Chapitre 14 – L’ombre de Pénélope

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Si une qualité devait être reconnue aux parents adoptifs de Natalie, ce serait de l’avoir rendue dure au mal. Les jours et les semaines passèrent sans qu’elle paraisse écrasée par l’absence de nouvelles — ni bonnes, ni mauvaises. Elle refusait de se laisser aller à des scénarios morbides. Pourtant, quand elle tapait sur son ordinateur des itinéraires de circumnavigation passant par le pôle Nord, elle sentait sa gorge se nouer. Trop de routes possibles, trop d’inconnues : renoncer à chercher lui semblait moins dangereux que de s’effondrer. Une chose était certaine : cette attente laisserait des traces.

La maison elle-même devint un piège. Chaque pièce conservait l’empreinte de Nicolas. La tasse de café qu’il utilisait chaque matin restait à portée de main, comme s’il allait surgir pour la réclamer. Sur le dossier d’une chaise, sa marinière pendait, inutile, mais vivante encore de son odeur. Dans la salle de bain, le rasoir électrique trônait toujours près du miroir, branché, prêt. Natalie ne pouvait ni jeter ni ranger ces reliques : c’était leur présence muette qui lui permettait de tenir debout.

Ses nuits se décomposaient en heures comptées. Elle s’endormait parfois au salon, face à l’écran d’ordinateur resté allumé sur une carte maritime. Au réveil, l’écran bleu d’inactivité lui faisait l’effet d’une mer glacée. Alors elle se levait, remettait de l’ordre, lavait une tasse, déplaçait un coussin, comme pour donner l’illusion d’une normalité. Chaque geste devenait une prière sans mot.

L’espoir, pour un prisonnier, tient souvent dans la certitude d’une date de sortie. Trente ans, qu’il soit coupable ou innocent, il sait qu’au bout, la porte s’ouvrira. Natalie n’avait pas ce luxe. Elle ne savait pas si Nicolas reviendrait un jour, ni même s’il respirait encore. À l’abri financièrement, oui, mais privée de l’essentiel : une échéance à attendre.

De là naquirent des habitudes d’abord bénignes : « Mon téléphone est-il bien chargé ? Ai-je vérifié mes mails depuis cinq minutes ? Les journaux parlent-ils de Nicolas ? » Puis ces réflexes devinrent des manies. Pour les contenir, elle inventa des routines absurdes : quatre sucres dans le thé « pour conjurer l’amertume », descendre à la plage à dix heures précises pour « porter chance » au retour de Nicolas, commander le repas livré à midi afin que la maison soit vidée et rangée. Comme si ce cérémonial pouvait conjurer le sort.

Au bout de trois mois — qui lui parurent trois ans —, l’espoir se mit à se fissurer. Un matin, elle trébucha, sa lampe nautique à la main, sur une pierre en allant vers la plage et y vit un signe : le destin la lâchait. L’orgueil avalé, elle appela le docteur Kayak. Avait-il des nouvelles de Nicolas ? Non. Mais, ajouta-t-il, elle serait la première prévenue si cela changeait. Puis, d’un ton compatissant, il lui demanda comment elle allait. Proposa un rendez-vous. À contrecœur, elle accepta.

À dix-sept heures, Natalie au cabinet. Les couloirs sentaient le bois ciré et l’antiseptique discret. Dans le bureau feutré, Kayak l’attendait. Elle portait une marinière de Nicolas, encore imprégnée de son odeur — un vêtement qu’elle avait arraché de justesse aux mains trop zélées d’une femme de ménage.

Lui, derrière son bureau aux dossiers empilés, nota chaque détail : les joues creuses, les mains tremblantes, les yeux qui n’osaient pas se poser. Natalie, autrefois fière et droite, n’était plus qu’une ombre vacillante.

— Natalie… mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? fit-il, voix douce, ton d’assistant de la Croix-Rouge.

— Ça va. Pas le choix… Nicolas va revenir. Et quand il sera là, tout s’arrangera.

Kayak l’invita à s’asseoir.

— J’en suis sûr, moi aussi. Mais si vous finissez à l’hôpital, il ne vous reconnaîtra peut-être pas. Vous devez tenir bon.

Elle voulut protester. Mais ses épaules cédèrent. Elle s’effondra dans ses bras, secouée de sanglots longtemps retenus. Trois mois à se forcer à ne pas imaginer Nicolas noyé, ivre à Rio, ou égorgé sur un quai… tout jaillit. Kayak ne dit rien. Il savait : elle était mûre.

Quand elle se calma, elle reprit, la voix encore brisée :

— Je sais que je ne suis qu’une pièce rapportée au centre Olympus. Mais quelle épouse serais-je si je venais pleurer dès le premier jour ?

— Vous seriez une femme qui a besoin d’aide, répondit Kayak, avec un sourire maîtrisé. Et je vais vous en donner. Demain, neuf heures. En consultation. Aussi longtemps qu’il le faudra.

Natalie hocha la tête. Puis, comme saisie d’une urgence :

— Mais ce que je veux vraiment… ce sont des nouvelles de Nicolas. Dites-moi que vous pouvez l’aider.

Kayak fit mine d’hésiter. Il leva les yeux au plafond, tapota son stylo contre ses lèvres.

— J’ai… une procuration sur ses comptes et donc un accès à sa fortune. Si nous le faisions chercher discrètement par des professionnels, nous pourrions le localiser.

— Sans qu’il le sache ?

— Évidemment, j’en prends la responsabilité, vu votre état. Le retrouver serait comme un jeu de piste.

— Une enquête… presque policière ?

— Exactement. Mais attention : si la presse l’apprenait, ce serait la fin. Les rumeurs, la police, les politiciens flairant l’héritage de Midas, si Nicolas était déclaré disparu en mer… Vous voyez le danger.

Natalie sentit son âme se détacher, flotter au plafond. Ce n’était pas le scandale qui l’avait mis dans cet état, mais pour la première fois, quelqu’un évoquait la possibilité que Nicolas soit mort. Mais elle se reprit, durcit son visage.

— D’accord. Faites ce qu’il faut. Mais que ce soit notre secret.

Kayak se pencha vers elle.

— Entendu. Mais en attendant, pensez à vous. Au cinéma, au musée…

— Et s’il revenait pendant mon absence ?

Un sourire, presque paternel, ourla ses lèvres.

— Vous me rappelez Pénélope, la femme d’Ulysse. Elle a attendu vingt ans son mari.

— C’est presque mon âge, répondit-elle.

— Et pourtant, ce voyageur est revenu, avec une mission accomplie et des histoires à raconter... Comme Nicolas quand il sera là.

Il se leva, sortit deux livres reliés, couverts de cuir sombre.

— Voici l’Iliade et l’Odyssée. Lisez. Nous en parlerons ensemble. Cela vous fera du bien.

Natalie accepta, émue, et ajouta une requête :

— Je vous demande une chose : qu’Anna ne soit pas impliquée. Je sais… ce qu’ils ont été. Je ne veux pas qu’elle le revoie avant moi.

Kayak plissa les yeux, comme pris en défaut. Mais sa voix reprit, fluide :

— Anna a peur du centre Olympus. Elle ne remettra jamais les pieds ici, pas même pour voir sa sœur aveugle. Elle rôde parfois autour, oui… mais c’est un réflexe. Elle se croit chevalier blanc. C’est pathologique.

Natalie, lasse, hocha la tête.

— Je vois.

Elle se leva, serra les deux livres contre elle.

— Merci, docteur.

— Demain, neuf heures, répéta-t-il.

Le psychiatre regarda longuement l’aigle posé sur son bureau. Tout ne s’était pas passé comme prévu, par exemple le temps avant que Natalie fasse appelle à ses services s’avéra beaucoup plus long que prévu. Kayak haussa les épaules en souriant, car même si Nicolas revenait aujourd’hui, il pourrait demain l’envoyer faire une retraite méditative en inde ou dans le pire des cas, lui offrir le même destin que sa mère et ainsi continuer à extraire la moelle mystique de Natalie.

Dehors, la nuit tombait. Natalie rentra chez elle sans voir qu’Anna, à l’extérieur de la propriété l’observait, lunettes de vision nocturne vissées sur le nez. Elle nota la rencontre tardive et le fait que la fiancée portait des livres, mais ne s’y attarda pas.

Elle avait déjà songé à poser un micro dans le bureau de Kayak, mais y avait renoncé : trop risqué. Si elle était découverte, Kayak la détruirait aux yeux de Nicolas. La jeune femme était convaincue que le centre Olympus était protégé par une force obscure. Cependant, un élément extérieur n’allait pas tarder à la rendre obsolète.

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