Chapitre 16 – L’aigle et la prêtresse
La villa de Natalie, dressée comme un vaisseau de verre et d’acier au bord de la mer, respirait la froideur géométrique d’un monde conçu par des architectes plus soucieux de perfection que de chaleur. Les parois transparentes laissaient entrer la lumière de l’après-midi, mais au lieu de réconfort, elle découpait les visages en arêtes tranchantes. Les sols de marbre reflétaient leurs pas comme pour leur rappeler, à chacun, qu’ils évoluaient dans une cage élégante, clinique, presque inhumaine.
Natalie, assise dans un fauteuil de cuir blanc, se tenait droite, fragile dans l’immensité trop lisse de la pièce. Elle porta sa tasse à ses lèvres, les doigts encore tremblants du souvenir de l’eau qui l’avait engloutie. Sa voix, malgré tout, s’éleva :
— Merci, annonça-t-elle à sa sauveuse.
Anna, silhouette noire aux lignes impeccables, se tenait près de la baie vitrée, immobile comme une sentinelle cybernétique. Ses yeux, d’un noir sans reflets, n’abandonnaient jamais la vigilance.
— Je suis censée vous protéger, dit-elle d’un ton neutre, presque mécanique. Vous êtes la fiancée de Nicolas.
Le mot résonna dans l’espace vitré, comme une sentence qu’aucun écho ne voulait dissoudre.
Elisabeth, adossée au long comptoir métallique, croisa les bras. Elle esquissa un sourire ambigu, une ironie à peine contenue.
— Fiancée, répéta-t-elle à mi-voix, comme pour tester la solidité de ce terme, ou la fragilité qu’il cachait.
Kayak, assis dans l’ombre d’un canapé immaculé, laissa échapper un souffle à la limite du rire. Ses yeux glissèrent vers Anna, s’attardant sur la crispation de ses mains autour de la porcelaine.
— Je suis content que tu es surpassé ton angoisse de revenir au centre Olympus, soupira Kayak, ses lunettes reflétant un éclat presque chirurgical.
La jeune femme austère plissa les yeux, comme si cette remarque avait le goût amer d’une hypocrisie diagnostiquée. Derrière ses prunelles rondes, l’aigle tapi en Kayak ricanait : « Toi, la sentinelle, tu crois défendre, mais tu ne fais que me servir, sans même t’en rendre compte. »
— Il faut croire que tout vient à point à qui sait attendre, répondit la cerbère.
— Par contre, tu t’es introduite dans la propriété sans autorisation ! insista-t-il, d’une voix qui avait la froideur d’un scalpel.
— J’ignorais que je n’y étais plus la bienvenue.
— Mais ce n’est pas le cas, rectifia Elisabeth avec un large sourire.
Sa cécité semblait la délivrer des faux-semblants, et en quelques secondes, sa clarté fit baisser la tension ambiante.
— N’est-ce pas, docteur ?
— Bien sûr, admit Kayak, contraint par cette lumière qui lui faisait mal aux yeux.
L’aveugle incarnait la grâce d’un témoin incorruptible, et Kayak le savait : elle perçait ses angles morts.
— Rassurez-vous, reprit Anna, je ne compte pas revenir. J’ai aidé les personnes en détresse, et j’ai salué ma sœur. Rien de plus.
Elisabeth, malgré son handicap, saisit sans difficulté la main posée sur la table. Ses doigts glissèrent avec une précision qui n’appartenait pas à la vue.
— Tu crois que je t’en veux toujours pour « l’accident » de somnambulisme ?
— Devrais-je ?
— Absolument pas. L’eau a coulé sous les ponts.
— Et pour ta cécité ?
La jeune aveugle leva ses yeux couleur lune, et leur éclat opalin fit frissonner toute la pièce. Elle inspira profondément, comme si elle respirait à travers le ciel lui-même.
— Ça aussi, je te l’ai pardonné.
Anna aurait voulu la prendre dans ses bras, mais la présence clinique de Kayak, silhouette de juge et bourreau, la retint.
— Avez-vous des nouvelles de Nicolas ? osa Natalie, la voix fragile.
— Non, répondit Anna, mais cela ne m’étonne guère.
Son ton avait la fermeté d’un capitaine observant les courants.
— Il est parti à contre-sens des tours du monde habituels.
— Je ne comprends pas, balbutia la maîtresse des lieux.
— Il s’est éloigné par l’est, pour traverser l’Atlantique. Un choix contre-intuitif. Pour un voilier, il eût été plus judicieux de descendre au sud, longer l’Amérique, puis contourner le pôle. Il peut bien sûr remonter vers l’Arctique, mais là… il faut aimer les balades en barque.
— Savez-vous où il pourrait se trouver ?
— Bien sûr que non. Mais j’ai réfléchi au problème, répondit Anna.
Kayak s’immobilisa. Réfléchi. Voilà un mot dangereux : il indiquait une autonomie de pensée qu’il n’avait pas prescrite.
— Comment ça ! lança-t-il.
— Son voilier file au maximum à vingt kilomètres par heure. La Terre est recouverte de 72 % d’eau. Le chercher sans indice serait une perte de temps. Et Nicolas ne fait un une course. Il peut contempler les dauphins, ou méditer sur un coucher de soleil en pensant à sa mère.
Ces propos frappèrent Kayak comme une lame. En Anna, il voyait désormais sa Némésis : la lucidité clinique contre son empire de manipulations. Natalie et Élisabeth buvaient ses paroles comme un antidote. Il ne pouvait la laisser gagner.
Il se pencha légèrement, le ton bas, presque confidentiel, comme s’il lui confiait un secret :
— Anna, tu me rappelles ces patientes qui s’acharnent à décrire leur détachement… et qui, dans l’ombre, brûlent encore d’un désir inavoué.
Elle fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas.
Kayak esquissa un sourire qui se voulait bienveillant, mais ses yeux lançaient des éclairs d’acier.
— Oh, tu comprends très bien. Dis-moi seulement… quand tu parles de Nicolas avec cette ferveur, est-ce un souvenir qui te hante ou une passion que tu caches ?
Un silence s’installa. Il l’allongea volontairement, savourant la gêne qu’il distillait.
— Tu es toujours amoureuse, n’est-ce pas ? reprit-il, sa voix feutrée, mais chaque syllabe acérée. Et pourtant, tu refuses de l’admettre. C’est une contradiction intéressante… une faille.
Anna inspira profondément.
— Je ne vois pas le rapport.
Kayak leva un doigt, comme un professeur devant un élève récalcitrant.
— Justement. Tu ne nies pas. Et dans ma discipline, le silence équivaut souvent à un aveu.
Élisabeth détourna les yeux, Natalie crispait ses mains sur sa tasse. Kayak, lui, demeurait immobile, sûr de son ascendant, attendant que l’étau de ses insinuations se referme.
— J’essaye de voir les problèmes en face, dit-elle enfin. Vous, vous expérimentez jusqu’à détruire l’esprit.
— Je suis psychiatre et j’aide les gens… Et puis le centre Olympus demande beaucoup de travail. Elisabeth, est-ce qu’il te manque quoi que ce soit ?
— Non, répondit la jeune aveugle.
— Anna, tu nous a quitté de ton plein gré et Nicolas a continué à te financer, malgré l’enfant que tu as voulu lui mettre sur le dos. Il est parti pour un voyage autour du monde et il est possible qu’il rencontre des difficultés, mais nous devons lui faire confiance. Il va revenir !
— Peut-être, mais il a pu lui arriver n’importe quoi.
— Par exemple, une avarie, c’est ce que tu veux dire, insista Kayak.
— Peut-être.
— Être attaqué.
— Ce n’est pas impossible.
— La Vie en rose broyée par la tempête. Tu préfèrerais qu’il soit mort ?
C’en fut trop pour Natalie qui se mit les mains sur les oreilles, ce qui n’échappa pas à Elisabeth, malgré sa cécité.
— Ça suffit ! hurla l’aveugle en abattant son poing sur la table. La tasse éclata dans un fracas sec, projetant du thé brûlant. Vous devriez avoir honte de vous déchirer ainsi !
Le choc gela la pièce. Personne n’osa respirer. Elisabeth se leva, tâtonna jusqu’à la cuisine, saisit un torchon et, d’un geste méthodique, épongea le liquide avant de ramasser les éclats tranchants. Chaque morceau brisé tintait comme un reproche. Elle agitait ses mains avec l’aisance d’une maîtresse de maison, comme si cette villa était la sienne, alors qu’elle n’y avait pas mis les pieds depuis des années.
À la table, Kayak et Anna s’affrontaient du regard. Plus un échange, mais un duel. Leurs pupilles étaient deux canons braqués, prêts à tirer.
L’expérience glaciale du psychiatre, sa rhétorique de scalpel, lui avait pour l’instant permis de renverser la garde du corps, de la piéger dans les rets de sa logique. Mais Anna n’était pas femme à céder. L’avantage, il le savait, ne tiendrait qu’un souffle.
Quand Elisabeth se rassit, le silence s’étira, dense comme une prière interrompue. Puis la conversation reprit, mais sous un ton plus diplomatique, comme si chacun marchait désormais sur un fil tendu au-dessus d’un abîme.
— Nous avons tous passé une nuit difficile, et nos paroles ont pu dépasser notre pensée, dit Kayak. Sa voix sonnait comme une ordonnance clinique. Les trois jeunes femmes hochèrent la tête, dociles. Ce que tu dois comprendre, Anna, c’est que nous nous inquiétons tous pour Nicolas et que nous tentons de le localiser.
— Ça, c’est vrai, confirma Natalie.
Le regard d’Anna se fixa sur la fiancée. Elle scrutait son visage comme on palpe une plaie, à la recherche d’un mensonge. Mais elle n’en vit pas : la vérité brillait, nue.
— Nicolas est l’un des hommes les plus riches et puissants du monde, poursuivit-elle. Pourquoi ne pas avoir signalé sa disparition ?
Kayak inspira profondément, comme s’il devait avaler un poison avant de répondre.
— Nicolas nous arrose de ses millions, tel un fleuve souterrain. Il subventionne nos vies, le centre Olympus, ton salaire de garde du corps, Anna. Si nous signalons sa disparition, un juge corrompu le déclarera mort en quelques jours. Alors Midas s’effondrera en bourse, et l’œuvre de sa vie sera vendue aux vautours. Quand il reviendra — car il reviendra peut-être, imprévisible, cassé, mais vivant — que dira-t-il en découvrant que nous avons détruit son empire ?
Anna serra les poings, refusant de céder.
— Mais au moins on l’aura cherché ! protesta-t-elle, la voix vibrante.
Kayak inclina la tête, presque paternel.
— Cherché… ou exposé à une traque qui l’aurait achevé ? Tu crois le sauver, mais peut-être que ton acharnement serait ce qui l’achèverait. Cet homme n’est pas un fugitif banal, Anna. C’est un esprit fragmenté, un revenant prisonnier de sa propre chair. Le retrouver, c’est aussi réveiller ses fantômes.
Anna blêmit, mais répliqua, mordant ses mots :
— Mieux vaut affronter ses fantômes que de les laisser le dévorer dans l’ombre.
Kayak la regarda longuement, avec une ironie glaciale.
— Voilà bien ton erreur… Tu crois combattre ses démons. Mais si, au fond, Nicolas s’est éloigné pour se protéger de nous ? Si son retour n’était pas une délivrance, mais une condamnation ?
Il marqua une pause, savamment calculée, puis ajouta :
— Et toi, Anna… es-tu sûre de le chercher pour lui… ou pour toi ?
L’argument se planta dans l’esprit de la garde du corps comme une aiguille dans la chair. Le centre Olympus n’était pas un simple lieu : c’était un sanctuaire. Anna baissa légèrement les yeux, fléchie.
— Ok… je veux bien vous accorder le bénéfice du doute et je ne signalerai pas sa disparition à la police.
— Cette conversation est donc close, trancha Kayak en se levant.
— Pas du tout, rétorqua Anna.
Un silence tendu s’abattit. La lumière crue du lustre hi-tech faisait luire son regard clair, dur comme une lame. Elle se redressa lentement, refusant d’être écrasée par l’autorité du psychiatre.
— Vous croyez m’avoir neutralisée, reprit-elle. Mais vous vous trompez. Si je suis revenu sur ma promesse de ne plus revenir au centre Olympus, c’est parce qu’une force que je ne m’explique pas m’y a obligée. Cependant, puisque j’ai vaincu ce poison, je peux désormais penser clairement.
Kayak plissa les yeux, intrigué.
— Quel est ton but, alors ?
Anna esquissa un sourire froid.
— Vous gardez Nicolas comme une ombre portée, une absence utile. Moi, je veux le ramener, intact. J’ai un plan. Mais il ne se bâtira pas sur vos mensonges ni sur vos demi-vérités.
Kayak s’approcha, sa haute silhouette projetant une ombre qui la recouvrit presque.
— Tu bluffes.
— Croyez ce que vous voulez, coupa Anna, mais je ne vous demande que cinq minutes.
— Parlez, quel est votre plan pour localiser Nicolas ? pressa Natalie.
Face au regard absolue de la fiancée, le psychiatre comprit aussitôt qu’il était inutile d’émettre la moindre objection.
Anna planta son regard dans le sien, sans ciller. Derrière elle, Natalie et Élisabeth échangèrent un frisson : on aurait dit que, pour la première fois, quelqu’un tenait réellement tête au maître des lieux.

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