurs !
— Oui.
— Si tu fais une mauvaise rencontre, pareil !
— Peut-être.
— Et si ton voilier coule ?
— Alors… adios le Nico, sourit-il, pour tenter de la rassurer.
Elle éclata :
— Ce n’est pas drôle ! Tu ne comprends pas ? Moi, j’ai besoin de toi !
— Calme-toi… J’ai tout prévu : eau, nourriture, navigation. Et toi.
Natalie cligna des yeux, interdite.
— Moi ?
— Oui. Pierre a promis de veiller sur toi. Tu pourras rester ici au centre Olympus. Tu ne manqueras de rien.
Mais ces paroles la blessèrent davantage. Elle se sentait soudain déposée comme un meuble. Son esprit, fragile, bouillonnait de colère et de peur. Alors elle lança son ultimatum :
— Je n’accepterai que si tu m’épouses. Et si tu me donnes un enfant.
Nicolas inspira profondément. Il l’aimait, oui, mais il ne pouvait céder à ce piège.
— Natalie, si je fais cela, je ne pourrai plus partir. Et alors la dépression me détruira, et nous avec.
— Alors fiançons-nous. Promets-moi qu’après ton retour, nous nous marierons.
Il plongea ses yeux dans les siens, la serra dans ses bras et murmura :
— C’est une excellente idée.
Natalie sourit un instant. Mais déjà, l’angoisse revenait, sourde, inévitable.
— Quand veux-tu partir ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Dans quelques jours.
— Déjà ?
— Plus vite je pars, plus vite je reviens.
Nicolas saisit la lanterne nautique en laiton qui trônait sur la table basse, à côté du service à thé soigneusement disposé. Le métal, tiédi par la lumière du jour, lui renvoya un éclat doré presque vivant. Il la contempla longuement, comme si ce simple objet pouvait contenir tout ce qu’il n’avait jamais su dire.
Ses doigts caressèrent le verre légèrement brumeux, et il sentit monter en lui une émotion confuse — un mélange d’espoir, de tendresse, et de peur sourde. Cette lanterne n’était pas qu’un ornement : c’était le symbole de ce qu’il ressentait, de ce qu’il n’arrivait pas à formuler autrement.
Il tourna légèrement la tête vers Natalie, hésita, cherchant ses mots. Il voulait parler sans trembler, mais chaque syllabe semblait lourde de sens, comme si elle risquait d’ébranler l’équilibre fragile de la scène.
Son regard se posa à nouveau sur la flamme vacillante, et dans un souffle à peine audible, il dit :
— Tu es la lumière de mon cœur… mon phare, mon ancre.
Les mots s’échappèrent de lui avant qu’il n’ait eu le temps de les retenir. Ils portaient en eux toute la sincérité qu’il avait voulu masquer, toute la fragilité qu’il s’efforçait de dissimuler. Il sentit sa gorge se nouer.
Puis, après un bref silence où l’on aurait pu entendre battre son cœur, il ajouta, d’une voix plus basse, presque implorante :
— Je reviendrai.
Il n’était pas certain de ce qu’il promettait, ni à qui — à elle, à lui-même, ou à ce passé qu’il essayait de sauver. Mais à cet instant précis, tout semblait se condenser dans cette promesse : le désir de ne pas disparaître, de rester visible dans la tempête, de trouver enfin un port où s’arrimer.
— Et crois-tu qu’après, le souvenir de ta mère cessera de te hanter ?
— Oui. J’en suis sûr.
Natalie baissa les yeux vers son thé. Son reflet tremblait dans la surface amère. Un souvenir la frappa : son propre portrait, jadis, dans le puits… et cette pulsion meurtrière qui l’avait presque poussée à tuer ses parents adoptifs. Une seconde, elle s’imagina, elle aussi, étrangler Nicolas pour qu’il ne l’abandonne pas. Mais sa voix se brisa en un soupir.
— Par respect pour ta mère… j’accepte.
Le lendemain, ils se fiancèrent dans un restaurant new-yorkais. Les clients, touchés par la scène, applaudirent doucement quand Nicolas passa la bague au doigt de Natalie. Anna, assise au bar, observait de loin, les yeux fixés sur le diamant, éclatant comme une étoile trop lourde pour une main si fragile.
Le jour du départ, Natalie n’eut pas la force d’aller au port. Elle resta sur le ponton du centre Olympus, immobile, l’âme en suspens. Nicolas, au large, leva les bras et la salua avec ferveur. Puis La Vie en Rose disparut dans l’or rouge du soleil levant. Elle demeura là, jusqu’à la nuit tombante, comme figée, se promettant de ne plus oublier sa lanterne nautique, symbole de leur amour.
Kayak aussi veillait, récitant déjà ses prières secrètes pour hâter la métamorphose de Natalie, de chrysalide en papillon.
Anna, quant à elle, fronça les sourcils, un pressentiment lourd au cœur :
« Et si, par miracle, l’agresseur était arrêté… comment pourrions-nous prévenir Nicolas ? »

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