Chapitre 15 – Le ver dans le fruit

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En quelques séances, Natalie estima avoir trouvé en Kayak le psychiatre dont elle avait besoin, doublé du père affectueux qu’elle n’avait jamais eu. Elle se sentait enveloppée par son attention, comme un enfant fragile qui trouve enfin un refuge. En réalité, Kayak, méthodique et calculateur, avait mis au point pour ce nouveau cobaye un programme sur mesure. Se basant sur l’exercice circulaire de Penta — puisque tous deux partageaient la blessure d’une dépersonnalisation rampante —, le marionnettiste jugeait tenir là une matière noble, mais brute, prête à être façonnée en son œuvre la plus aboutie.

Les consultations, quotidiennes, se découpaient toujours en trois temps.

Le premier, bref, mais rassurant, consistait en un rapport fictif sur Nicolas. Kayak inventait, modulait, distillait. On avait aperçu un cargo en mer de Chine, ou bien un phare de Terre de Feu avait signalé un voilier solitaire. Rien de concret, jamais. Seulement des bribes, des ombres d’indices, nourries d’incertitudes. Kayak justifiait ce flou d’un ton paternel : la distance, les barrières de langue, les complications administratives… tout cela rendait la recherche ardue. Mais, répétait-il, « tout va bien ». Natalie, suspendue à ses lèvres, absorbait chaque détail comme une promesse.

La seconde partie était la plus dense, la plus vitale. On y affrontait l’absence de Nicolas. Kayak guidait Natalie dans la visualisation, son outil le plus efficace. Elle fermait les yeux, respirait, se projetait : la main de Nicolas dans la sienne, son regard tendre, leur futur ensemble. Cette méthode apaisait ses tempêtes intérieures, réduisait ses crises d’angoisse. Mais Kayak, en stratège, assaisonnait ces exercices d’infimes doses de mythes grecs, glissant leurs symboles comme un poison sucré.

Il évoquait Œdipe, par exemple, et la manière dont Freud en avait fait un pilier de son interprétation des rêves. Kayak expliquait, limpide, qu’un complexe d’Œdipe non résolu pouvait engendrer une culpabilité persistante, des blocages amoureux, des fixations infantiles. Natalie, fascinée, y reconnaissait Nicolas et ses blessures intimes. Elle avait l’impression de comprendre son fiancé à travers ces prismes antiques, et cela occupait son esprit, éloignant un temps ses angoisses.

La troisième partie, en apparence anodine, n’était qu’un jeu de l’esprit : un duel intellectuel entre mythes et psychiatrie. En réalité, c’était un terrain d’affrontement où Kayak testait sa disciple, jaugeait son évolution. Jour après jour, Natalie s’y prit au jeu. Animée d’un désir de rivaliser avec ce « père spirituel », elle engloutissait les ouvrages les plus austères sur les panthéons grecs et les traités psychiatriques les plus hermétiques.

Mais un jour, l’exercice circulaire la happa en pleine consultation.

— D’après vous, docteur, Pénélope doutait-elle qu’Ulysse revienne ? demanda-t-elle d’une voix vibrante.
— Sûrement, répondit Kayak.
— Pourtant, elle n’a jamais failli. Même quand les prétendants juraient qu’il était mort et que l’un d’eux devait prendre sa place.
— En effet. Elle imagina une ruse : tisser un linceul pour Laërte, son beau-père. Mais chaque nuit, elle défaisait ce qu’elle avait construit le jour.
— Cela ne vous rappelle rien, monsieur Kayak ?
— Non, je n’en vois pas.
— C’est Sisyphe, son rocher. Même combat. Même fardeau inutile. Jour et nuit.

Kayak, surpris, se redressa.
— Que Pénélope se soit inspirée de Sisyphe pour gagner du temps, voilà une déduction brillante !
— Merci, docteur. Mais ce n’était pas difficile…
— Pourquoi cela ?
— Parce que je l’ai vue. Pénélope. Pendant une de mes absences. Je l’ai observée coudre le jour et défaire la nuit. Sans fin, sans but. Comme Sisyphe poussant son rocher. Et mes visions m’épuisent, elles me consument.

Kayak sentit un frisson lui traverser la poitrine.
— Je comprends. Voulez-vous faire une pause ?
— Non. Ce n’est pas quand je parle que c’est dangereux. C’est quand je me tais. Mes absences me projettent ailleurs. Je vois Pénélope attendre Ulysse au bord de la mer, seule dans la nuit.
— Et le reste du temps ? insista le praticien.
— Je l’imagine livrée à une orgie bestiale avec les prétendants. Elle jouit, puis les égorge un à un, les noie dans leur propre sang. Ils ne sont rien pour elle, juste des morceaux de chair qu’on jette aux chiens.

« Tu es allé trop vite et tu vas le payer », railla l’aigle dans le foie de Kayak. Il comprit que le cobaye brûlait trop vite : flamme d’observation et d’imagination consumée par les deux bouts. Gaspillage insupportable.

— Je vois, souffla-t-il en se pinçant les lèvres, feignant la compréhension. Ce que vous dites ne me surprend pas. C’est naturel : vous transposez votre frustration de Nicolas sur Pénélope et sur ces hommes. Vous vous identifiez à elle, inquiète du retour de l’être aimé et de l’abus potentiel des autres. Rien d’anormal.
— Ce n’est pas tout. Il y a plus terrible encore.

Kayak sentit son aigle intérieur s’apaiser : Nous y voilà. Si son génie surgit, je serai sauvé.

— Pour moi, reprit Natalie, toute la mythologie repose sur un canevas invisible, comme celui du linceul de Pénélope. Une trame morale qui sert à différencier le bien et le mal.
— Les mythes ont été créés pour ça, concéda Kayak. Mais où veux-tu en venir ?
— Je crois qu’ils n’ont pas été inventés par des rois conquérants ni des prêtres hypocrites, mais par des Pénélope. Des femmes qui attendaient leurs maris partis en mer ou à la guerre. Elles scrutaient l’horizon, et pour survivre à l’absence, elles inventaient des histoires de sirènes et de cyclopes.

Kayak blêmit. L’élève surpassait le maître. Une jalousie sourde lui noua l’estomac, étranglant par la même occasion son aigle vengeur. Une fois de plus, le conseil de Penta l’obligea à ne pas tomber dans l’exercice circulaire, même si son orgueil blessé le lui intimait. Alors il détourna la discussion.

— Parlez-moi de vos problèmes liés à la thérapie.
— L’absence de Nicolas me déchire. Au début, vos exercices m’ont aidée. Mais maintenant, mon esprit est un puzzle sans fin. Quand j’arrive à assembler les pièces, je respire… mais seulement pour un temps. Sinon, je les refoule. Je les enferme. Mais elles bouillonnent, grossissent, deviennent monstres. Je suis envahie de pulsions sexuelles, de pulsions meurtrières. Parfois… je me vois jeter Nicolas dans une rivière de lave, juste pour faire taire l’attente. Suis-je folle ?

Kayak hésita, la gorge sèche.
— Non. Votre cas n’est pas banal, mais il n’est pas insensé. Peut-être ai-je commis une erreur en vous reliant à Pénélope. À partir d’aujourd’hui, plus de mythes. Seulement la visualisation. D’accord ?
Natalie fixa l’aigle sculpté posé sur le bureau. Elle se souvint que Pénélope avait rêvé que cet animal brisait la nuque à ses oies avant d’annoncer le retour d’Ulysse. Sa voix s’alourdit.
— J’ai peur que le ver soit déjà dans le fruit.
— Alors je l’en arracherai. Foi de Kayak !

Le reste de la séance s’acheva dans le calme factice de la visualisation. Natalie se voyait sur le « Vie en rose », main dans la main avec Nicolas, ou lovée contre lui. Ces instants la berçaient… mais dès l’après-midi, l’angoisse reprit. Ses pensées, de nouveau, tissèrent et déchirèrent, comme Pénélope elle-même.

Ce soir-là, la lune dominait le ciel, pleine, blafarde. Natalie marchait seule sur la plage du centre Olympus, guidée par sa lanterne nautique. Elle fixa le caillou qui l’avait conduite chez Kayak et qui dépassait du sol, il ressemblait à un iceberg, attendant de rencontrer son Titanic. Natalie ne pouvait en vouloir à ce morceaux de granit. Elle leva les yeux : mer, ciel, infini. Pénélope la hantait. Comment as-tu tenu vingt ans ainsi ?

Et soudain, au large, elle crut voir la « Vie en rose », éclairé par la lune. Nicolas, silhouette debout, l’attendait. Son cœur s’emballa. Elle avança, pieds nus dans l’eau glaciale. Chaque pas l’enfonçait un peu plus dans la mer, mais elle n’y prêtait pas attention. Hypnotisée, happée par l’illusion.

L’eau montait, l’encerclait, l’étouffait. Chaque vague semblait lui voler un fragment de souffle, jusqu’à ce que sa respiration se bloque, suspendue dans un instant d’angoisse pure. Et pourtant, elle avançait encore. Il y avait en elle une force obscure, un désir plus puissant que l’instinct de survie, quelque chose qui dépassait la peur animale de mourir. Elle ne se l’expliquait pas vraiment ; elle ne faisait que répondre à un appel intérieur plus fort que tout, comme une bête qui se jette dans le feu pour comprendre ce qu’il cache.

Dans son esprit, l’image se formait : le ver déjà tapi dans le fruit. Elle sentait qu’il allait se transformer en chrysalide, et que, s’il voulait devenir papillon, le passage ne se ferait pas sans risque ni douleur. Cette métamorphose était inévitable, mais elle la pressentait à la fois comme une promesse et comme une menace. Elle marchait au bord d’une limite, sans retour possible.

À ce stade, elle n’avait plus conscience ni de ses larmes, ni de ses vêtements trempés qui collaient à sa peau. Tout cela n’était plus qu’un lointain décor, effacé par l’urgence du moment. Elle avançait, toujours plus loin, jusqu’à ne plus respirer du tout, comme si chaque pas l’amenait plus profondément en elle-même, dans une zone où la vie et la mort se confondaient.

Pendant quelques secondes, une réminiscence insoupçonnée surgit, comme un fil tendu entre son passé et son présent : le souvenir enfoui du liquide amniotique saturé de narcotiques dans lequel sa mère l’avait fait grandir. Une sensation diffuse d’apesanteur et d’étourdissement, d’avant la naissance, la traversa. C’était comme si son corps retrouvait ce bain originel, et qu’une part d’elle-même acceptait de se dissoudre pour renaître.

Puis, au moment précis où sa conscience vacillait, où elle sentait la frontière s’effacer, une dernière vision se déploya en elle. Ce n’était plus seulement un reflet : c’était une forme, nette et gigantesque, celle d’une barque tracée par la lune sur la mer noire. Elle sut aussitôt que ce n’était pas un mirage agréable, ni la « vie en rose » projetée par son esprit. Non. C’était un signe. Un symbole qui l’appelait.

Cette barque, elle le comprit d’un seul coup, n’était pas n’importe laquelle : elle évoquait un passeur. Celui des mythes grecs. Charon. Et dans cette révélation, quelque chose s’éclaira brutalement en elle : la vie après la mort n’était pas qu’une idée abstraite, mais un passage, une traversée. Ce reflet n’était pas seulement une image, mais un enseignement crypté, qui lui fit comprendre en un éclair bien des choses qu’elle n’avait jamais osé formuler sur l’au-delà.

Sous l’eau, Natalie eut encore la force de deviner la lune une dernière fois, puis tendit la main, comme on le fait pour essayer de traverser un miroir… juste avant de perdre conscience.

Deux yeux émeraude assistaient à la scène. Anna. Figée. Déchirée. Dois-je la laisser se noyer ? songea-t-elle. La jalousie murmurait : « Laisse-la. Nicolas sera libre. Il sera à toi. » Elle imagina son sourire en apprenant la mort de sa fiancée. Un sourire pour elle. Le vertige la grisa… puis la terrifia.

Telle une possédée, elle courut à sa moto, ouvrit le portail avec la télécommande qu’elle avait précieusement gardée, et fonça vers la plage. Klaxon rageur, pneus crissant. Thomas Loreto, le gardien, réveillé, alerta, se précipita. Mais déjà Anna se jetait dans l’eau, fendant les vagues, ses bras cherchant un corps inerte. Elle saisit Natalie, tira de toutes ses forces, haletante, jusqu’au sable.

Les gestes revinrent, précis, implacables, comme dictés par une mémoire corporelle qu’aucune panique ne pouvait altérer : compression, bouche-à-bouche, encore et encore. Ses lèvres effleurant celles de Natalie avaient le goût amer du sel et de la mort imminente. Chaque insufflation lui donnait l’impression de lutter contre une marée intérieure qui refusait obstinément de céder.

Le gardien accourut, ses pas résonnant sur la pierre mouillée, mais pour Anna, il n’existait plus rien. Le monde s’était réduit à ce visage inanimé, à cette poitrine qui refusait de se soulever, à cette frontière ténue entre le néant et le retour. Elle sentait son propre cœur battre si fort qu’il cognait contre ses tempes, son souffle se mêlant à celui qu’elle tentait d’imposer à Natalie.

Mais cette fois, la mécanique sacrée fonctionna. Un sursaut. Un spasme. Puis, enfin, Natalie expulsa un jet d’eau salée, ses poumons secoués d’une toux douloureuse, déchirante. Le son résonna dans l’air comme une délivrance.

Anna ferma brièvement les yeux, ses doigts encore crispés sur les épaules tremblantes de la jeune femme. Elle avait vaincu. Non seulement l’eau, non seulement la mort, mais aussi ce démon intime qui, depuis son arrivée à Olympus, la hantait. La peur paralysante venait de céder, remplacée par une certitude dure, presque glacée : elle pouvait encore sauver.

Elle se redressa lentement, les traits tirés, la mâchoire tendue. Dans ses yeux brillait à la fois la terreur résiduelle et une fierté muette — une cicatrice invisible, mais victorieuse.

Kayak arriva, blême, haletant. On ramena Natalie dans sa villa, la sécha, puis la coucha. On décida de veiller à tour de rôle. Cependant, le gardien, honteux de n’avoir ni repéré Natalie se noyer et incapable de la ramener sur la plage ou la ranimer insista pour la veiller.

Pendant ce temps, Anna alla sécher sa sœur et lui prêter des habits, sous la surveillance de kayak qui ne la quittait pas des yeux.

À l’aube, Anna voulut relever le cerbère défaillant. Cependant, ce fut l’instant où Natalie ouvrit enfin les yeux. Se sentant inutile, Loreto sortit de la villa et se remit en poste à l’entrée du centre Olympus.

Dans le salon, quatre tasses de thé fumantes. Quatre visages épuisés, tendus, ceux de Kayak, Anna, Natalie et Elisabeth. Le silence pesait comme une dette. L’heure n’était pas encore aux additions salés, mais au rapprochement… en tout cas en apparence.

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